Le vrombissement des cylindres retentit à peine que quatre silhouettes émergent de derrière un aplomb rocheux et nous rejoignent. Trois poussent des motos lourdement armées, couleur fauve, avec des rayures blanches et marron. Le surnom de ce trio infernal, trompe-la-mort et joueur avait été facile à trouver : les Chipmunks. En tête : Al, la quarantaine, son physique de magazine, son sourire provocateur, toujours prêt à cogner mais bon enfant quand même. À sa droite, son conseiller pour le meilleur et pour le pire : Théo et ses lunettes en cul de bouteille, trente-trois ans passés, râblé, expert en combat au corps à corps et redoutable dès qu’il s’agit de connecter des neurones. Plus en retrait, dans leur ombre, Si, bonne cinquantaine, l’homme de confiance, dégingandé, roublard à ses heures perdues, incapable de cacher son cœur tendre derrière son air bourru.
La quatrième silhouette n’a pas de moto, elle avance en sautillant d’un pied sur l’autre, un énorme et stupide sourire aux lèvres. Dix-sept ans, à peine du duvet sur les joues et le meilleur tireur du village. Surnom évident : Shoot. L’œil du faucon. La précision ultime. Et le potentiel d’énerver n’importe qui en moins de cinq minutes, y compris ses coéquipiers. Fort simplement : dès qu’il l’ouvre, j’ai envie de lui mettre des baffes. Du coup, il l’ouvre très peu. Avec moi en tout cas.
Les motards débrayent puis enclenchent la première. Al est devant, normal, Théo et Si sur nos flancs. Shoot bondit lestement sur la plateforme de ma voiture et fait mine de s’échauffer les poignets. Juste au moment où Alice allait le sermonner, il enfile son casque de visée et saisit fermement les commandes des mitrailleuses.
— Set-up verrouillé, indique-t-il. Test micro, Bee-3.
— Test micro, je répète en mettant mes écouteurs, Bee-1.
— Test micro, Bee-2, suit Alice.
Les Chipmunks valident aussi la connexion. Nous sommes prêts. À cet instant précis, j’ai l’impression que nos esprits se synchronisent, que nous formons un tout. Nos moteurs ronronnent de concert, nos respirations se mêlent dans les casques… Nous n’avons plus besoin de mots pour nous comprendre. Encore moins besoin de discours ou de baratin d’encouragement avant le départ. L’objectif a déjà été annoncé : atteindre le Rouille dans la journée, et même avant dix-sept heures sous peine de finir en barbecue pour les chacals du Feu. Alors, sans un échange, ils tournent leur poignée d’accélération et je mets le pied au plancher. Les pneus crissent sur le sol sablé. Pour la frime, Al démarre direct en équilibre sur sa roue arrière. Il revient vite à plat : la sortie de la zone des Hiders est truffée de failles. Deux roues aident à mieux se diriger dans cette dentelle de roche.
Alice a balancé un gros son dans l’autoradio, les basses font vibrer le cuir des sièges. On avale la route comme des fous. Quand le sable rouge se soulève en nuage épais sous la dépression de notre passage, nous sommes déjà loin. Un sourire de pure joie est accroché à mes lèvres. Parfois, je me dis que mon vrai chez moi est là, dans la cabine de cette vieille Nissan Skyline.
— Sur une note de un à dix, quel est ton niveau de confiance pour la réussite de cette mission ? me demande Alice.
Elle me fait signe qu’elle a coupé son micro. Je coupe le mien aussi avant de répondre.
— Dix, le max. Tout est prêt au poil, j’ai juste à débarquer à l’adresse indiquée et récupérer les pièces.
— Ça pue cette histoire, K’da. On ne donne pas des pièces comme ça, en échange de rien.
Si elle savait combien ça pue vraiment… Du coin de l’œil, je la vois m’étudier, me passer aux rayons X de ces iris bleu azur. Elle a remarqué que j’ai tiqué à sa phrase mais elle ne comprend pas pourquoi. Je le sens dans mes tripes, moins elle en saura, mieux cela vaudra. Alors je ne lâche aucune explication, mais je précise :
— Cette mission est capitale. Cette fois, c’est pas comme d’habitude. La mission d’abord, Alice. Quoiqu’il en coûte.
— Tu m’inquiètes…
— Hé, Alice s’inquiète pour K’da les lapinous !
On sursaute. J’ai les tympans explosés. Exactement trois insultes me viennent aux lèvres quand Shoot hurle ça dans nos casques. Mais c’est un juron tonitruant d’Alice qui retentit dans la cabine. Le petit vaurien avait ouvert la vitre arrière et écoutait tout depuis le début.
— Faut jamais s’inquiéter pour K’da, déclare Si dans son micro. Elle a le Feu dans le sang, elle gagne toujours.
— On parle de la seule meuf à avoir gagner une course OFF ! ajoute Al d’un ton vantard, à croire qu’il parle de lui.
— C’est aussi la seule folle à avoir tenté d’y courir, grommelle Alice.
— Ben ça prouve qu’elle a des c…
— K’da, la terreur des Anciens ! braille Shoot.
Mes écouteurs grésillent, il continue de s’époumoner :
— Rien que l’ombre de sa caisse fait pisser de trouille le plus expérimenté des pilotes ! Quand elle s’avance sur la ligne de départ, ses concurrents fondent en larmes, appellent leurs mômans ! Les pneus explosent sur le passage de K’da et le gazole s’enflamme !
J’échange un regard désespéré avec Alice. Si je fais une embardée, peut-être qu’il a oublié de s’attacher et qu’il passera par-dessus bord ?
Théo se mêle de la discussion :
— Argument plus pragmatique : elle a déjà battu deux champions de clans. Beau palmarès qui joue en sa faveur.
— Au Rouille, on va trouver les meilleures pièces détachées possible, ajoute Si. Avec ça, K’da sera vraiment imbattable.
— Il paraît qu’on trouve vraiment de tout là-bas, complète Théo. Les chasseurs de ferraille viennent y revendre tous les morceaux de carcasses qu’ils désossent. Il y a des pièces légendaires ! Imaginez : on entre dans une échoppe et bam ! On tombe nez à nez avec le klaxon de Ramax !
— Ou les pistons de Cout le guerrier ! renchérit Shoot.
— Le volant de Ross, champion des dix clans, bave Al.
Alice rigole. Elle replace une mèche de ses cheveux blonds derrière son oreille et lance sa pièce favorite au micro :
— Les enjoliveurs de Ban-croix-de-sang.
Elle m’incite à enchaîner. La pièce que je préfèrerais trouver ? Je n’en sais rien. Celles que je voudrais absolument ne pas voir, par contre…
— Visuel sur deux bolides ! s’exclame soudain Al.
Alice sort le périscope. Du coin de l’œil, je l’observe régler les molettes de ces doigts fins et souples. Elle nous rassure rapidement :
— Charlie et Lila. Pas de panique.
Je me demande si je n’aurais pas préféré la suite de la conversation plutôt que de voir ces deux tronches de hyènes nous rejoindre.
Ils nous dépassent, font demi-tour presque au frein à main et se positionnent derrière ma bagnole. Le temps qu’ils règlent leur fréquence sur la nôtre, Shoot entame une comptine à deux ronds dans le micro. Il a exactement dix secondes pour arrêter sinon cette fois je la fais, mon embardée. Lila le sauve en se mettant en prioritaire, coupant ainsi tous les micros sauf le sien. Elle annonce, d’une voix calme et douce tout à fait en contradiction avec la nouvelle qu’elle apporte :
— Ouragan de sable droit devant.
La partie sur les morceaux de voiture me fait penser à des équipements de héros légendaires, du style la massue d'Hercule ou le trident de Poséidon; ce qui permet d'installer un élément d'une importance capitale dans cette histoire : une mythologie, et donc un vaste aperçu de ce en quoi les habitants de ce monde croient, prient et jurent. C'est admirablement bien joué.
La tronche d'ange d'Alice qui joue calmement la présentatrice de météo en parlant d'un truc mortel, cela lui donne de la profondeur.
Chouette =)
Merci pour la partie sur les pièces des voitures ^^ j'aime bien faire de genre de passage où mine de rien on donne des infos :)
Ce chapitre est un peu plus long que d'habitude, et permet de présenter l'équipe (un peu plus qu'au chapitre d'avant).
Je trouve ça très cool, cette relation qu'il y a entre tous les membres de l'expédition, mais j'ai eu du mal à m'y faire parce qu'on nous a présenté K'da comme solitaire et plutôt exclue de son clan (les membres de la mission font partie de son clan du coup ?). Parce que même s'ils la taquine, bah ils ont aussi l'air de l'admirer et ça correspond pas di tout à l'image que je m'étais fait d'elle grâce aux chapitres précédents.
Et j'ai aussi une petite remarque, j'ai vu quelques problèmes de concordance de temps dans ton texte, mais ça devrait partir avec une relecture.
Je checkerais mieux les temps merci Svenor :)