Malgré l'inconfort et la précarité de leur situation, ils s'endormirent tous contre la pierre froide, assommés par la marche nocturne ou par les émotions. Arthen avait bien choisi leur repaire, ou peut-être la chance leur avait-elle souri, toujours est-il qu'ils ne furent pas délogés de leur cachette.
Le garçon se réveilla le bras ankylosé par le poids de la tête de F'lyr Nin, qui l'avait utilisé comme oreiller. Il attrapa le sac contre lequel il avait appuyé sa propre tête et le fourra sous celle de l'oiselle en se dégageant. Elle grogna, mais ne se réveilla pas. Arthen bougea lentement son bras, grimaçant quand le sang se remit à circuler, le traversant de myriades d'aiguilles de feu.
L'obscurité était totale, mais cela ne l'angoissa pas. Il entendait distinctement trois respirations régulières, montrant qu'il était bien toujours entouré des autres, mais seul à être réveillé.
Et puis, il avait sa lampe. Il la sortit de sa poche et l'alluma pour pouvoir examiner la carte et décider d'une route. L'action avait une vertu : une fois lancés, ils n'avaient plus qu'à continuer. Jusqu'à être repris, ou à réussir leur évasion. Il ne s'illusionnait pas sur leurs chances, mais maintenant, il fallait aller jusqu'au bout : jusqu'à la mer, au nord de l'île ! Peut-être là-bas trouveraient-ils un bateau ?...
****
Ils marchaient depuis trois heures ; la nuit tomberait dans quatre de plus environ. Ils avançaient vers le nord, le long d'un canal qu'ils avaient rejoint. Le rythme était plus rapide que la veille, malgré les estomacs creux. Au moins, ils n'avaient pas soif, ils pouvaient boire l'eau pure et fraîche du canal. L'énergie d'Arthen se communiquait à tous, leur insufflant le courage de continuer, quand la faim les aurait poussés à s'asseoir, à se reposer. Il partageait avec Djéfen la conviction que si leur vie n'était pas en danger, il en allait tout autrement pour leur nouveau compagnon. Ni l'un ni l'autre ne l'avait mis en mots, mais ils s'étaient compris à quelques regards, des plissements d'yeux, des froncements de sourcil. L'intéressé semblait le savoir, il avançait avec l'énergie du désespoir, malgré son état. Il boitait, était d'une pâleur à faire peur, et il puisait visiblement au fond de ses réserves pour continuer. Arthen se demandait si à ce rythme-là, ils n'allaient pas creuser plus sûrement sa tombe que leurs poursuivants. D'autant qu'il n'aurait pas fallu qu'il trébuche et tombe dans le vide. Sa coordination s'était améliorée depuis la veille, mais il était encore un peu désarticulé.
Le canal qu'ils suivaient s'était rétréci depuis un moment. Des reliefs escarpés les entouraient : un à-pic au-dessous d'eux, une falaise surplombante au-dessus. Ils étaient obligés de se courber par endroits pour ne pas se cogner la tête au rocher. Même la végétation pourtant obstinée de ces montagnes ruisselantes d'humidité ne réussissait pas à se trouver une place sur la roche lisse, le long de la canalisation. Certains passages semblaient avoir été taillés dans la pierre tant ils étaient étroits ; le vide à leurs pieds donnait le vertige. F'lyr Nin et Arthen, les deux plus à l'aise dans ces circonstances, ouvraient et fermaient la marche : l'oiselle devant, car poids plume comme elle l'était, elle n'aurait pu rattraper personne en cas de chute. Le garçon restait derrière, avec une main prête à agripper la ceinture de Yû'Chin s'il vacillait ou perdait l'équilibre. Il l'avait déjà aidé plusieurs fois, dans des passages impressionnants.
Depuis le début du goulet, une heure plus tôt, les conversations s'étaient tues. Seule F'lyr Nin n'avait pas cessé de siffloter, à la manière d'un oiseau qui les avait apostrophés le matin. Elle s'entraînait depuis à reproduire ses trilles, sans lassitude. Cela aurait pu les horripiler, mais curieusement, suivre les montées et les descentes des gazouillis de l'oiselle leur faisait oublier le précipice au-dessous d'eux. Djéfen, d'ailleurs, commençait à se dérider. Cheminer au bord de l'abîme, les pieds dans l'eau, ce n'était ni familier ni anodin pour lui. Le vide, il avait l'habitude, oui, mais derrière les baies vitrées de la villa de son père. Ici pas de carreaux pour le protéger... Cependant, on se fait à tout : une heure de marche au bord du précipice avait anesthésié sa peur.
- Eh, Nin ! Je n'ai quand même pas de chance. Être obligé de choisir entre te voir ou regarder en bas...
Dans sa hâte, la nuit précédente, F'lyr Nin avait enfilé au hasard dans l'obscurité un pantalon rose, une chemise orange et un gilet bleu. Un mélange nettement moins réussi que ses habituels assortiments de couleurs.
- Aujourd'hui, tu t'es surpassée, continua-t-il. Chez les oiseaux, les mâles séduisent les femelles avec des plumages colorés, mais chez vous c'est le contraire, en fait ?
À s'attaquer à F'lyr Nin sur le mode de la moquerie, on courait le risque de répliques qui fusaient sans attendre, affûtées et cinglantes.
- Encore faudrait-il qu'il y ait des mâles dignes de ce nom par ici. Moi, je n'aperçois que des oiselets à peine sortis de l'œuf. Tout juste bons à s'écraser en bas, s'ils mettent une patte hors du nid !
- Oh ! Alors ne me dis pas que tu cultives cette étonnante cacophonie de couleurs pour accompagner le chant mélodieux dont tu nous gratifies ?
- Je siffle pour ne pas entendre tes gémissements de terreur à la vue du précipice.
- Et toi, tu crois que tu nous démontres ton courage, en marchant au bord du vide ? Alors que si tu tombes, tu sais flotter en l'air...
Pour toute réponse, F'lyr Nin tira la langue, exécuta un superbe équilibre, presque au bord de l'abîme, puis se mit à avancer sur les mains. Même Djéfen en resta muet quelques instants, avant de lancer :
- C'est malin ! Qu'est-ce qui se passerait si l'intendant revenait soudain à notre portée ?
L'oiselle n'avait pas reperdu ses pouvoirs le matin. Le vieux neutre devait être assez loin ; quant à Yû'Chin, il n'interférait plus avec elle.
Elle se remit sur ses pieds, et recoiffa ses cheveux d'une main mutine :
- Je le savais. Tu m'aimes bien au fond...
Il esquissa une grimace d'exaspération :
- Disons que je ne te déteste pas au point de souhaiter te voir écrasée au sol, dans une petite flaque de plumes sanguinolentes.
Elle prit un air léger, en regardant en bas avec curiosité, comme si elle voulait mesurer la distance jusqu'au sol, vertigineusement loin. Arthen nota que par la suite, elle évita de recommencer ses pitreries.
F'lyr Nin et Djéfen continuèrent à se renvoyer la réplique, aucun des deux n'ayant envie de lâcher, d'être celui qui échouait à répondre. Leurs échanges taquins permirent d'atteindre une partie plus large sans voir le temps passer.
Ils poursuivirent sur quelques centaines de mètres, jusqu'à un espace plus vaste, propice à une pause. Ils s'affalèrent tous dans le chemin herbeux. Autour d'eux les reliefs étaient un peu moins abrupts, mais cela restait quand même dangereux.
- Ça va durer encore longtemps ? râla Djéfen. Je commence à en avoir assez de longer ce canal en pataugeant dans l'eau. Vous croyez qu'il a une fin quelque part ? Ou un début plutôt, puisqu'on remonte...
Il s'interrompit, bouche ouverte, en voyant apparaître les nonnuhs de la propriété. Débouchant d'un virage du canal, ils barraient la route aux enfants. Ceux-ci sautèrent sur leurs pieds, instinctivement prêts à s'enfuir par là où étaient venus, mais l'arme pointée sur eux par l'un des nonnuhs les stoppa dans leur élan.
Les autres laborieux les encerclèrent alors silencieusement, avant de s'arrêter, coupant leur retraite. L'oiselle cria, une exclamation de dépit et d'impuissance :
- Il est là !
Un moment de plus, tous restèrent immobiles, comme figés, jusqu'à ce que les enfants aperçoivent l'intendant, sur le chemin bordant le canal, s'approchant de sa curieuse démarche cahotante.
L'oiselle recula derrière les garçons, un mouvement instinctif pour se distancier du vieux. Yû'Chin, d'une pâleur de craie, le regardait avec une anxiété visible.
L'intendant s'arrêta à l'endroit où le chemin commençait à s'élargir, assez près pour ne pas avoir à hausser la voix. Il fit quelques signes discrets de la main, et les nonnuhs se resserrèrent autour des enfants, les acculant au bord de la pente abrupte.
- Vous ne croyiez tout de même pas que vous pouviez échapper à notre surveillance plus de quelques heures ? dit-il doucement de sa drôle de voix.
Son ton calme les effraya plus qu'une colère ne l'aurait fait.
- Quant à toi, continua-t-il en regardant Yû'Chin, le maître est très contrarié. Pauvre petit ! Je suis à blâmer moi aussi, j'aurais dû savoir que celle-ci n'aurait pas dû t'approcher. Elle est plus nuisible qu'utile au maître. Il a dit qu'il aurait mieux fait de ne pas la garder.
Il fit un geste de la main, l'index et le majeur en avant, vers un des nonnuhs. Là, tout s'accéléra : Arthen vit le laborieux se déplacer de deux pas rapides vers Yû'Chin et le pousser vers le vide. Celui-ci s'arcbouta avec l'énergie du désespoir pour résister. Arthen se tourna vers lui, voulut s'interposer, mais un autre nonnuh lui barrait le chemin de ce côté et avançait sur lui. F'lyr Nin leva une main, mais ce n'était que pour étouffer un cri. Son bras était déjà fermement tenu par un des laborieux, qui la tirait vers le précipice, elle aussi. Elle ne faisait pas le poids, elle ne pourrait tenir bon que quelques secondes avant qu'il ne réussisse à la jeter dans le vide. Djéfen, derrière l'oiselle, se débattait dans les mains d'un nonnuh qui le bloquait. Ne restait que lui, Arthen, mais il était loin de Yû'Chin ou de F'lyr Nin... En un instant, la solution lui apparut, évidente. Il ne réfléchit pas, laissant son indignation décider pour lui.
Le nonnuh le plus près de lui chercha à l'attraper, mais il l'évita, en se baissant pour passer sous son bras, rasant le précipice. Le chemin était libre jusqu'à l'intendant.
Trois pas, pas un de plus. Arthen se lança en avant, tout en gardant un œil sur F'lyr Nin, qui se débattait là-bas, à cinq mètres de lui. Il se retrouva à portée du vieillard rabougri ; son bras partit de lui-même dans un mouvement tournant, et sa paume vint heurter de biais l'épaule du neutre qui, déséquilibré, battit des bras pour tenter de se rétablir. Il y eut comme un instant de suspension, pendant lequel le garçon croisa le regard du vieillard, un regard étonné. Tendant une main qu'Arthen ne saisit pas, l'intendant bascula sur le côté et disparut dans le précipice, sans un cri, comme une poupée de chiffon jetée par un enfant. Arthen se recula, horrifié. Il trébucha et se retrouva sur les fesses, étourdi, le cœur au bord des lèvres.
Tout s'était déroulé dans le plus profond silence, jusqu'au moment où un cri triomphal de F'lyr Nin leur vrilla les tympans. Le nonnuh qui la tenait sauta en arrière, comme s'il avait touché un tison brûlant. Celui qui poussait toujours Yû'Chin s'effondra, pendant que les autres, interdits, restaient immobiles.
« Le vieux est mort », pensa Arthen en regardant l'oiselle, visiblement en pleine possession de ses capacités. « Qu'elle se débrouille ! »
Il demeura étranger à ce qui se passa ensuite. Détaché... ou plutôt en état de choc. Il se répétait en boucle qu'il venait de tuer quelqu'un, tandis qu'une autre partie de son esprit offrait des justifications ou cherchait à se réjouir du sauvetage de Yû'Chin et de F'lyr Nin. Il se sentait dissocié, éparpillé en milliers de feuilles légères, s'envolant dans la brise.
Les autres s'affairèrent, selon un ordre ou un désordre qu'il était incapable de suivre. Ils marchèrent un peu, Yû'Chin tenant la main d'Arthen. Elle était douce et chaude ; le garçon s'absorba dans la sensation de cette main, et se laissa tirer en avant.
****
Quand Arthen reprit ses esprits, il se trouvait dans une navette, semblable à celle qui les avait amenés sur l'île. Les petites embardées de l'engin dans l'air turbulent lui indiquaient qu'ils étaient en vol.
Les yeux orange de Fl'yr Nin plongeaient dans les siens. Elle semblait attendre, patiente, qu'il veuille bien revenir parmi eux. Un sourire anima son visage quand ses yeux reprirent vie. Ses doigts vinrent doucement effleurer les lèvres du garçon. Son air redevint sérieux, ses yeux se plissèrent :
- Je t'ai cherché, mais ton esprit était très loin, retranché à l'intérieur d'une muraille infranchissable. J'étais inquiète. Mais tu es là de nouveau.
Arthen se taisait, content qu'elle lui parle à lui et rien qu'à lui, sans percer la bulle de silence autour d'eux.
- Tu m'as sauvée, tout à l'heure. Sans toi, comme dirait Djéfen, il ne resterait de moi qu'un petit tas d'os et de plumes en bas de la falaise.
Une fois de plus, Arthen trouva qu'elle ressemblait à un ange. Tant qu'elle n'ouvrait pas la bouche sur une remarque sarcastique, on pouvait y croire. Sans réfléchir, il tendit un doigt vers son visage et effleura sa joue, pour en éprouver la douceur et la tiédeur. Elle ne bougea pas, mais esquissa un sourire, en se mordant la lèvre inférieure.
Arthen sourit en retour ; une pensée triomphante traversa son esprit. Maintenant, il savait ce que faisait F'lyr Nin quand elle était embarrassée. Elle ne rougissait pas, comme lui. Non, elle se mordait la lèvre...
Il fut distrait par Yû'Chin qui pénétrait dans son champ de vision, juste à côté de l'oiselle.
- Tu m'as sauvé, murmura celui-ci.
Le neutre recula, afin d'apparaître entier à Arthen, puis joignit ses mains devant lui en s'inclinant avec respect.
- Sans toi, je serais mort. C'est moi qui te protégerai désormais. Je deviendrai fort pour toi.
- Ah, toi, commence pas à le faire stresser ! Retourne donc piloter notre engin.
C'était la voix gouailleuse de F'lyr Nin. Elle poussa Yû'Chin sans brutalité, mais avec fermeté. Il disparut du champ de vision d'Arthen.
L'intervention du neutre avait rompu le charme entre eux. L'oiselle continua sur le même ton théâtral :
- Alors, le héros, il craque après la bataille ? Tu as assez joué les zombies, faudrait voir à nous aider maintenant ! Si on laisse tes copains nous diriger, on va se retrouver dans l'eau, ou en route vers le grand nulle part...