Après la déclaration stupéfiante du neutre, un silence consterné tomba sur le petit groupe. Il se termina soudain quand F'lyr Nin, oubliant ses bonnes manières, se jeta toutes griffes dehors sur l'adolescent, en le traitant de monstre manipulateur et de créature contre nature. Surprenant discours dans la bouche de l'oiselle, qui militait encore la veille pour le droit de tous à faire partie de la grande famille humaine !
La « créature » ne se défendit pas, laissant la jeune fille tracer de longues marques sanglantes sur ses bras nus. Djéfen observait l'agression avec une sorte d'hébétude horrifiée. Arthen s'interposa. Il fallait reprendre le contrôle de la situation, ou tous allaient finir au cachot, ou pire...
- Assez !
Sa voix claqua, figeant la scène. Il en fut presque surpris lui-même.
- Dégageons d'ici. On réglera nos comptes après. Puisqu'on l'a sorti de la couveuse, même s'il l'a manigancé, on ne le laisse pas derrière. Je ne veux pas me sentir responsable de ce qui l'attend s'ils le rattrapent.
Arthen avait employé un ton de commandement et choisi les bons mots, avec une voix assurée. Personne ne discuta. F'lyr Nin serra les poings et se recula, toutes plumes hérissées. Ses yeux plissés par la colère captaient la lumière, lui donnant une allure de prédatrice. En cet instant précis, elle n'avait plus rien d'humain. Malgré le faible éclairement, Arthen la trouva plus belle et plus étrange que jamais.
Elle fit volte-face, leur tournant le dos, et partit devant, d'une foulée rageuse. Le neutre lui emboîta le pas sans hésiter, comme si ce qui venait de se passer n'avait aucune importance.
« Quel pouvoir de persuasion ! », s'émerveilla Arthen, en se mettant en marche, lui aussi.
Ils s'enfuirent dans la nuit.
****
Ils trottèrent, coururent ou marchèrent le reste de la nuit. Ils abandonnèrent à leur protégé une bonne partie des maigres provisions de leurs sacs. Celui-ci ne se plaignit pas, alors que ses muscles tremblaient à chaque halte, et qu'il s'écroulait de fatigue pour ne se relever qu'au signal du départ.
Les autres s'en sortaient bien mieux, leur entraînement portant ses fruits, d'autant plus que le rythme était plus raisonnable que dans la journée. La maigre lumière, qui jouait à cache-cache avec la végétation, les obligeait à cheminer lentement. L'état du jeune neutre entravait encore plus leur progression ; mais ils ne pouvaient pas le porter, et se refusaient à le laisser.
Le sentier étroit n'aidait pas, les deux garçons durent se relayer pour soutenir leur protégé et le tirer en avant. La main qu'il tendait sans réticence était douce au toucher, rappelant à Arthen qu'il n'avait jamais travaillé ou écrit avec cette main, qu'il n'avait jamais rien accompli, en définitive, jamais vécu encore. Cette pensée le troublait profondément, sans qu'il sache bien pourquoi. Elle avait bouleversé F'lyr Nin le matin : était-ce pour cette raison que, calmée, elle s'abstenait de protester contre le rythme lent, alors qu'elle caracolait devant, s'arrêtant fréquemment pour les attendre ?
Ils ne parlaient pas, sauf pour faire le point sur leur position, d'après la carte - une des reliques de la bibliothèque. Ils n'avaient pas de plan très élaboré : d'abord mettre le plus possible de distance entre eux et l'intendant, puis trouver à se cacher dans la forêt. Curieusement, Arthen se sentait bien depuis qu'ils étaient partis. La perspective d'une action, même offrant peu de chances de succès, le galvanisait, après ces longues journées sans une seule idée pour s'échapper.
Lors d'une pause, comme Arthen pestait contre les langues mortes, en s'interrogeant à voix haute sur la signification d'un mot sur sa carte, il entendit leur nouveau compagnon lui renvoyer « falaise ».
- Tu parles cette langue ?
L'autre acquiesça silencieusement, encore essoufflé.
- Tu peux me traduire la carte ? On cherche un abri, idéalement un tunnel ou alors une grotte. Mais j'ai peur que les tunnels ne soient trop loin.
Djéfen aida le neutre à se redresser, et Arthen lui colla le plan sous le nez, en lui montrant leur position approximative. Il l'examina longuement, en tentant de l'orienter vers la lumière chiche, afin de pouvoir lire les petites lignes. Il pointa enfin le doigt sur un dessin, sorte de U inversé avec un point à l'intérieur :
- Grotte, ça, c'est une grotte.
Arthen sentit ses espoirs renaître. Ça ne paraissait pas trop éloigné, et certainement pas inaccessible, s'ils ne s'égaraient pas.
****
Une heure plus tard, ils quittaient le canal, coupant à travers la forêt pour rejoindre le lieu indiqué sur la carte. Cette dernière partie se révéla vite harassante. La végétation dense gênait leur avancée, les obligeant à des contournements ; ils craignirent plusieurs fois d'avoir perdu leur chemin. Heureusement, grâce à la précision de leur plan, ils trouvèrent un ruisseau, qui détrempa leurs chaussures, mais facilita leur déplacement. Bah, l'eau n'était pas froide !
Quand ils atteignirent leur but, après être montés tout droit dans la pente en s'agrippant de leurs mains aux buissons, le soleil se levait. Ô joie, la grotte s'enfonçait dans la falaise, le long d'une faille. Ils effacèrent leurs traces du mieux possible et plongèrent dans les entrailles de la montagne, avec une unique lampe qu'Arthen avait extirpée de son sac.
Ils parcoururent quelques dizaines de mètres vers le fond de la faille étroite, en se demandant si elle n'allait pas encore se resserrer pour leur refuser le passage. Au contraire, elle s'élargit d'un coup : ils se retrouvèrent dans un couloir plus spacieux, qu'ils longèrent en se tenant la main les uns les autres. Arthen ouvrait la marche, suivi de F'lyr Nin, Djéfen et de leur compagnon sans nom. Il éclairait devant lui, mais la lueur que projetait la minuscule loupiotte qu'il portait sur lui le soir de leur enlèvement - un cadeau de Sio, héritage des spatiaux - émettait juste assez de lumière pour lui permettre d'avancer précautionneusement ; elle laissait les autres dans le noir.
Au bout d'une demi-heure, ils commencèrent à se lasser de cette marche à l'aveugle. Par chance, le boyau qu'ils suivaient n'avait pas présenté de discontinuité, de trous, de couloirs latéraux. Ils avaient progressé tout droit : pas de risque de s'égarer.
- Stop, commanda Arthen. F'lyr Nin tu te sens comment ? On doit avoir pénétré assez profond pour que l'intendant ne t'influence plus.
- Rien de changé, répliqua-t-elle sombrement.
Arthen maudit la fatigue qui lui faisait perdre le sens commun. Il avait oublié qu'ils avaient à côté d'eux une seconde source de problèmes pour l'oiselle. Le vieillard avait bien dit qu'un neutre pouvait mettre ses capacités en suspens :
- Eh, toi ! l'apostropha-t-il. Tu dois mettre tes pouvoirs en veilleuse. Tu sais comment ?
Il entendit un « oui » aussi léger qu'un souffle, suivi d'un grand soupir de satisfaction. La lumière de la petite lampe fut éclipsée par une lueur diffuse semblant venir de nulle part, qui leur dévoila progressivement l'endroit où ils se trouvaient. Mais ce que vit d'abord Arthen, c'était le visage extatique de F'lyr Nin. Elle rayonnait, une énergie nouvelle sortait littéralement d'elle :
- Ça fait du bien de se sentir soi-même, soupira-t-elle avec aise.
C'était bien sûr elle qui les éclairait, profitant du retour de ses pouvoirs. Arthen se demanda comment elle faisait cela. Et ce n'était sûrement là que le moindre de ses talents.
- Je me sens totalement normale, comme si je n'étais pas devenue sourde et aveugle pendant des jours, dit-elle avec émerveillement.
Elle regarda le bout de ses doigts : Arthen y vit danser de minuscules lueurs, comme des flammèches multicolores. Elle tourna sur elle-même, en dessinant de ses mains des volutes de couleur, avec dans les yeux une joie de petite fille.
- Ce soir, feu d'artifice, pour fêter notre libération !
Elle parlait d'un ton si enjoué et si drôle que même Djéfen ne put s'empêcher de sourire à Arthen, en la désignant du menton :
- Qu'est-ce qu'on s'ennuierait sans elle ! murmura-t-il ironiquement.
« Qu'est-ce qu'on s'ennuierait sans vous deux et vos querelles » corrigea Arthen en pensées, avec amusement.
Ils marchèrent sous des cascades de lumière multicolore jusqu'à un renfoncement dans la roche visible un peu plus loin, et s'y installèrent. Ainsi, ils étaient un peu moins exposés si quelqu'un s'approchait. Inutile de continuer le long de ce couloir qui ne présentait aucune particularité digne d'être mentionnée. Ce n'était qu'un boyau en pierre, probablement creusé par un ruisseau, en des temps immémoriaux.
- Le vieux ne me gêne plus, et ils ne peuvent pas nous repérer, assura l'oiselle avec contentement.
Ils s'étaient assis tout près les uns des autres, instinctivement. F'lyr Nin s'était placée presque contre Arthen ; les deux autres n'étaient pas loin, à quelques dizaines de centimètres. Ils baignaient dans une lumière douce, orangée, à peine suffisante pour leur permettre de se voir. Pas besoin de plus, c'était plus intime et chaleureux ainsi.
Arthen détailla leur compagnon. Il paraissait épuisé, et se tenait assis avec difficulté. Il semblait avoir du mal rien qu'à garder les yeux ouverts. Le garçon se demanda pourquoi il ne s'allongeait pas, comme aux précédentes haltes. Il aurait pu l'observer longtemps, car l'autre ne lui prêtait aucune attention. Il n'avait d'yeux que pour F'lyr Nin, qui le dévisageait en retour, avec méfiance et hostilité.
- C'est toi qui m'as réveillé, lui annonça-t-il sans ambages.
En matière d'excuse ou d'explication, c'était un peu léger, c'est du moins ce que F'lyr Nin sembla penser. Elle n'avait pas digéré le fait d'avoir été attirée vers le caisson et utilisée.
- Et alors ? Qu'est-ce que j'y peux ?
- Avant que tu viennes, insista-t-il, je vivais dans le rêve qu'ils avaient inventé pour moi. Tu as déchiré le cocon dans lequel j'étais enfermé. Et la vérité y a pénétré comme une lumière qui brûle le mensonge.
Arthen et Djéfen se regardèrent. Que savait-il exactement ? Avait-il tout compris ? Sa situation, son statut ? Ce qui risquait de lui arriver si les autres le retrouvaient ? Ils n'avaient aucune certitude à ce sujet, à vrai dire, mais ils n'étaient pas rassurés.
F'lyr Nin le fixait sans détourner le regard, avec intérêt et inquiétude. Elle dépendait de lui, il pouvait la remettre dans le noir s'il réactivait ses pouvoirs. Arthen remarqua qu'elle avait augmenté l'intensité lumineuse. La lueur semblait émaner de quelque part entre eux ; leurs visages étaient tous éclairés, leurs traits bien définis, sans aucune ombre. Arthen découvrait enfin la couleur des yeux de leur compagnon. Ils étaient violets, tirant sur le mauve, d'une teinte tendre. Des paillettes dorées brillaient dans ses pupilles. Cela complétait avec justesse le reste de ses traits, pour dessiner le plus joli visage qu'Arthen ait jamais vu. Une masse de cheveux argentés, mi-longs, d'apparence soyeuse, l'encadrait. Leur aspect ébouriffé les transformait en une crinière étincelante soulignant sa physionomie volontaire, ses lèvres carmin, le renflement délicat de ses narines.
Le neutre finit d'expliciter sa pensée :
- Tu m'as sorti du rêve, alors tu devais me sortir pour de bon du caisson.
F'lyr Nin ne répondit rien, trop surprise pour une fois pour placer ses répliques caustiques habituelles. Elle regarda Djéfen d'un air interrogatif, reproduisant en cela le réflexe d'Arthen, qui se tournait vers lui dès qu'une question le dépassait.
- Mhm, exposa Djéfen, tu l'as réveillé en activant cette partie de son cerveau qui ne devait se mettre à fonctionner qu'avec des télépathes. Comment dire... il a reconnu l'ennemi, termina-t-il sur un ton moqueur. Enfin, ce n'est qu'une hypothèse...
Le silence s'étira, pendant que tous absorbaient l'intuition de Djéfen. On ne pouvait être sûr de rien, mais on le sentait proche de la vérité. Il s'était passé quelque chose entre la télépathe et le neutre. Un grain de sable dans les plans de leur ravisseur.
- Alors, c'est quoi ton nom ? questionna l'oiselle, retrouvant son ton caustique. Tu préfères qu'on te considère comme fille ou garçon ? Il ou elle ?
Il eut l'air paniqué devant la demande. Son visage d'ange se contracta en une grimace angoissée sans que ses yeux quittent un seul instant ceux de F'lyr Nin.
- Laisse-le, enjoignit Arthen, tu ne crois pas qu'il en a assez vu pour ce soir ?
- Demain, il ou elle sera peut-être replongée dans son caisson, et nous au cachot, alors il faut choisir vite.
Il ne restait plus trace de plaisanterie dans son ton. F'lyr Nin avait le don d'appuyer là où ça faisait mal.
- Tu pourrais nous épargner tes pensées défaitistes, maugréa Djéfen.
- Les mots ne mordent pas, Djéfen !
- Choisis pour moi ! intervint le neutre.
Il n'avait pas cessé de la fixer pendant tout l'échange.
- Ah non, pas question ! Je croyais que tu voulais choisir toi-même ?
- Je le ferai plus tard, si je suis encore vivant. Décide pour moi en attendant.
Elle grogna d'exaspération.
- Pas d'idée, renacla-t-elle d'un ton maussade.
- Fais un effort, Nin, souffla Arthen.
Sans savoir pourquoi, il avait le sentiment que ce geste revêtait une grande importance. C'était finalement à cause de ça qu'ils conspiraient en rond tous les quatre, au milieu d'un boyau dans le cœur de la montagne...
L'autre renchérit :
- Si je possède un nom, on ne peut plus m'effacer. Si je meurs, j'aurai quand même existé. J'aurai un nom dans vos mémoires
F'lyr Nin frissonna, et Djéfen fixa le neutre avec effarement :
- Personne ne va mourir, protesta-t-il, mal à l'aise.
Un silence lourd s'installa. L'oiselle s'absorba dans ses pensées un court moment.
- Un de mes amis porte un joli nom. J'ai toujours imaginé que j'appellerai un de mes enfants ainsi, un jour lointain. En attendant, je te le prête, ce nom. Il est utilisé aussi bien pour les garçons que pour les filles. Pour toi, ça me paraît approprié, puisque tu es un peu de l'un et un peu de l'autre. Et tu n'as pas intérêt à mourir, parce qu'il faudra me le rendre.
Il sourit pour la première fois - de sa vie sûrement - et acquiesça sans parler, et sans la quitter des yeux.
- Yû'Chin ; tu t'appelleras Yû'Chin, jusqu'à ce que tu choisisses ton nom toi-même. Pour le reste, tu n'as pas à décider maintenant. On continuera de dire « il », mais on changera si tu veux.
Un silence un peu solennel s'installa, rompu par un tranquille :
- Merci.
Mention spéciale pour le cours d'histoire de Flyr'Nin que j'ai trouvé génial au chapitre 24.
Et la visite de la couveuse, suivi du réveil du neutre et de la fuite, non seulement ça accélère l'action, mais ça ouvre une réflexion de fond sur la valeur des êtres... j'adore ! Et Arthen se révèle. Comme il se met lui-même en balance depuis le début avec Djefen et Flyr'Nin (et pas en sa faveur), je finissais par me poser des questions sur ses qualités pour faire de lui un héros... Et paf ! tu m'amènes la réponse sur un plateau en lui faisant prendre la place du leader naturel. Et tu lui donnes des qualités de courage quand il pousse le vieux neutre (d'ailleurs sa réaction très forte ensuite est très bien vue).
Juste un détail : dans le chapitre 26, j'ai vu un "faible éclairement" qui m'a fait tiquer. Pourquoi pas "éclairage" ?
A+
Oui,je voulais qu'Arthen évolue au cours du temps, et c'est en effet à ce moment -là qu'il devient en quelque sorte le leader naturel du groupe.
Le cours d'histoire, je me suis bien amusée en l'écrivant, et c'est super si ça se sent.
Pour éclairement, je crois que cela a disparu dans la dernière version...