Fort et Quera étaient descendus à l’auberge de l’Éclat Ardant. Le jour se mourrait lorsque l’un de leur serviteur était allé leur réserver une suite et la nuit s’était installée quand ils purent enfin se mettre à table dans un salon privée en compagnie de Dame Lena. Le dîner fut fugace, composé d’une viande sans goût et d’une bière de piètre qualité. Le cuisinier était venu en personne vanter ses plats. Quera et Fort l’avaient remercié du bout des lèvres, la première heureuse que leur père soit absent (il aurait sévèrement critiqué l’homme, cela aurait été très gênant) et le second désappointé d’avoir dû mentir à ce vieux monsieur qui semblait si fier de son oeuvre.
À présent, ils étaient assis dans les fauteuils de la chambre de Fort. Ils avaient salué leur institutrice qui était allée retrouver son lit et étaient heureux de pouvoir profiter de la présence l’un de l’autre.
Fort avait sorti de ses affaires un jeu de cartes et avait proposé une partie à sa soeur. Cela leur rappelait leur enfance, quand ils passaient des heures à jouer de la sorte. Avant que leurs devoirs ne les rappellent à l’ordre, avant que Mère ne se décide à instruire Fort pour en faire un bon Héritier. Ils appréciaient cette parenthèse dans le temps.
Dans trois jours tout au plus, peut-être quatre, ils seraient de retour à Yenne. Fort devrait se présenter au Dôme dès le lendemain pour prendre ses fonctions et Quera devrait s’assurer que tout avait bien été organisé pour le départ soudain de leurs parents en Pentiko. La liste de leurs devoirs s’allongeaient avec les jours qu’ils passaient loin de chez eux mais ce soir ils s’efforçaient de ne pas y penser.
Le voyage avait été d’un ennui mortel, il n’avait pourtant duré qu’une seule journée. Quera avait vu les heures passer et son frère ne l’avait pas aidé à passer le temps. Muré dans le silence, c’est à peine s’il avait ouvert la bouche. Quera avait été obligée de s’occuper autrement et s’était surprise à vouloir compter le nombre d’arbres qu’elle voyait passer devant la fenêtre du carrosse.
L’ennui n’était pas un remède efficace contre les pensées moroses. Elle s’était donc retrouvée à broyer du noir dans son coin, à imaginer les chanteurs et les danseurs de la fête du printemps, à se prendre l’envie de tournoyer sous les branches lourdes de magnolias en compagnie de Daly qui, ma foi, dansait fort mal pour un enfant de la noblesse. Elle aurait cependant accepté n’importe quelle distraction, même si pour cela elle devait se faire écraser le bout des pieds.
Malheureusement, ces pensées n’étaient pas suffisantes pour lui faire oublier l’endroit dans lequel elle se trouvait réellement, dans un carrosse, loin des festivités. C’est à partir de ce moment-là qu’elle avait commencé à compter les arbres.
Elle était donc heureuse, actuellement, de pouvoir disputer une partie de cartes avec Fort qui avait décidé pour la soirée de perdre sa tête des mauvais jours.
Quand il se pencha par dessus le bras de son fauteuil pour farfouiller dans ses affaires, elle abaissa son jeu pour l’observer. Il se redressa avec dans les mains une petite boite en fer qui contenait des feuilles séchées. La jeune fille compris ce que c’était quand Fort tira de son sac une longue pipe en bois.
« Fort ! chuchota-t-elle furieusement. Depuis quand fumes-tu ? »
Il était connu de tous à Ménavaure que toute bonne soirée contenait son pot à tabac dans lequel les invités pouvaient allègrement piocher. D’ailleurs, s’ils avaient été à la Fête des Magnolias à cette heure-là Dame Dalla aurait déjà sorti sa propre pipe pour enfumer la salle. Mais les jeunes personnes ne se laissaient pas aller à une telle vilenie, surtout pas les Héritiers. Ce n’était pas une activité pour les plus jeunes et bien que Quera se considérait elle-même comme une adulte, elle ne trouvait pas cela correct de fumer à son âge. Fort n’était guère plus âgé qu’elle avec ses deux années de plus, et d’ailleurs elle ne le voyait pas encore comme un adulte bien qu’elle avait conscience que cette image devrait rapidement changer. Elle était donc réellement surprise de le voir bourrer le foyer de sa pipe de feuilles à tabac.
« Fort ! répéta-t-elle. M’entends-tu ?
— Bien sûr que je t’entends. » Il lui jeta un regard par-dessus son objet dégradant et un bref sourire déforma son visage. « Allons, Quera. Ne me dis pas que tu ignores que la plupart des filles et garçons de notre âge fument ? »
Elle l’ignorait. Daly n’avait jamais fumé, lui. Elle en était persuadé. C’était un jeune homme respectueux et mature.
Quera ne parvenait pas à se débarrasser de sa surprise. En temps normal, Fort ne se serait jamais laissé aller à un tel comportement.
« Ne me regarde pas ainsi.
— Mais tu…
— Rien du tout. »
Son regard se fit sévère. Il déposa la pipe sur ses genoux et se pencha vers elle.
« Quera, n’est-ce pas toi qui m’as dit qu’il était excitant que nous ne soyons que tous les deux ?
— Si, mais excitant ne justifie pas de se montrer immature, siffla-t-elle d’un air pincé.
— Mère et Père viennent tout juste de partir. » Il se rencogna dans son fauteuil. « Considère cela comme… Une parenthèse.
— Une parenthèse ? »
Fort soupira.
« Et bien oui, une parenthèse. Nous ne rentrons à Yenne que dans trois jours. Nous aurons le temps d’ici là d’oublier tout ça. »
Il désigna du bout de son doigt la pipe qui gisait sur ses genoux. Il ne fit aucun geste pour l’attraper, comme s’il attendait pour cela l’autorisation de sa soeur.
Quera lisait avec une facilité déconcertante dans les yeux clairs de son frère. Elle voyait bien ce qu’il lui proposait : une pause. D’oublier pour un soir les convenances. Cela ne lui plaisait guère mais que pouvait-elle dire ? C’est, après tout, déjà ce qu’ils faisaient. En temps normal ils auraient passé la soirée à lire ou discuter ; ils n’auraient certainement pas joué aux cartes, elle en avait conscience. Pourtant, elle appréciait cela. Alors pourquoi ne pas laisser son frère s’amuser à fumer ? Après tout, sûrement devait-il penser qu’en qualité d’Héritier, il avait le droit à tout ce qu’il voulait. Quera pouvait bien le laisser croire cela un certain temps, elle lui rappellerait demain qu’il ne sied guère à un jeune homme de son âge de s’adonner à ce genre d’activité.
Elle était tellement persuadée de la véracité de ses pensées qu’elle se rassura : ce n’était qu’une lubie d’Héritier, pas un comportement déviant, la preuve que son frère refusait ses devoirs. Elle était si soulagée qu’elle sourit.
« Et bien, soit. Une parenthèse, donc. Je comprends.
— Vraiment ? douta Fort en plissant les yeux.
— Puisque je te le dis. Mais n’espère pas t’abaisser à ça (elle désigna son frère du bout du menton) à Yenne. Ce ne serait pas correct.
— N’ai crainte, ma soeur. »
Sur ces paroles, l’homme attrapa la bougie qui éclairait leur table et s’en servit pour allumer son instrument. Une bouffée de fumée s’en échappa et parvient aux narines de Quera une forte odeur qui n’était pas sans lui rappeler celle qu’elle sentait dès qu’elle entrait dans le bureau de sa Haute-Noble de mère.
« Tu ne l’as tout de même pas volé à Mère ? » s’écria-t-elle soudain, prise d’un affreux doute.
Fort lui jeta un regard furieux et secoua la tête, expulsant de la fumée par ses narines.
« Ne me prends pas pour un voleur, Quera ! Jamais je ne ferais une telle chose à Mère ! »
Quera s’en voulut. Évidemment, Fort n’était pas capable de s’abaisser à une telle chose. Elle balaya l’air du revers de la main.
« Toutes mes excuses, évidemment que tu n’es pas un voleur. Reprenons, veux-tu ?
— Je me le suis procuré à Dooho.
— Grand bien te fasse, mon frère, murmura Quera, occupée à compter ses paires.
— Veux-tu essayer ? »
Elle leva la tête si vite que sa nuque craqua. Un sourire penaud dansait sur les lèvres de son frère. Lui proposait-il cela pour s’excuser de son comportement ? Pour s’excuser de l’inquiéter ?
Quera envisagea l’hypothèse une fraction de seconde avant que sa conscience ne la rappelle à l’ordre : ce n’était pas correct ! Elle ne s’abaisserait pas à cette tentation, elle savait se contrôler, par le Khül, et c’était une fierté. Elle expira par le nez, les narines dilatées par le mépris.
« Certainement pas, asséna-t-elle, ignorant la grimace déçue de son frère. Joue donc au lieu de dire n’importe quoi. J’aimerais pouvoir finir la partie avant d’aller me coucher.
— Et si nous arrêtions de jouer ? »
Le jeune homme expira une nouvelle bouffée de fumée qui fit tousser sa soeur. Il s’excusa du bout des lèvres et se leva pour entrouvrir la fenêtre.
« Pourquoi ? s’agaça la jeune femme en le regardant s’installer sur le rebord. Nous venons à peine de commencer !
— Cela fait plus d’une heure que nous jouons, indiqua Fort d’une voix lisse, le regard plongé dans la pénombre de l’extérieur. Je préfère que nous discutions, si tu le permets. »
Quera laissa tomber son jeu de cartes sur la table et croisa les jambes, un air affligé sur le visage.
« J’aurais dû être sur la piste de danse à cette heure-là, en train de valser et d’avoir des conversations passionnantes. Il y aurait eu ces musiciens que j’aime tant, te souviens-tu ? Ils étaient annoncés dans l’invitation de Dame Dalla, nous les avions entendu aux jeux d’été, l’an dernier. »
Son frère l'écoutait se plaindre sans broncher, le tuyau de la pipe coincé entre les lèvres, son regard oscillant entre le paysage à l’extérieur et le visage chafouin de sa jeune soeur.
« J’aurais invité Daly à se promener sur les chemins de la roseraie — et tu nous aurais accompagné, évidemment. » Elle échangea un regard en coin avec Fort, qu’il ne pense pas qu’elle souhaitait passer du temps avec une jeune personne sans chaperon. « Nous nous serions amusés jusqu’au coeur de la nuit, à boire et à manger, à rencontrer les personnalités les plus influentes du pays… Autres que les Hauts-Nobles, je veux dire. La liste d’invités était tellement fournie, il y aurait eu tant à faire ! soupira Quera. Et le lendemain, nous aurions joué au Promeneur aveugle. Il y avait même des tournois de tir à l’arc prévus, des duels à l’épée et des courses de chevaux. »
Elle laissa le silence envahir la pièce, la gorge nouée par le regret, les souvenirs des fêtes du printemps passées l’envahissant.
« Et tu te retrouves ici, avec ton pauvre frère ennuyant. »
La voix de Fort la sortie de ses pensées. Il avait l’air peiné.
« Oh, Fort, souffla-t-elle. Excuse-moi. Je suis ravie d’être avec toi, bien sûr. » C’était un beau mensonge — elle aurait préféré être chez Dame Dalla. « C’est seulement qu’il s’agit de ma fête préférée et que je suis déçue de la manquer.
— Je le sais, marmonna l’homme d’une voix distante.
— Cesse de ronchonner et viens t’assoir avec moi. »
Elle tendit la main dans sa direction pour l’encourager à la rejoindre. Elle crut qu’il ne viendrait pas mais il se décida après quelques secondes. Quera fut ravie de le voir abandonner sa pipe sur le rebord de la fenêtre.
Il s’assit avec la grâce d’un Héritier dans son fauteuil, croisant les jambes et posant sur sa soeur un regard insondable.
« Alors, mon frère, sourit Quera en se penchant d’un air complice vers le bel homme brun. Discutons, puisque c’est ce que tu souhaites. Mère a laissé entendre que vous vous unirez bientôt. »
Elle avait pris une voix ronde et chantante, comme celle de sa mère quand celle-ci s’adressait aux autres Hauts-Nobles. Fort grimaça à ses paroles et un léger rire lui échappa. C’est ce que Quera aimait tant chez son frère : il était bien moins rancunier qu’elle et oubliait toujours la colère ou la tristesse qu’elle lui inspirait de temps à autre.
« Est-ce réellement ce qu’elle a dit ?
— Bien sûr, répondit la jeune femme en répondant au sourire de son frère. Elle avait l’air très heureuse de me l’annoncer, d’ailleurs. »
Fort secoua la tête et feignit réarranger sa veste autour de son buste.
« Elle sera déçue d’apprendre que je n’ai nulle intention de m’unir dans les prochains mois, alors ?
— Certainement. » Quera l’observa avec attention puis, sur le ton de la conversation elle demanda : « Est-ce vrai ? N’as-tu pas une personne chère à ton coeur ? »
Bien qu’elle aurait préféré ne rien voir, elle ne manqua pas le froncement de sourcils du jeune homme. Mais elle mit cela sur la gêne — son frère était très timide.
« Tu es celle qui m’est la plus chère, Quera.
— Oh voyons. J’ai entendu dire que la jolie Llya Henné était à la recherche d’un compagnon. C’est une lointaine parente des Dankel, elle est de bonne famille.
— Quera ! s’agaça soudainement Fort. Arrête. »
Le ton était sans appel et Quera ferma la bouche, ravalant sa remarque. Elle défia son frère du regard et détourna finalement la tête la première.
« Bien, bien, fit-elle pour cacher son désarroi. Je ne dirai plus rien à ce sujet.
— Effectivement. A moins que tu ne souhaites que nous parlions de toi ?
— Et bien, fais. » Elle considéra Fort. « Je n’ai rien à cacher.
— Mère m’a également parlé de ta future union, tu sais. »
Quera fronça les sourcils et chercha dans le regard de son frère une trace d’un mensonge.
« Et bien, le secoua-t-elle. Qu’a-t-elle dit ?
— Rien de bien différent de ce que qu’elle t’a dit, avoua-t-il en haussant les épaules. Qu’elle espérait te voir bientôt unie.
— A ce rythme, cela viendra bien avant toi, » ne put-elle s’empêcher de dire, perfide.
Fort lui adressa un regard d’avertissement puis son regard se fit plus complice :
« Feras-tu bientôt la cour au jeune Daly ? À moins que celle-ci n’ait déjà commencé ?
— Bien sûr que non, le réprimanda Quera. Pas sans avoir demandé l’accord à nos parents. Mais elle commencera peut-être bientôt. »
Un sourire enjoué apparut sur ses lèvres. Son coeur battait la chamade à cette idée.
« Je serai là pour vous surveiller.
— Je n’en doute pas, mon frère. »
Ils échangèrent un sourire complice.
Quera comme Daly savaient depuis longtemps que leur amitié les mènerait très certainement à se lier l’un à l’autre et aucun des deux n’y voyait d’inconvénient. Après tout, Daly faisait parti, comme Quera, du noyaux familial de l’une des huit lignées de Hauts-Nobles. L’Héritier actuel de sa famille, David Qaun, étant un vieux célibataire qui n’avait jamais voulu prendre compagne, à la plus grande honte des siens. Le père de Daly, frère de David, récupèrerait le siège de Décisionnaire à sa mort, et son fils ainé deviendrait l’Héritier. Quera avait donc tout à gagner d’une telle union. Et elle devait bien s’avouer que le jeune homme avait un certain charme.
Un silence réconfortant s’installa entre le frère et la soeur. Fort retourna fumer sur le bord de la fenêtre tandis que la jeune femme triait les cartes sur la table.
Quera était troublée par la réaction de Fort quand elle avait parlé de Dame Llya mais elle s’efforça de ne point y songer. Elle comprenait, après tout, que son frère ne désire pas prendre compagne pour le moment. Il serait cependant bien obligé de le faire s’il ne voulait pas que l’on dise des choses désagréables à son sujet dans les hautes sphères. A dix-huit ans, il était grand temps qu’il se penche sur la question. Mais Quera faisait confiance à sa mère et à son père pour traiter le sujet. Elle se contentait de taquiner le jeune homme comme elle aimait tant le faire, bien que cela soit une passion discutable.
Ce chapitre met bien en avant Fort, qui se révèle moins "ennuyeux", plus insoumis.
Quera joue à faire l'adulte mais ses préoccupations sont futiles.
On anticipe que la question du mariage va être compliqué, autant pour l'un que pour l'autre. C'est un problème classique, il me tarde de voir comment tu vas l'amener :)