« Salut, j'espère que tu m'écoutes. J'ai besoin de toi, je veux que tu reviennes. »
Dans le noir, ce sont ces mots qui résonnent.
Boum boum !... Boum boum !... Boum boum !...
Ce son régulier, ce n'est pas celui du pivert.
Non.
C'est mon cœur.
Il faut croire que je suis toujours en vie.
Tout est flou quand j'ouvre les yeux. Je suis dans une chambre, je crois, allongée sur un lit. Les battements de mon cœur se transforment peu à peu par un autre son régulier.
Bip !... Bip !... Bip !...
Je tourne la tête et me retrouve nez à nez avec une énorme machine à fréquence cardiaque. Le trait rouge de l'écran dessine régulièrement des montagnes. Derrière, il me semble qu'une fenêtre donne sur des immeubles.
« Chérie ? »
Cette voix, je la reconnais : c'est celle de la radio. Je tourne la tête et distingue une silhouette, assise à mon chevet. Il faut du temps pour que ma vue s'éclaircisse un peu. Petit à petit, je reconnais ces cheveux blonds, cette chemise à carreaux et cette expression affectueusement soucieuse.
Doucement, je parviens à articuler quelque chose, un petit mot que je n'ai pas prononcé depuis une éternité.
« Maman... »
Ma voix se casse sur la seconde syllabe, mais on s'en fiche. Ce qui compte, c'est qu'elle se précipite pour me prendre dans ses bras.
Je souris.
Alors c'est ça, ne plus être seule.
*
Les jours suivants, je subis plusieurs examens dans cette chambre d’hôpital. Par la fenêtre, j'ai fini par reconnaître la ville de San José. Depuis mon réveil, je n'ai pas prononcé un mot. J'ai vraiment du mal à croire ce que m'a dit le médecin sur ce qui s'est passé.
Assise sur le lit, je mange mon plateau-repas sans conviction. Je suis plus intéressée par le tableau du pivert, seule décoration de la pièce, et sur le petit ours en peluche que quelqu'un a dû laisser pour moi. J'ai demandé à ce qu'on allume la petite radio qui se trouve sur la table de nuit. C'est exactement la même que celle de la cabane.
Aux infos, on parle beaucoup de la jeune fille trouvée dans les bois et de son séjour à l’hôpital.
Quelqu'un frappe à la porte et entre. Ce n'est pas maman, ni le médecin, mais un autre cinquantenaire en costume trois pièces. Il porte des lunettes carrées et un bloc note qui lui donne un air de professeur d'université.
« Bonjour, je suis le docteur Silva. Je suis spécialiste de la thérapie postcoma. Votre médecin a pensé qu'il serait bon que nous discutions. »
Je me raidis tandis qu'il s'installe sur la chaise vide, laissée par maman.
« Il paraît que vous n'avez pas parlé depuis votre réveil. Qu'est-ce qui vous perturbe ? Si vous voulez me l'écrire plutôt que de me le dire, j'ai apporté une ardoise. »
Je secoue la tête. Ce n'est pas nécessaire. Le docteur plonge donc son nez dans son dossier.
« Et si nous reprenions depuis le début, voulez-vous ? D'après le rapport du médecin, vous avez été retrouvée après un accident de voiture dans le parc de Redwood, à presque dix-huit miles d'ici. Les autorités ont supposé que ça faisait une demi-heure que le crash avait eu lieu. Vous êtes entrée dans le coma par traumatisme crânien. Il vous a fallu plusieurs semaines pour vous réveiller. Peut-être que cet état vous a laissé des séquelles, expliquant votre perte de la parole...
— Non. »
Le docteur relève la tête. À l'évidence, je possède toutes mes capacités langagières.
« À mon réveil, j'ai juste été surprise, continué-je. Pour moi, je n'ai pas perdu connaissance dans la forêt.
— Qu'entendez-vous par là ?
— Je veux dire que, pour moi, après l'accident, je suis sortie de la voiture et que j'ai vécu dans la forêt pendant plusieurs semaines.
— Je vois... Il arrive parfois que le coma provoque ce genre de rêve qui paraît si réel pour le patient. Mais tout ce que vous pensez avoir vécu après l'accident n'a jamais eu lieu. Est-ce que cela vous rassure ?
— Pas vraiment.
— Pourquoi ?
— Parce que je m'y plaisais bien et que j'ai voulu ne jamais revenir. »
Le thérapeute fronce les sourcils, perplexe. Alors je précise davantage ma pensée :
« J'aurais dû m'en douter, au fond. Il se passait des choses étranges. Dans la forêt, enfin, dans mon rêve, il y avait des plantes et des espèces qui ne devaient pas être là. J'ai cru que je faisais des découvertes, mais à l'évidence, tout venait de mon imagination. Après tout, c'était un peu la forêt rêvée, celle qui contenait tous mes spécimens préférés. Et puis j'ai vu ce pivert, là, celui du tableau, et aussi cet ours, qui était bien réel, enfin, je veux dire, pas en peluche. La radio aussi était dans mon rêve, dans la cabane où je vivais. C'est grâce à elle que j'ai entendu maman. Bref, c'était vraiment... un bel endroit. J'aurais voulu y rester toujours. »
Le docteur Silva m'écoute en silence, attentif et curieux. Il est tellement absorbé par mon récit qu'il ne note rien sur son bloc-note.
« Mais si je voulais y rester toujours, c'est parce que ma vie, telle qu'elle est aujourd'hui, ne me convient pas. Je n'en peux plus de travailler dans la misère pour réussir mes études et espérer avoir un boulot acceptable. Je ne supporte plus de vivre dans ce monde où tout va trop vite, où le temps file sans qu'on le voie. Je me répète qu'il faut tenir, ne pas abandonner, mais émotionnellement, c'est trop dur, je n'y arrive plus. Et dans ma forêt, de l'autre côté de l'arbre-tunnel, j'ai enfin pu... respirer. J'ai renoué avec les séquoias, ces arbres qui m'avaient conduite à devenir biologiste. J'ai retrouvé du temps pour méditer, pour penser, pour créer... J'ai observé et j'ai écouté. Je me suis rappelé quel lien je voulais entretenir avec le Monde. Et je savais que si je quittais cet endroit, tout serait fini : je replongerais dans ma vie d'avant. Alors j'ai songé à ne pas repartir, à rester dans ma forêt, toujours.
— Et pourtant, vous êtes là. Qu'est-ce qui vous a décidé à revenir ?
— Les messages radio. Et l'ours, aussi. En suivant sa trace, j'ai découvert qu'il avait une famille. Je me suis alors sentie très seule. À partir de là, tout a commencé à se détraquer. La radio me rapportait la voix de maman en boucle et le pivert tapait de plus en vite, de plus en plus fort sur le bois. Maintenant, je sais ce que ça voulait dire. Ça signifiait que je ne voulais pas vivre seule, même dans ma forêt. Mais même si je suis revenue, je n'arrête pas de m'en vouloir.
— Pour quelle raison ?
— Parce que si je ne voulais pas revenir de ma forêt, de ce lieu qui n'était pas réel, c'est que j'avais peut-être perdu le goût de vivre. Et si, en fait, je ne voulais pas revenir parce que je ne voulais plus vivre ? »
Mon interlocuteur laisse son carnet et son stylo glisser vers le sol, puis pose ses coudes sur ses genoux, se penchant davantage vers moi.
« Vous savez, je ne pense pas qu'il faille interpréter votre rêve sous cet angle. Je crois plutôt que votre inconscient vous a envoyé un signe.
— C'est-à-dire ?
— Voyez-vous, je crois qu'il a plutôt essayé de vous dire qu'une autre vie était possible pour vous. Vous venez de me dire que vous n'aviez plus goût à la vie, que le travail, les études, le monde qui va trop vite, ça ne vous convient plus. Pourtant, vous soulignez aussi que vous essayez d'ignorer tout cela pour ne pas abandonner. Alors votre accident, votre rêve, tout cela représente peut-être un point de non-retour. Peut-être qu'au fond, ce que vous avez vraiment besoin, c'est d'apprendre de nouveau à vous écouter ? »
La moue que j'affiche alors le fait sourire. Le docteur Silva se lève et s'apprête à quitter la pièce sans avoir rien noté.
« Ne vous inquiétez pas, je ne pense pas que vous ayez des tendances suicidaires, me dit-il avant de sortir. Je crois seulement que vous avez besoin de réfléchir au genre de vie que vous voulez avoir, surtout après ce qu'il vient de se passer. Sur ce, je vous souhaite une bonne journée. »
*
Plus tard, en fin de journée, maman vient m'annoncer une bonne nouvelle.
« Le docteur a dit que tu pourrais rentrer d'ici quelques jours. Apparemment, tes examens sont bons ! Je suis désolée que tu doives rentrer à San Francisco directement. Ça doit être dur de savoir qu'on a passé l'été sur un lit d'hôpital... Mais tu vas pouvoir continuer d'accomplir ton rêve !
— Maman ?
— Oui, chérie ?
— Je crois qu'il existe d'autres moyens d'accomplir mes rêves.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Je dis que je ne vais pas retourner à San Francisco.
— Mais enfin, pourquoi ? Si tu ne continues pas tes études, tu ne deviendras jamais biologiste. N'est-ce pas tout ce que tu as toujours voulu ?
— Ce que j'ai toujours voulu, c'est étudier les espèces forestières. Or, je ne veux pas y parvenir de cette façon. Je veux dire, étudier loin de la forêt, n'être jamais sur le terrain et toujours dans un labo. Alors... J'aimerais te demander quelque chose.
— Tout ce que tu veux, ma chérie.
— Maman... Est-ce que tu crois que je peux rentrer étudier la forêt à la maison ? »
La fin est amenée par quelques éléments disséminés tout le long du récit, assez subtilement pour qu'on s'en doute un peu sans vraiment la deviner.
Le choix de la première personne présent est judicieux et donne de la vivacité à la narration.
Un bémol, toutefois. Ton héroïne est étudiante en biologie. La forêt est sa spécialité, ce milieu la fascine. On pourrait s'attendre à une description plus détaillée de la forêt et son fonctionnement (même si tout cela s'est produit dans sa tête). Là, je trouve que la forêt paraît encore trop générique et correspond à l'idée que se fait de la forêt une personne qui ne l'a pas particulièrement étudiée.
Tu introduits des espèces qui n'ont pas lieu d'être dans cette forêt et cette présence trouble ta narratrice. Peut-être pourrais-tu aller plus loin dans la description de son trouble, dans le décalage entre ce qu'elle s'attend à y découvrir et ce qu'elle découvre réellement.
Pour revenir sur la dimension biologique, elle devrait s'intéresser à toutes les espèces qui vivent dans une forêt, aux insectes, aux champignons, aux lichens qui poussent sur les arbres… Tous ces détails permettraient de rendre ce rêve encore plus vivant.
Merci pour ce texte ! J'ai bien envie de me promener au milieu des séquoias géants, moi aussi ;)
Merci d'être venu me lire, ça me fait toujours plaisir. :) Et merci pour tes remarques, j'en prendrai compte pour la réécriture. Il est vrai que je n'ai pas trop insisté sur le caractère scientifique, tout simplement parce que moi-même je ne possède pas assez de vocabulaire et de connaissance sur ce sujet. Je ferai ce travail de doc pour pouvoir apporter davantage!
Je ne peux que m'identifier concernant le dénouement de ton histoire. S'émanciper et écrire sa vie à sa propre manière est un sentiment qui enflamme même la cendre, et je pense qu'on partage tous les deux ce sentiment. Ainsi, ton texte donne un peu d'espoir.
Contrairement aux premiers chapitres où j'avais relevé, dans mon premier commentaire, un soucis de profondeur, je trouve que la fin est bien plus fluide et immersive. On n'assiste plus à une série de constats mais à une véritable histoire à laquelle on peut facilement croire.
Le twist du comas m'a beaucoup surpris. Je ne l'ai absolument pas vu venir, et je trouve que tu as sacrément bien maitrisé cet élément. Les indices disséminés dans les chapitres précédents nous sautent aux yeux à présent, et tout fait sens.
Je relève aussi le professeur Sylva : je pensais à l'origine que ce personnage était malheureusement plat et sans profondeur, mais à bien y réfléchir je pense réellement qu'il incarne quelque chose de symbolique. J'imagine que c'est de la liberté de chacun de l'interpréter à sa manière !
Félicitations pour cette courte histoire, très fluide, émouvante et encourageante. Je suis bien heureux d'être tombé dessus et je t'encourage à continuer d'écrire !