La première fois qu'un rat lui apporta le morceau de fromage qu'il lui avait ordonné de voler, Cizna sut que ce pouvoir allait changer sa vie. Enfant chétif aux longues boucles noires, le corps émacié par la famine des bas-fonds, il passait ses journées en compagnie des rats, des corbeaux et des chiens qui formaient la faune des quartiers noirs. Il adorait s'amuser avec les animaux. Ils remplaçaient la famille qu'il n'a jamais eu, jusqu'au jour où il découvrit qu'il pouvait en faire des marionnettes obéissant à tous ses ordres.
Il marchait dans les rues sinueuses et vaseuses des bidonvilles, à la recherche de n'importe quoi s'apparentant à un repas. Il passait devant toutes sortes de personnes : un vieil homme à qui il manquait un bras et une jambe, le regard creux d'un mort, la bouche grande ouverte; une trop jeune mère qui essayait en vain de bercer le nourrisson qui hurlait dans ses bras; un petit groupe d'enfants agglutinés autour d'un objet rond et jaune, percé un peu partout. C'était la première fois qu'il voyait du fromage, qui, en temps normal, ne passerait jamais les remparts haute-ville. Il en avait très envie, mais il savait que ces enfants ne lui en laisseraient pas une miette : un mets si rare ne pouvait pas être partagé avec des inconnus. Il continua de marcher , tête baissée, jusqu'à ce qu'une toute petite masse poilue ne file sous ses yeux. Elle s'arrêta devant lui, le regarda fixement, des billes noires en guise d'yeux. Cizna plongea un regard désespéré dedans, transmettant la faim qui lui rongeait l'estomac. Soudain, les yeux du rongeur s'illuminèrent, et il fila à toute vitesse en direction du groupe d'enfants. Quelques instants plus tard, après cris d'interminables cris de terreur, le rat revint, une roue de fromage plus grosse que son corps dans la gueule, le poil couvert de sang humain. Ce jour-là, Cizna s'attacha à un sentiment de supériorité, de contrôle, qu'il ne lâcha plus jamais.
Des années plus tard, il devint chevalier du Loup des brumes, et apprit que son pouvoir pouvait servir à manipuler des humains plutôt que de simples rongeurs.
Il se trouvait dans un village frontalier du Royaume, chargé d'attendre l'arrivée de l'épée d'Adrian, une épée disparue depuis des siècles. Comme si quelqu'un allait gentiment lui ramener cette épée légendaire. Quoi qu'il arrive, une fois en sa possession, il devrait la remettre à son capitaine. "Ça te servira à repérer l'épée lorsqu'elle arrivera.", lui avait-il dit en lui donnant un bout de ferraille, pas plus grand que la paume de sa main. Il ne savait pas vraiment ce que c'était, mais cela faisait bien trop longtemps qu'il ne bougeait pas d'un pouce, rangé dans une bourse toujours attachée à sa ceinture. Cizna s'est vite lassé d'attendre un objet dont il était convaincu qu'il avait disparu depuis des décennies. Il trouva vite de nouveaux pantins dans le village près duquel il était en fonction. Quelques fois, quand il s'ennuyait, il choisissait deux villageois, qu'il faisait combattre à mort, juste pour passer le temps. Et quelques rares fois, lorsqu'il était d'humeur destructrice, il prenait un enfant du village au hasard, le détruisait d'abord physiquement, pour ensuite lui manipuler l'esprit jusqu'à le rendre inhumain, malléable, comme une véritable marionnette.
Les jours se ressemblaient, ennuyeux, froids. Il n'en pouvait plus d'attendre. Mais il savait pourtant que c'était le sort qu'on réservait aux nouveaux, et aux moins forts de chaque compagnie. Alors qu'il se lamentait sur sa situation, seul au beau milieu d'une forêt, le fragment métallique que lui avait confié son capitaine trembla dans sa bourse, comme attiré vers l'extérieur. Cizna, d'abord perplexe, ne fit rien, mais la bourse n'arrêta pas de vibrer à sa taille. Il se rendit au village. En chemin, tout se fit plus clair dans son esprit. Il repensa à ce que lui avait dit son capitaine. L'épée était là. Après des années d'attente, il allait enfin remplir sa mission.
Pris par une émotion mêlant joie, excitation et impatience, il avait fait sortir tous les villageois de leurs maisons. L'un d'eux était forcément en possession de l'épée. Mais dans ce cas, pourquoi n'en avait-il pas été informé plus tôt par le fragment ? Non. Quelque chose a dû changer. Une nouvelle personne est arrivée. Il la ferait souffrir pour tout ce temps passé seul dans cette campagne avant de récupérer l'arme.
Ema était en retrait, parmi les villageois, mais le voyait clairement, ce regard où se mêlaient extase et fureur, prenant plaisir à manipuler tous ces corps à sa guise. Ces yeux dégageaient une lueur jaunâtre, presque imperceptible. L'écho d'un croassement retentit. Ema ne pouvait lever les yeux au ciel, mais vit un corbeau se poser sur l'épaule de l'homme aux cheveux noirs. Elle le reconnut immédiatement. C'était le même qu'elle avait vu avant d'entrer dans la cave. Elle regarda autour d'elle et vit les mines déconfites et horrifiées des villageois, jusqu'à tomber sur celle de Rik, tout aussi défigurée par la peur. Leurs regards se croisèrent, mais ils étaient incapables de se parler. L'homme se mit à marcher parmi la foule, inspectant leurs visages attentivement , silencieux, gardant cet air amusé. Plus il se rapprochait d'Ema, plus elle sentait que son cœur allait exploser dans sa poitrine. Il prenait plaisir à s'attarder sur les traits de chacun, à voir leurs visages défigurés par l'angoisse. Il se trouva face à Ema, posa un regard malin sur son corps, un sourire en coin. Elle fut soulagée lorsqu'il finit par l'ignorer, allant scruter le visage de l'homme qui se trouvait à la droite d'Ema, de longues minutes d'incompréhension, puis se tourna vers elle en hurlant : "Trouvée !". Ema laissa échapper un hoquet de surprise, autant à cause du cri que des odeurs corporelles nauséabondes de l'homme. D'aussi près, ses yeux lumineux étaient presque envoûtants. Elle aurait voulu s'enfuir, ou même combattre si elle le pouvait, mais son corps l'en empêchait, les pieds profondément enracinés dans la terre, les bras pris dans une camisole invisible. Elle n'était plus qu'un objet, une poupée. L'homme approcha ses doigts anguleux aux ongles crasseux de son visage pour le prendre dans ses mains. Il colla son front à celui d'Ema et ferma les yeux. L'odeur devenait insupportable. Toujours incapable de bouger, elle voulait le tuer. Pas le faire s'excuser ou le torturer, mais simplement le tuer. La rage déforma subitement son visage, l'assombrit. L'homme, lui, avait l'air de s'amuser à jouer avec elle, ses mains écrasant les joues d'Ema comme s'il tenait un objet précieux entre les doigts. Il scruta son visage sous tous les angles, comme fasciné, presque ému.
- Je pensais que tu n'allais jamais venir, dit-il d'une voix tremblante. Sais-tu seulement depuis combien de temps j'attends ta venue ?
Ema ne répondit pas. Elle ne le pouvait pas, il le savait et se jouait d'elle. La colère sur le visage d'Ema ne faiblissait pas. L'homme, soudain emporté par un élan de folie, serra plus fort le visage de la petite fille. Trop fort, tellement que ses ongles lui transpercèrent la peau du visage, sans pour autant s'arrêter d'appuyer. Ema souffrait, voulait se débattre, mais son corps ne répondait à aucun de ses ordres.
- Tu te rends compte ?, s'énerva-t-il. Des années que j'attends là comme un chien ! C'est que maintenant que tu te montres ?
Il lui asséna une gifle si puissante que sa vision se troubla, un amas de tâches de couleurs dans son champs de vision, floues. Des larmes coulaient le long de ses joues, pas à cause du coup, ni de tristesse ou de peur, mais de rage, ce sentiment noir que lui inspirait cet homme face à qui elle se sentait incapable d'exister. Elle ne pouvait pas bouger, ni parler. Pour un tas de raisons qu'elle ignorait, sans même avoir d'explications, elle subissait tout ça. Elle se jura de lui faire subir la plus douloureuse et insupportable des morts. Mais malgré sa volonté, elle était impuissante.
- Bon, fini de jouer petite. Retire cette épée et donne la moi.
Les bras d'Ema bougeaient de manière saccadée, car elle voulait lutter contre cette force. Mais plus elle luttait, plus grand était le sentiment d'impuissance. Elle retira son épée et la tendit à l'homme.
"Je te pensais plus forte que ça. Mais on dirait que tu as encore besoin de moi."