Comme Adèle

Par Ava
Notes de l’auteur : TW : dissociation, déréalisation, dépersonnalisation. Cette nouvelle s'inscrit dans le recueil "Toutes nos fissures" qui a pour but de traiter de sujets complexe dont les maladies mentales.

Comme Adèle

 

Ce matin, comme tous les matins ; Adèle se réveille devant le chevalet qu’elle a installé la veille.  Le pinceau qu’elle tenait a laissé une trace rouge sur le sol. En levant les yeux sur le tableau qu’elle a peint avant de s’endormir, elle est prise d’un sentiment d’horreur. Elle s’empresse alors de le cacher dans son armoire. Personne ne doit jamais le voir ! Ils la croiraient folle !

Elle récupère une tasse, y glisse un sachet de thé et ajoute de l’eau bouillante. Elle exécute ce rituel tous les matins. Si elle ne le faisait pas elle passerait sûrement la journée dans son lit. C’est ce qu’elle aimerait faire tous les jours, la vie lui paraît si fade.

 

*

 

« Quel est votre dernier rêve Adèle ?

-Je ne sais pas vraiment, je ne m’en rappelle plus.

-Vous souvenez-vous de la première chose que je vous ai dit à propos de vos rêves Adèle ?

-Non, cela ne me revient pas.

-N’oubliez pas vos rêves Adèle, ils sont la clé. »

Adèle fixe le visage de sa psychiatre, elle observe ses yeux vert clair et son nez retroussé. Elle regarde les pâtes d’oie aux coins de ses yeux et son petit sourire pincé.  Elle déteste ce sourire. Quand elle le voit, elle voit de la douleur. Une thérapeute n’est pas sensée vous transmettre de la douleur, n’est-ce pas ?

Elle observe ce visage tous les mercredis à 13h44 précise, et ceci chaque semaine depuis maintenant cinq ans. Elle ne se souvient pas de la première fois où elle a mis les pieds dans son bureau, ni comment elle y est arrivée. Il n’y a qu’une chose qui la marque à chaque fois : ses yeux verts accompagnés de leur sourire qui a mal. C’est tout ce dont elle se souvient après chaque rendez-vous, des yeux et un sourire.

Elle sort du cabinet et marche dans la rue. Elle a toujours cette sensation d’inconfort, comme si elle n’existait pas vraiment, comme si les gens n’étaient que des figurants, comme si sa vie n’était qu’un rêve. Dépersonnalisation et déréalisation. C’est comme ça que sa psychiatre lui explique ses symptômes.

« Tu es dépersonnalisée et déréalisée. Mais on va régler ça Adèle. Tu pourras enfin vivre ta vie comme Adèle. Celle qui était encore là il y a cinq ans. »

Comme Adèle…

 

Quand elle est chez elle, elle lutte pour ne pas s’endormir. L’hypersomnie, un autre symptôme qui est apparu il y a cinq ans. Son seul moyen pour recouvrir de l’énergie ? Se nourrir. Elle récupère un croissant, elle a toujours adoré les croissants. Mais une fois le croissant dans sa bouche, elle ne se rappelle plus pourquoi elle aime tant ça.

Ce croissant aussi est fade, sans goût.

Elle s’assoit sur son tabouret, face à une toile vierge et elle se met à peindre. Les couleurs se mélangent et se distinguent en formes pleines de vie. Face à ce tableau, elle se sent anormalement chez elle. Comme si ce monde-là existait plus que le sien.

 

« Ma chérie, tu peux récupérer ce sac ? C’est celui que l’on doit donner à grand-mère.

-Oui maman ! Tu penses que grand-mère aura fait une de ses tartes pour le gouter ?

-J’en doute ma chérie, ta grand-mère est très fatiguée ces derniers temps. »

Elle observe sa mère entasser les affaires dans le coffre. Sa chevelure rousse vole au vent. Elle a toujours trouvé sa mère magnifique, comme une déesse à la voix douce. Chaque week-end, elles partent toutes les deux au nord du pays. Elles roulent pendant deux heures à travers la forêt et arrive à la maison de grand-mère. Grand-mère est une gentille femme qui a toujours un mot doux.

Le vent caresse ses cheveux et elle sent l’odeur des roses lui chatouiller les narines. Elle monte dans la voiture et se tourne vers son père, souriant, qui leur dit au revoir de la main.

 

Adèle s’est de nouveau endormie face à sa peinture. Elle ne voulait pourtant pas dormir ! Elle regarde son tableau. C’est un homme d’une quarantaine d’années. Ses cheveux grisonnants contrastent avec son sourire étincelant. Il se tient devant une maison de banlieue et semble dire au revoir. A qui donc dit-il au revoir ? Adèle ne comprend pas pourquoi, mais elle aime bien ce tableau.

Elle décide de le garder, il est joli, il lui plait beaucoup.

 

Après une nuit qui lui a semblée courte, Adèle prend son carnet de rêves. Elle suit les conseils de sa psychiatre : écrire dans un carnet tout ce dont elle se souvient. Chaque jour elle s’adonne au même travail, chercher une image, un son, quoique ce soit qui ai pu traverser son sommeil. Elle finit par poser son carnet. Voilà pour elle un nouvel échec.

Elle descend à boulangerie proche de chez elle, elle aimerait pouvoir manger un croissant. Elle choisit le plus doré, celui qui lui semble le plus croustillant. Une fois la perle rare trouvée, elle remonte à la hâte dans son appartement. Elle se sent alors prise d’une nouvelle bouffée d’angoisse. « La Adèle que je suis n’existe pas ». C’est avec cette pensée que commence chacune de ses crises. Elle sent son cœur se serrer dans sa poitrine et ses poumons fermer les valves d’air. La voilà de nouveau coincée dans cette réalité sans pouvoir respirer. Il lui semble entendre dans ses oreilles ces appareils médicaux qui indiquent que le cœur s’arrête. Le monde siffle et des larmes débordent de ses yeux. Ses jambes ont depuis longtemps quitté le navire, l’envoyant sur le sol. Le monde est à présent flou, irréel. Son croissant ne semble plus exister dans sa main, il a disparu comme s’il n’y avait jamais été. Son cerveau lui joue encore des tours.

« Cinq choses que je peux voir… », c’est ce que lui a conseillé sa psychiatre pour avorter une crise. « Ma main, d’une, mon chevalet, de deux, la peinture que j’ai fait ce matin, en voilà trois, mes chaussures, encore un dernier… ». Ses yeux parcourent la pièce, mais le monde est flou et tout lui paraît si irréel. Il lui en faut une cinquième ! Alors que la panique lui tort à nouveau les entrailles, ses yeux se posent sur sa couverture, celle sur laquelle sa mère à tricoté un « A » quand elle est née.  « Ma couverture, cela fait cinq ». Elle calme alors sa crise avec les trois étapes suivantes : « 4 choses que je peux toucher, 3 choses que je peux entendre, 2 choses que je peux sentir ». Son souffle est devenu calme, sa vision est redevenue limpide lorsqu’elle arrive à la dernière étape : « Une chose que je peux goûter ». Elle mord dans son croissant. Les émotions ont été trop fortes aujourd’hui, peindre sera la meilleure chose pour aller mieux à nouveau.

 

Les arbres filent à toute allure autour de la route. Elle aime s’imaginer courir au travers. Elle se voit comme un animal sauvage qui parcours des kilomètres en une journée. Elle aimerait tant parcourir des kilomètres en une journée ! Sa mère chantonne doucement au volant de la voiture. Elle entonne une mélodie douce avec cette voix si mélodieuse. Quand elles font ce voyage, elles ne mettent jamais la radio. Sa mère chante en parcourant la nature et les notes ont la même substance que le vent au milieu des arbres. Après une heure de route, elles décident de s’arrêter sur le bas-côté. Cet endroit est calme, idéal pour manger. Sa mère a fait des sandwichs pour le déjeuner. Le sien contient : du thon, de la tomate, de la mayonnaise maison et un ingrédient que sa mère ne lui révèle jamais. « Tu verras, tu utiliseras cet ingrédient toi aussi quand tu feras le repas de tes enfants ». Chaque fois qu’elle lui dit cette phrase, elle lui fait un clin d’œil, comme pour dire « tu verras plus tard tu comprendras ». Elle ne comprend jamais. Alors qu’elle se demande ce que sa mère lui a réservé pour le dessert, elle entend un bruissement dans la forêt et ses yeux se posent sur…

 

C’est le klaxon du camion de déménagement en bas de la rue qui réveille Adèle. Elle s’est de nouveau endormie devant sa peinture. Elle se lève brusquement et court se faire du café. Elle ne peut pas passer sa semaine comme cela une nouvelle fois. Elle décide de ne plus s’endormir jusqu’au soir. Elle ne veut pas s’installer de nouveau devant son chevalet et tomber dans les bras de Morphée. Aujourd’hui elle ne peindra pas ! Cette journée lui semble si fade. Elle s’attèle à son ménage pour oublier l’ennui.

Le mardi suivant, alors qu’elle finit de ranger son appartement, ses yeux se posent sur sa peinture. L’objet qu’elle tenait alors dans la main se fracasse contre le sol mais elle n’y fait que très peu attention. Elle est là, bouche bée devant son chevalet, bouche bée devant le cerf qu’elle a peint quelques jours auparavant. Il est majestueux, ses bois semblent éclairer la forêt environnante, comme s’il était un ange protecteur. Puis tout lui revient, cette petite fille avec sa mère, le pique-nique et bien plus encore.

Elle s’empresse de remplacer sa peinture par une toile vierge, pour peindre encore et encore. Elle achève plusieurs toiles avant de sentir ses paupières se fermer de nouveau. Cette fois elle ne l’empêche pas, elle laisse le sommeil la submerger.

 

Elle regarde ce cerf aux grands yeux. Il est majestueux dans cette forêt. Sa mère ne l’a pas remarqué. Elle est la seule à le voir. Il dégage une énergie particulière, comme s’il voulait lui transmettre un message. Elle ne comprend pas sa mélodie.

« Je sais que tu aimes les croissants, alors voici ton dessert. »

Elle se tourne vers sa mère dont le visage est coiffé d’un doux sourire tandis qu’elle lui tend son croissant. Mais ses yeux ne s’attardent pas sur sa viennoiserie.  Son cerf, qu’elle continuait d’admirer du coin de l’œil vient de s’élancer sur la route. Il ne court pas, il vient de se figer. A moins que ce ne soit le temps lui-même qui se soit figé ? Non, puisque cette voiture continue sa course avant de faire une embardée pour éviter le cerf. Une embardée pour se diriger droit vers le lieu du pique-nique. Il semble que rien ne pourra l’arrêter.

 

« N’oubliez pas vos rêves Adèle, ils sont la clé ».

Ils sont la clé, ils sont la clé, ils sont la clé. Comme le son d’une cloche dans une église cette phrase résonne dans sa tête alors qu’elle se réveille.

Face à elle un tableau lui montre une voiture qui semble vouloir sortir de la toile et se diriger droit vers elle. Mais de quoi a-t-elle rêver ? De quoi a-t-elle rêver et pourquoi cela ne lui revient-il pas bon sang ?!

Les tableaux ! Les tableaux du placard, elle doit aller les récupérer. Comment avait-elle pu les oublier eux aussi ? Elle découvre des tableaux montrant pour la plupart des taches de sang ou des organes sur un sol boueux. Il y’en a des dizaines et des dizaines de la sorte. Chacun de ses rêves remontent à la surface, comme tant d’histoires qu’on lui aurait raconté plus jeune et dont elle aurait oublié jusqu’à l’essence même du récit. Cette petite fille et sa mère… Elle doit savoir !

Elle retrouve le premier tableau peint de la semaine, celui avant son dernier rendez-vous avec sa psychiatre. Le tableau représente une femme, les yeux plissés de douleur, la chevelure rouquine baignant dans une mare de sang. C’est la mère de la petite fille.

Mais ses yeux, d’un vert clair si joli et ce sourire en forme de grimace. Elle connaît ses traits-là. Mais comment a-t-elle pu ne pas les reconnaitre au bout de cinq ans, une fois par semaine ?

Cette femme, cette mère, c’était sa mère !

Les pièces du puzzle s’assemblent en un clin d’œil et enfin elle comprend. Sa psychiatre à la bouche pincée, cette petite fille d’une douzaine d’année à peine, ses rêves. Pas n’importe quelle petite fille, la petite fille qu’elle était cinq ans auparavant, cinq ans avant de perdre sa mère.

 

Elle se réveille dans un lit d’hôpital, un tube dans la bouche.

L’infirmière qui vérifiait ses constantes effectue un petit saut de surprise avant de se ressaisir.

« Mademoiselle, ne bougez pas. Vous venez de sortir du coma. Les médecins vont venir pour vous examiner, ne vous inquiétez pas vous êtes en sécurité. »

Son corps ne semble être que douleur. Elle entend le bruit régulier des appareils auxquels elle est branchée. Sur l’horloge elle peut lire l’heure : 13H44. Elle se souvient, d’elle et de sa mère. De ce cerf et de cette voiture. Cela fait maintenant cinq ans que cet accident a fait un coma d’elle.

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Reveanne
Posté le 09/08/2023
Bonjour!
Un début intéressant, rythmé, on entre dans le texte facilement, on se fait embarqué et on arrive au bout sans s'en rendre compte. Bref, super!
D'où te vient l'idée de la déréalisation? Ce n'est pas courant comme thème.(et intéressant pour le coup, même si j'ai toujours peur de la mise en oeuvre de ce type de thème...)
Bref, je m'en vais lire la suite. :)
Ava
Posté le 09/08/2023
Bonjour, je suis contente que cette nouvelle t'ait plu.
L'idée me vient de ma vie personnelle, je souffre de problèmes de santé mentale et je trouve important d'en parler. C'est pourquoi je me suis renseignée sur le sujet avant d'en parler et j'espère que ma mise en oeuvre est correcte.
Merci de ton retour en tout cas!
Lauraline Aday
Posté le 07/08/2023
Une histoire et une fin surprenantes ! On voit peu à peu apparaître les pièces du puzzle.

Sur le tout premier paragraphe, je me demande si au lieu de dire "elle est prise d’un sentiment d’horreur.", il ne serait pas possible de faire ressentir un peu de cette horreur au lecteur.

En tout cas la narration est bien menée et la lecture est agréable !
Ava
Posté le 07/08/2023
Tout d’abord merci beaucoup pour ton commentaire, c’est la première que j’ai un retour sur mes écrits !
Je vais réfléchir à comment je pourrais appliquer ton conseil !

En tout cas je suis contente que cette lecture t’ait plu!
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