Les hautes portes-fenêtres étaient ouvertes et laissaient découvrir, à travers les volutes du garde-corps, une cour intérieure longue et rectangulaire bordés de hauts murs qui lui rappelèrent la cour de la prison, sauf que celle-ci avait été transformée en un jardin luxuriant où poussaient des géraniums de toutes les couleurs, un bananier, un citronnier déjà chargé de fruits et une grande variété de plantes aromatiques. A l’extrémité du jardin, le long du mur, avait été érigée une tonnelle voûtée sur laquelle grimpaient des glycines en fleurs. Un petit chemin de galets menait de l’hôtel à la tonnelle et joignait un autre chemin à l’horizontale au milieu du jardin ; à la croisée s’élevait une fontaine dont la première coupole en forme de nénuphar géant était surplombée d’une fleur de lotus éclose d’où jaillissait une eau claire et scintillante sous les rayons du soleil de mai.
Un effluve de vétiver mêlé à des accents de citronnelle vint chatouiller les narines de Fidius. Le printemps allait bientôt laisser la place aux canicules estivales et les journées étaient déjà belles et chaudes. En ce début d’après-midi radieux, la cour était bercée par le doux ruissellement de l’eau de la fontaine et baignée d’une lumière que les couleurs du jardin semblaient absorber avec avidité pour irradier de plus belle ; les rouges, les roses, les violets dansaient avec les verts, les bleus et les jaunes pour animer ce tableau d’une force vitale et silencieuse qui prit Fidius au dépourvu, lui qui passait le plus clair de ses journées entre des murs stériles, au rythme assourdissant des verrous qui claquent et avec pour toute odeur celle du moisi.
Le député lui demanda de lui faire le récit de sa dernière entrevue avec Etos, jusqu’au moment de sa disparition et l’écouta attentivement sans l’interrompre pendant ce monologue. Quand Fidius eut terminé, il lui demanda de recommencer. Après avoir jeté un regard furtif au garde du corps toujours imperturbable, Fidius s’exécuta, se sentant tout à coup aussi anxieux que lors d’une épreuve orale du Bac. Il s’arrêtait de temps en temps pour prendre une gorgée de café dont le parfum épicé se mêlait aux arômes enivrants du jardin. Fidius était conscient de cette autre présence qui les observait depuis le début mais l’expérience curative que ses sens vivaient, se tenant tout près de ce havre de paix dont ils n’avaient jamais osé rêver, l’incitait à attendre ; c’était comme si ses sens savaient qu’il y avait plus à comprendre, plus à sentir, au-delà des apparences.
***
— C’est tout ? Tu lui as dit ce que tu avais écrit dans ton rapport et vous avez bu du café, et c’est tout ?
— Ah, pas n’importe quel café : du Bourbon Pointu, madame, le grand cru du café. J’en tremble encore.
Liane pouffa de rire mais ne quitta pas son sérieux.
— A-t-il eu l’air surpris au moins ?
— C’est ce que je n’arrive pas à savoir. Le garde du corps était aussi impénétrable qu’un soldat de la garde britannique. Monsieur le député m’écoutait sans sourciller ; c’est à peine s’il respirait. Je ne sais pas si c’était le choc, la peur ou autre chose.
— Autre chose ?
— Je ne sais pas, quelque chose de familier ; peut-être qu’il s’y attendait ?
— Vraiment ? Tu crois qu’ils se connaissaient, lui et Etos ?
— C’est pas vraiment le même genre mais plus j’y pense et plus je me dis qu’il en sait plus que nous. Et qu’il m’a invité pour savoir ce que moi je savais.
— Wouaouh, c’est presqu’excitant cette histoire d’espionnage politique. A qui vas-tu vendre la mèche maintenant ? Ça vaut cher ce genre de renseignements.
— Arrête de te moquer.
— Mon agent double préféré.
***
Fidius n’avait pas parlé à Liane de la présence. Ça n’était pas logique, pas rationnel, et Liane était du genre rationnel. « Je ne crois que ce que je vois » disait-elle souvent. Il n’avait pas non plus mentionné le jardin, ni ce qui s’était passé après. En sortant de l’hôtel particulier, un peu dubitatif suite à une entrevue à sens unique et à l’enivrement qu’il avait subi, il était allé s’asseoir à une terrasse de café pour reprendre le contrôle de ses sens. Lorsqu’il s’était assis, la présence s’était soudain envolée. Il s’était alors dit qu’il ne l’avait jamais senti, que c’était dans sa tête, qu’il devenait fou. Mais dans le même temps, il sentait le manque, le vide, à la place de la présence, comme un gouffre immense au creux de son estomac.
Il était sur le chemin du retour, marchant d’un pas vif le long d’une rue pavée, lorsque quelque chose attira son attention au coin de sa vision périphérique, une ombre, ou plutôt un éclair de lumière, comme le reflet d’un rétroviseur ou d’une vitre qui vient caresser sans prévenir un mur immobile. Il l’avait senti de nouveau, et n’avait pu s’empêcher de pousser la porte cochère entrebâillée qui l’invitait à entrer. Ça n’était pas dans ses habitudes de s’introduire dans des propriétés privées sans y avoir été invité. Il se sentait comme un hors-la-loi en cavale. Mais quelque chose lui disait qu’il avait sa place ici.
Il avança jusqu’à la porte vitrée laissée ouverte au fond de la cour intérieure. A peine en eut-il franchi le seuil qu’un frisson parcourut tout son corps et lui glaça la poitrine. Assis au milieu d’une pièce vide à l’exception de la chaise à bascule où il siégeait et d’un autre fauteuil qui lui faisait face, Etos l’attendait. Fidius dut se tenir à la poignée de la porte pour aider ses jambes qui se dérobaient sous lui. Mais son corps frêle devint soudain trop lourd à porter ; il le laissa donc glisser contre le mur attenant et l’assit dans un cri étouffé, à même le sol. Etos, gêné, bondit de sa chaise pour le soutenir et le guider à bout de bras jusqu’au fauteuil ou il l’assit plus confortablement. Pendant toute la manœuvre Fidius le fixa, les pupilles dilatées, le cœur battant la chamade, voulant croire à un rêve, ou à une hallucination.
— Désolé. Je suis désolé, dit Etos. Je ne voulais pas vous faire peur, ni m’en aller comme ça.
Voyant Fidius hagard, essayer en vain de se concentrer sur l’environnement autour de lui, il continua :
— Ne vous inquiétez pas. Cet endroit n’existe pas…
— Pardon ? balbutia enfin Fidius.
— Il n’existe pas, je l’ai inventé au coin de votre oeil, et vous y es entré car je vous y ai invité, vous avez vu le flash de lumière ; mais pour les autres passants, cet endroit n’existe pas. Vous êtes dans l’autre dimension, entre les vies et les morts. Ou je voyage actuellement.
La pièce lui apparut soudain plus clairement. De grandes dalles en terre cuite recouvraient le sol. Les murs étaient de la même couleur beige saumon et pas très bien finis. Les fauteuils à bascule sur lesquels ils étaient assis étaient modernes et confortables. Mais l’absence d’autres meubles rendait le tout surnaturel. C’est alors qu’il s’aperçut qu’il n’y avait aucun son. Du dehors, ou du dedans. Aucun chant d’oiseau, de sirène ou de voiture qui klaxonne au loin, pas même les palpitations de son cœur, dont il était sûr, battait la chamade. Rien pour les raccrocher à cette atmosphère. Une peur-panique l’envahit et il se mit à transpirer à grosses gouttes en blêmissant davantage.
— Oui, je sais ça fait beaucoup à recevoir, dit Etos, se sentant forcé de rassurer son interlocuteur, et conscient qu’il avait besoin de toute son attention dans ces précieuses minutes.
Fidius voulut se lever, courir hors de cette pièce soudain froide, et rentrer chez lui, mais ses jambes ne répondaient toujours pas.
— Comment, comment arrives-tu à faire ça. A voyager entre les vies et les morts ; c’est tout ce que son esprit arriva à ordonner à sa bouche.
— C’est une longue histoire, mais disons que j’ai développé beaucoup de pratique, à force de mourir et de renaître, en me rappelant de tout. A vrai dire je n’avais pas vraiment besoin de revenir ce coup-ci. J’avais fait mon temps. C’est un signe quand on commence à savoir voyager entre les plans. Mais j’ai une dernière mission à mener sur le plan physique avant de me cantonner au plan éthérique pour de bon, et vous observer vous faire des misères.
***
Ce soir-là, allongé dans son lit, Fidius s’était demandé comment le dire à Liane. La pauvre, elle n’avait rien demandé. Et si Etos disait vrai elle avait déjà assez souffert comme ça. Il répétait ce qu’il devait lui dire dans sa tête pour ne rien oublier : « Voilà, c’est que Etos et Mither, ils ne se connaissent pas, mais Mither et toi, si. Vous vous connaissiez, avant, dans une autre vie. » Là c’est sûr il l’aurait déjà perdue. Elle lui dirait qu’il faudrait l’interner avec Etos, elle se boucherait les oreilles ou s’en irait en claquant la porte. Il recommença : « Il faut que tu le rencontres, Mither. Après tu sauras. Après, on sera fixé. Tu sauras quoi faire en le voyant, en le connaissant un peu plus. »
Fidius savait que Liane n’aimait pas les positions politiques de Mither. Elle le trouvait « douteux », et « haineux », avait-elle dit une fois. Lui, la politique, il s’en fichait un peu, tant qu’il avait Liane dans sa vie. Pour lui ils étaient tous douteux, tous des truands en liberté inconditionnelle. Mais qui sait ce qu’il se passerait quand elle le verrait. Le reconnaitrait-elle ? Voudrait-elle le connaitre un peu plus ? Fidius n’était pas prêt à perdre Liane dans cette histoire surréaliste. Mais Etos l’avait convaincu. Ils étaient maintenant complices.
Côté "psychologie des personnages", j'ai trouvé que le personnage principal s'en remettait un peu vite à ce qu'il avait vu. Après, l'ellipse aide à nous faire croire qu'on n'a pas été témoin de tout ce qu'il s'est passé, mais je me suis quand même demandé pourquoi, dans un premier temps, il ne se prenait pas pour fou ?
A bientôt !
Pour sa défense (car il est très sur la défensive quand on le critique:) je dirais: est-ce que les fous se demandent s'ils sont fous? :)
A bientôt!