Libre Comme L'Air

Par Unam
Notes de l’auteur : Petite nouvelle à chapitres d'un genre étrange pour passer le temps...

— Non mais qu’est-ce que vous croyez ? Que vous savez tout, bien au chaud, dans vos petites maisons de poupées ? Mais moi, je ne devrais pas être là. Si j’étais ignorant, comme vous, si j’avais perdu la mémoire, moi aussi je serais assis confortablement dans ma petite maison de poupées.  

— La ferme, Etos. J’ai l’air d’être dans une maison de poupées, là, à ton avis ? Le couvre-feu est passé. Tu f’rais bien de te pieuter et de laisser les autres faire de même. 

— Me pieuter, mais vous croyez que j’ai le temps de dormir, moi. Que j’ai le cœur, même, à dormir. Mais comment le pourrais-je avec ce que je sais ? Si vous aviez vu ce que j’ai vu, vous me laisseriez partir de ce pas.

— C’est le cachot que tu veux ? 

— C’est pourtant là, devant vos yeux, toutes les minutes qui passent. Le jour, la nuit. Mais vous les enchaînez, comme si de rien n’était. 

— C’est bon, t’as gagné, je t’embarque. 

Dans le couloir qui menait à la cellule d’isolement, Etos continua à se lamenter et à insulter le monde entier. Fidius l’avait déjà entendue cent fois son histoire. La première fois, ça l’avait fait réfléchir. Il s’était dit : « Et s’il disait vrai ? ». Mais petit à petit il avait assimilé l’information et avait décidé qu’il ne pouvait rien en faire de concret, donc il avait laissé Etos sombrer dans ses délires, en se disant que ça faisait partie du métier d’écouter les divagations des prisonniers. En vérité, il aimait bien Etos, mais après le couvre-feu c’était trop lui demander. Il n’avait rien contre les gardes de nuit, à condition qu’il puisse faire ses mots croisés en paix. Etos continuait de déblatérer sa légende urbaine aux murs de sa cellule. A son poste de garde Fidius coupa le volume du moniteur de contrôle et l’observa faire les cent pas et lever les bras au ciel dans la petite pièce carrée, le visage tordu par la verve de son discours, la colère ou le désespoir. L’image lui fit penser aux films muets d’un autre temps. Fidius fit rouler sa chaise jusqu’à la petite table d’appoint qui avait étendu sa durée de vie et se servit une tasse de café bien chaud, comme à son habitude avant de commencer ses mots croisés. En revenant à son poste il jeta un regard furtif au petit écran, s’attendant à y voir Etos s’agiter aux quatre murailles. Non seulement l’image était calme et immobile mais la petite pièce était vide.

Fidius faillit s’ébouillanter en laissant tomber sa tasse en fer blanc qui heurta le sol avec un « gong » annonciateur. Il écarquilla les yeux et scanna les quatre coins de la pièce, pour vérifier qu’il n’avait rien loupé, le nez presque collé à l’écran. Il vérifia que le moniteur fonctionnait correctement. « Non, ce n’est pas possible, il doit y avoir un problème avec la caméra », dit-il tout haut, comme pour se convaincre. Il appuya sur un bouton de sécurité pour alerter ses collègues d’une évasion en cours et actionna sa radio pour se connecter au mirador. « C’est Etos, il était au cachot, je sais pas ce qu’il a foutu mais j’vais aller vérifier la caméra. » dit-il presqu’embarrassé ; il n’avait jamais eu affaire à ça en dix années de carrière. Il appela ensuite son collègue Danis de l’étage inférieur pour avoir du renfort. Danis était plus expérimenté, il saurait quoi faire. « Rejoins-moi au cachot ! » termina-t-il. Et il courut hors du poste de garde, la main sur son arme, priant intérieurement pour ne pas avoir à l’utiliser. Ça non plus il ne l’avait jamais fait en quarante ans de vie. A tous les étages les surveillants étaient sur leurs gardes, vérifiant et verrouillant les points d’accès et de sortie de leur zone et passant en revue les cellules.

Dans sa course Fidius n’y comprenait plus rien. Si Etos avait ouvert la cellule, il l’aurait entendu :  le cachot était au bout du long couloir qui menait à son poste et la porte de la cellule faisait un boucan à réveiller les morts à chaque manipulation, des triples verrous aux gonds en acier qui tournaient à sec sur eux-mêmes depuis qu’on avait commodément oublié de les graisser. A mesure qu’il se rapprochait la vérité devenait plus limpide et tout aussi insaisissable. La porte avait l’air bel et bien fermé. Donc forcément ça devait être la caméra. Il s’arrêta devant la porte pour reprendre son souffle, coupé seulement par le sang qui lui battait aux tempes à la cadence effrénée des battements de son cœur. Il prit une grande inspiration, ouvrit l’œilleton et cria de toutes ses forces : « Oh, ça va là-dedans ? Mets-toi face au mur que je te vois ! » Silence. Danis arrivait derrière lui, haletant. Il poussa Fidius et balaya la pièce du regard. « Y a rien là-dedans » confirma -t-il, comme pour asséner le coup final. Il défit les verrous et poussa la lourde porte. Fidius, pâle et tremblant, avança lentement derrière Danis, espérant toujours qu’Etos leur bondisse dessus d’un recoin de la pièce. 

***

— Son procès était aujourd’hui.

— Quelles charges ?

— Tentative de meurtre. Sur un politique, je crois.

— Oh là là, t’imagine la panique des équipes de sécurité. T’as rendu ton rapport ?

— Ouais, ils m’ont pas cru au début mais ils ont vérifié les caméras, le mec s’est volatilisé dans l’air, pouf ! Une minute il était là, celle d’après, plus rien. Et puis ensuite on m’entend crier et on voit Danis et moi entrer et passer la cellule en revue comme deux ânes ébahis.

— C’était quoi son histoire, déjà ? Ce truc, tu me disais, qu’il racontait tout le temps.

— Des conneries, une histoire de réincarnation à la con. Comme le jour se lève la nuit tombe, comme on vit on meurt encore, à l’infini, éternellement. Il disait que la mort durait à peu près aussi longtemps que la vie et qu’après, l’âme se réveillait pour vivre une nouvelle vie, comme on se réveille pour vivre une autre journée, jour après nuit. Mais qu’on ne se rappelait pas, comme on ne se rappelle pas toujours ses rêves. Alors que lui si, il se souvenait de tout, de tous ses rêves et de toutes ses vies. 

— Ah, ouais ! Il était quand même bien paumé. M’enfin ça explique pas qu’il puisse traverser les murs… Et puis, il est où, maintenant ? On peut pas juste disparaître comme ça. Faut bien qu’il soit quelque part.

***

Les premières nuits, Fidius eut du mal à dormir. Il avait été instruit par sa hiérachie de ne pas parler de l’affaire en dehors de la prison. Dans les media on parlait d’une évasion et une véritable chasse à l’homme avait été lancée. Il avait même été enrôlé dans une battue organisée dans le massif voisin, peut-être pour forcer le mensonge dans son esprit, peut-être pour que tout redevienne normal. Dans la tourmente, on l’avait soupçonné d’être complice de l’évasion. Mais Danis et plusieurs autres surveillants étaient venus à sa défense. Même si rien n’indiquait sa complicité, on l’avait suspendu, pendant quelques semaines, le temps que l’affaire se démêle, et pour qu’il « ménage ses ressources mentales et émotionnelles ».  Pour lui, il était donc toujours considéré comme un suspect. La seule personne à qui il se confiait en dehors de la prison était son épouse, Liane. Elle l’écoutait, mais il sentait bien qu’elle ne le croyait. Ou en tous cas qu’elle ne croyait pas à la théorie de la volatilisation instantanée. 

***

— Vous me dites donc que cet allumé a réussi à s’échapper ? Mais par quelle supercherie !? Qui étaient les idiots sensés le surveiller ?

— Ne vous en faites-pas monsieur le député. Toutes les équipes de sécurité sont mobilisées. Le dispositif en place est solide. Il ne pourra pas vous approcher sans passer par nous.

— Vous êtes donc aussi allumé que lui, ma parole. Vous ne comprenez pas ? Ce mec arrive à se fondre dans l’air ! Il peut me rendre visite à tout moment. Mettez-moi en contact avec la prison, je souhaite rencontrer ceux qui l’ont vu pour la dernière fois.  

— La police est sur le coup, monsieur le député. Ils nous débrieferont bientôt. Nous vous ferons un rapport dès qu’ils auront pris contact.

— Un rapport ? La police ? Mais la police ne sait pas du tout à qui elle a affaire. Et je ne vous ai pas demandé d’être mon correspondent, Lanur. Vous êtes payé pour me protéger, pas pour me dire des comptines. 

— Mes excuses, monsieur le député.

***

C’est ainsi que Fidius fut invité à l’hôtel particulier de monsieur Mither au treize rue Montorgueil, trois jours après « l’incident », pour y prendre le café. Sitôt fut-il arrivé devant le haut portail en fer forgé qui gardait l’immeuble qu’il fut envahi d’une impression désagréable, comme s’il n’était pas seul, comme si on l’observait. Ça aurait pu être un paparazzo caché derrière un arbre, ou à l’arrêt de bus au coin de la rue. Mais l’impression le poursuivit dans le vestibule, les escaliers et jusqu’au salon où l’attendait monsieur Auguste Mither, député des Hauts-Plateaux, une ancienne région minière aujourd’hui désertée par sa jeunesse et criblée par le chômage et les crimes en tout genre. Fidius le savait car ses collègues des Hauts-Plateaux n’étaient jamais en reste. Les statistiques là-bas lui faisaient apprécier la platitude de ses journées à la maison d’arrêt de Saint-Gervais. Alors que le député lui tendait une tasse de café fumante sous l’œil impassible de son garde du corps, il en était maintenant sûr, ils étaient plus de trois dans ce petit salon capitonné aux tapisseries somptueuses et aux ornements dignes d’un membre de la royauté. 

 

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Liné
Posté le 03/04/2020
Hello Unam,

Très chouette intro ! Que ce soit le dialogue initial, très mystérieux avec cette histoire de mémoire et de maison de poupée, ou le cadre, tout est en place.

On ne sait pas trop dans quel cadre on se situe, justement. Les prénoms m'ont d'abord fait pensé à des créatures mythologiques, et j'ai pensé qu'on était dans une geôle "fantastique". Et puis non, les dispositifs de surveillance, les dialogues, les politiciens... J'ai l'impression qu'on évolue dans une réalité un peu décalée.

Me reste à lire la suite pour savoir ce qu'il en est, de cette évasion miracle et surtout, ce que le personnage voulait dire avec cette première réplique !

(petite remarque beaucoup plus formelle : tes paragraphes sont présentés en gros blocs, pourquoi ne pas aérer un peu ?)

A très vite
Unam
Posté le 07/04/2020
Merci beaucoup Liné d'être passé(e) par ici, ainsi que pour tes mots d'encouragements et tes conseils. Ça m'aide beaucoup. Plein de bonnes choses à toi ! :) xx
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