Depuis son arrivé au village, Akram Alnibal n’avait pas quitté la chambre du Croque Kraken. Il avait plusieurs fois inventorié son équipement de chasse, astiqué son révolver, poli sa lunette d’officier en laiton. Il était penché sur un laboratoire de fortune aménagé sur le bureau, supervisant la concoction d’un nouveau parfum, prenant des notes dans un petit carnet rattaché à son bras de fer par une chainette. Deux heures, le sablier avait fini de s’écouler, il éteignit la flamme léchant l’alambic de cuivre, plaça une fiole sous l’essencier et tourna la valve pour récupérer le précieux aromate. Lorsqu’il eut rempli la moitié de la bouteille, il l’approcha de ses narines pour en apprécier l’effluve. « Dégoutant, l’odeur est infecte » il écrivit dans son carnet : « Résultat parfait ».
Les procédés alchimiques de son locataire n’emballaient guère la Gaude. Les émanations louches qui se rependaient sur tout l’étage allaient finir par repousser les clients qui, heureusement, demeuraient rares en cette saison. Malgré tout, elle évitait d’offenser le lucratif pensionnaire et s’appliquait à satisfaire le moindre de ses caprices. Comme ce bocal, qu’il lui avait sommé de bourrer d’insectes ou la cervelle d’un porcelet fraichement étripé qu’elle lui avait rapporté ou cet enfant, qu’il lui avait demandé de dégoter…
- Voici le garçon que vous avez réclamé, monsieur. La Gaud, intimidante, bloquait la retraite d’un blondinet crasseux à la mine bagarreuse. C’est le client que je t’ai parlé petit. Il ne te fera pas de mal.
- Je veux mon argent, exigea le gamin en fuyant le regard du locataire de la chambre.
Une odeur saumâtre émanait de la pièce, peu rassuré, il cherchait les ouvertures qui lui permettrait de s’éclipser lorsqu’il aurait mis la main sur le franc qu’on lui avait promis.
- Ne craint rien mon garçon, tu me sembles querelleur et vif, tu es exactement l’enfant que je recherche. Je vais simplement te poser quelques questions sur ton village. Tu auras ton franc ensuite, ça te va? proposa Akram.
- Oui, monsieur. Il avança d’un pas. La porte se referma derrière lui.
- Assieds-toi, demanda le chasseur en lui présentant une chaise. Comment t’appelles-tu?
- Gwion, Monsieur. Il regarda enfin le gaillard au bras coupé, un révolver accroché à la ceinture, en se disant qu’il ne suivrait jamais plus la Gaude s’il s’en sortait indemne.
- Quel âge as-tu Gwion?
- Onze ans, monsieur, répondit l’enfant fixant toujours l’arme.
- Tu connais bien ton village et ses habitants n’est-ce pas? Le garçon fit oui d’un geste de la tête. As-tu remarqué des étrangers, des voyageurs insolites dans le hameau depuis quelques temps? De nouveaux arrivants au port? Une forte odeur exotique, de noix de coco ou de menthe? L’enfant, étourdi par les questions, fit signe que non. Te crois-tu capable de me décrire les activités de tes deux derniers jours? Tu peux me parler en toute confiance, je ne suis pas gendarme, je n’ai rien à cirer des gamins et de leurs petits délits, ceux que je recherche sont plus…nuisibles.
Gwion regardait l’homme avec méfiance, étrangement, il aurait préféré qu’il soit policier.
- Tôt le matin, je m’étais rendu au quai. Je trouve toujours quelque chose à y chaparder. Hier le gros Bleiz avait laissé trainer un sac de sel… Je l’ai vendu deux centimes à la Gaud, ensuite j’ai profité de la marée basse pour ramasser des vers et des moules. Je souhaitais les échanger au boulanger contre une brioche, mais Kelen m’a mis un pain au visage et a piqué ma récolte. Vers midi le soleil tapait fort, je me suis abrité à l’ombre de la ruelle. Rien vue d’anormal. Quand la nuit prend, Budog le chiffonnier fait sa ronde. J’ai intérêt à ne pas rester dans les parages, alors je suis monté aux champs de Peran Le Piouffle. Le soir, c’est plus discret pour glaner les ognons sans risquer de tomber sur ce navet de fermier. Ensuite je suis rentré pour pioncer, comme il n’y avait plus de place dans la planque à rats, j’ai dormi dans une baraque à chaloupe… Celle d’Argan Robert je crois.
Gwion décrivit la seconde journée avec la même rigueur. Akram l’écoutait attentivement. La précision du récit confirmait que l’enfant n’avait croisé aucune myrme. Le chasseur sortit le franc de sa bourse et le fit tournoyer habilement.
- Cette pièce est à toi, comme promis, dit Akram. Mais je peux t’en donner beaucoup d’autres si tu me fais un compte rendu journalier de tes occupations.
- Vous me proposez un franc par jour? En échange, je vous raconte ma vie? C’est tout? Pas de guili-guili? Pas de tâches éreintantes?
- Je veux que tu m’exposes avec minutie tout ce que tu as fait : les gens croisés, les nouvelles odeurs respirées, les ombres remarquées… tu seras mes yeux, mon nez et mes oreilles.
Akram fixait le mendiant avec intensité en lui tendant la pièce. Un sourire de rainette fendait le visage de Gwion qui s’empressa de la récupérer avant que le fou change d’idée. Il se leva, recula vers la sortie.
- Merci, monsieur, je reviendrai… surement, demain soir pour… pour vous raconter ma vie… merveilllllleuse.
Gwion traversa le corridor, passa devant la Gaud et son comptoir et quitta l’auberge en rigolant de malaise et de satisfaction, le poing fermé sur son franc. Cet homme était complètement timbré ! Jamais il ne retournerait se confier à ce manchot suspect. La Gaud n’avait aucun scrupule de l’exposer à ce maniaque !
Akram avait discerné l’embarras du garçon. Il était convaincu que l’appât du gain allait l’inciter à revenir se livrer. Il suffisait de patienter. Il s’installa à la fenêtre, assis une jambe sur le bureau, coinça sa lunette télescopique dans sa main de fer et la déploya pour scruter le village. Les créatures rôdaient quelque part par là. Il ajusta son monoculaire sur un homme transportant un énorme fagot, meurtri sous le poids de son chargement. Il suivit lentement l’avenue, fixa la mise au point sur un journalier poussant une brouette lourde de poches de sel. Les myrmes, pourvues d’une force extraordinaire, se cacheraient-elles parmi ces ouvriers? Il porta son attention un peu plus loin, stabilisa sa vision. À l’aide de câbles et de rondins, une dizaine de gaillards se démenait pour extraire une grande barque sardinière de la mer. La lentille tremblota en suivant le long mât et visa vers le large. Vers le phare. Akram inspecta l’édifice. Sur les rochers dansait une silhouette effilée. Une femme? Il régla la longue-vue sur la ballerine marine. Une fillette ! Que pouvait faire une enfant sur cet îlot? Il espionna un moment l’apparition surréaliste et il referma sa lunette.
Pourquoi les myrmes l’avaient-elles conduit jusqu’à ce village? Prévoyaient-elles de quitter le pays? Elles auraient choisi un port plus gros, les embarcations qui mouillaient ici étaient plutôt modestes. « J’aurais juré qu’elles craignaient l’eau », pensa-t-il.
*
Akram occupa les trois jours suivants à la concoction d’onguents et à scrutation des villageois. Il notait rigoureusement ses observations et les révisait plusieurs fois pour contrôler sa mémoire; cette routine rigide lui assurait que ses souvenirs n’étaient pas altérés.
84.11.02
Pense-bête: Encrier renversé, tâche sur la prothèse
Levée 4 h 40 nuit difficile. Confection d’une nouvelle émanation.
4,2 g – Hister quadrimaculatus
2,4 g– Formica rufa
1,8 g – quadripunctaria
4,2 g – Cetonia aurata
2,7 g – Musca domestica
59,7 g- d’huile de caprylis
Routine au village. Temps ennuyeux. Aucune nouvelle de Gwion.
Souper quelconque, haricots au lard. Pas trouvé le lard.
Couché 21 h 10
Torturé par l’ennui, il s’imposait une discipline sévère: sortir de la chambre l’exposerait aux créatures, il devait attendre le moment parfait pour frapper. Il espérait le retour de Gwion et commençait à douter de son informateur. Avait-il misé sur le bon larron? La somme était pourtant alléchante pour un misérable de la rue.
Toc toc
- Monsieur, un garçon pour vous.
Son instinct ne l’avait pas trompé. Il ouvrit à l’enfant, triomphant, prêt à écouter le récit de ses dernières journées. Un morveux à la chevelure embroussaillée, d’environ neuf ans, lui offrit un sourire sans palette.
- Bonsoir, m'sieur, c’est ici pour le gros sou? zozota le gnome édenté.
- Où est Gwion? Qui es-tu?
- Y m’attend dehors. Je suis Olier. Y m’a dit que vous étiez gentil, que vous alliez juste me poser des questions, et me donner une grosse pièce d’argent.
Le garnement avait décidé de sous-contracter, il avait mal estimé le coquin. Akram évalua le nouveau venu habillé de haillons, les galoches dépareillées; une propre, l’autre grise de boue séchée.
- Bon, ça va aller, entre. Olier, tu connais bien ton village et ses habitants n’est-ce pas?...
L’enquête était rouverte. L’inspecteur écouta les anecdotes, précisa quelques extraits, provoqua certains errements. À travers les zozotements et les écarts de langage de l’enfant, Akram identifia une certaine inconsistance. Les vingt-quatre dernières heures du petit s’étaient résumées à mendier et à se prendre des châtaignes.
- Hier à midi? Tu étais sur la grève? risqua Akram
- Non, m'sieur. À la ruelle avec Gwion, hésita Olier.
- Mais… tu m’as bien dit que tu t’étais fait chaparder des maquereaux par les grands? Où les avais-tu trouvés? Qui te les avait donnés?
- Personne m'sieur…
- Volés alors? Tu les avais pêchés où ces poissons? Hier, souviens-toi, tôt le matin, tu as traversé l’étendue de vase afin d’atteindre la mer pour pêcher. C’est à ce moment que tu as perdu ta chaussure? Prisonnière de la glaise? La glaise encore apparente sur ton autre godasse.
Le corps de l’enfant se raidit subitement dressant sa chaise sur deux pattes. Déséquilibrée elle roula à la renverse entrainant dans sa chute le gamin cataleptique. Akram, surpris, repoussa le siège et s’agenouilla près d’Olier.
- Petit? Petit, tu m’entends? Olier?
Ses doigts pianotaient sur le plancher. Ses paupières remuaient, secouées par des spasmes oculaires rapides. Akram se redressa vers le bureau, y déroula un étui de cuir recelant une quinzaine d’objets hétéroclites bien disposés dans leur pochette. Il sélectionna une sorte d’Y métallique et rejoint le pauvre garçon.
- Petit, écoute-moi, je sais que tu m’entends… concentre-toi sur ma voix… concentre-toi, articula Akram, concentre-toi sur le son.
Le chasseur fit tinter le diapason qui émit une longue vibration perçante et l’approcha de l’oreille de son patient.
- Concentre-toi, tu perçois un son, une voix, une lumière, un chemin. Explore ta mémoire, fouille ton esprit, tu viens de te lever, tu marches dans ta ruelle, dans les rues de ton village, vers le port.
- Je suis sur la grève, j’ai froid, le temps est brumeux, prononça Olier en transe.
- Tu as tes maquereaux? questionna Akram.
- Oui m’sieur, j’ai les mains gelées d’avoir trié les huitres. Je les ai bien mérités ces poissons. Je rentre maintenant, je réchauffe mes doigts sous mes bras. Là-bas, dans la brume… Je vois une tache noire, étirée, allongée… Le garçon respirait rapidement.
- Une souche?
- Non, elle se déplace, elle vient vers moi, elle s’élance, comme un grand chien ! Gémit Olier.
- Que fais-tu? questionna Akram, pendu aux lèvres du conteur.
- L’estran, je cours vers l’estran. Ce n’est pas un chien, ça s’est redressé ! C’est comme une tache d’encre, bavante sur le brouillard, je cours, mais elle me rattrape, je suis trop petit, elle est trop grande ! Ce bruit… ce son strident me creuse la cervelle !
- Petit? Elle te rattrape? Interrogea Akram
- Je m’enfonce dans la vase jusqu’aux genoux, je ne peux plus avancer. Elle m’observe, ses yeux… sont si grands. Elle s’approche. Non ! Non ! Je ne veux pas crever ! Je ne veux pas crever ! Pourquoi moi? Je suis trop petit, elle ressemble à un papillon, un papillon aux ailes arrachées. Sa bouche crochetée est juste au-dessus de ma tête. Je ressens son souffle qui pue le vinaigre, non… Elle s’éloigne… Elle détale !
- Qu’est-ce qu’elle fuit?
- Dans la brume, j’entends… un hennissement, une voix. C’est un homme qui ramène ses filets sur le dos de son cheval…il m’a vue, il me parle…oui, m’sieur?... Je ne sais pas m’sieur… ramenez-moi m’sieur s’il vous plait. Il me hisse sur sa monture, j’ai égaré une galoche dans la boue.
Olier était assis au milieu de la pièce. Il regardait autour de lui à la manière d’un oisillon perdu.
- Qu’est-ce qui est arrivé? J’ai tombé?
- Rien petit, tout va bien. Tu te sens comment? Demanda Akram
- Bien. Je suis fatigué. Est-ce que je peux avoir mon sou maintenant m’sieur?
Il dressa l’enfant et lui passa la main dans les cheveux. Le témoignage lui avait fait froid dans le dos.
- Voilà deux pièces : une pour ce fripon de Gwion et l’autre pour toi. Cache là bien dans ta poche pour éviter que les grands te la piquent.
- Merci m’sieur.
Akram conduisit Olier vers la sortie, avant de refermer, il l’interpela.
- Eh, Petit, ne te rends plus au quai seul…
« Car les myrmes sont bien là », pensa-t-il.
•••
2 ou 3 haches
1 grand filet de pêche
1 livre de plomb
3 ou 4 harpons ou gaffes crochues et aiguisées
Plusieurs mètres de cordage épais
1 barillet d’huile
Et deux ou trois hommes forts, sans attache, prêts à risquer leur vie contre une bonne somme d’argent.
La Gaude avait rassemblé sur une table de l’auberge le matériel demandé par son client. Il ne manquait que les trois costauds convoqués pour un entretien avec le chasseur.
Lorsque Gregor Ledret arriva à son rendez-vous, il trouva Akram accroupi devant l’inventaire, son long sabre trainant sur le sol.
- Vous êtes Akram Alnibal?
- Oui, et vous êtes certainement Ledret? La Gaude m’a vanté votre stature, j’en mesure maintenant l’ampleur. Vous a-t-elle parlé de la tâche à accomplir et de ses risques?
- Vous cherchez des hommes qui ne craignent pas le danger. Je n’ai rien à perdre, monsieur. J’ai croisé la mort cent fois et elle m’a ignorée, je sais manier la hache et tirer au fusil.
Son nez cassé, sa mâchoire épaisse marquée d’une cicatrice et son oreille gauche à moitié manquante convainquirent Akram que Gregor avait la trempe d’un chasseur.
- Parfait, vous êtes l’associé que je recherche.
Le géant ne posa pas plus de questions. Il s’adossa au mur et observa son employeur terminer son travail. Les deux autres candidats se présentèrent à l’auberge en début d’après-midi. Le premier était âgé, désossé. Ses cheveux gris et gras encadraient son visage anguleux. Le second n’avait pas plus de quinze ans, il dépassait Akram en hauteur. Sa tête énorme et ses cheveux dru lui donnaient un air d’artichaut.
- Je suis Budog, et voici mon fils Kalen. La Gaude, elle nous a demandé de venir vous rencontrer. Paraitrait que vous avez une affaire payante?
- Vous êtes au courant des périls relié à l’ouvrage? s’informa Akram.
- Peu importe le boulot, tant que la solde représente un gros paquet d’oseille.
Akram roula sa moustache entre les doigts. « Ces deux-là ne valent pas le costaud », pensa le chasseur. Il accepta leur candidature en espérant ne pas regretter sa décision.
En échange d’une bourse pleine de francs, le soldat et ses recrues aménagèrent leur caserne au cœur du Croque Kraken. Les tables furent retournées sur le côté et attachées entre elles, les fenêtres barricadées, le filet ancré à une poutre, les armes aiguisées. Akram dirigeait les opérations d’une main de fer. Gregor, pragmatique, s’exécutait sans poser de questions. Budog, cupide, s’affairait en rêvant à son argent. Kalen, stupide, se soumettait aux directives. La Gaude cogitait : « Quel adversaire pouvait nécessiter de telles élaborations? » en début de soirée, le travail était achevé.
- Voilà c’est terminé. Il nous reste plus qu’à attendre, dit Akram.
- Attendre quoi? Sans explication, on fabrique une forteresse dans une auberge, on s’arme contre une armée imaginaire et là, nous devrions poireauter? railla Budog.
- Nous devons attendre les signes, guetter les empreintes mémorielles. Ce que nous nous apprêtons à combattre est inhumain, une abomination horrifiante. J’ai besoin de vous, messieurs… hum, madame pour abattre une créature…hum, des créatures qui n’ont pas leur place sur ce monde.
- Lorsque nous serons témoins « des signes », nous les débusquerons comment, vos créatures? demanda Grégor, stoïque.
- Nous allons les attirer et nous les affronterons dans cette auberge. Voilà cinq francs pour chacun de vous, je vous en donnerai vingt supplémentaires si vous vous joignez à moi lors de la chasse. En attendant, restez au village et demeurez sur vos gardes. Avant de partir… j’aimerais connaitre votre périmètre crânien.
Après s’être fait mesurer, les trois hommes quittèrent la taverne, observés par la Gaude.
- Vous croyez qu’ils vont gober toutes vos salades? Demanda-t-elle à Akram le coude appuyé au comptoir.
- Je leur souhaite madame, je leur souhaite…