Compte-rendu d’enquête n°11

Par Ozskcar

J’ai une foultitude de choses à écrire – c’est que tout s’est enchaîné si vite…

Tout a commencé la semaine dernière : j’étais de nouveau sorti pour faire quelques courses quand j’ai aperçu Petit Jean : il errait entre les étals, l’air perdu. Lorsqu’il m’a aperçu, son regard s’est illuminé. D’ordinaire, Petit Jean aime exagérer ses ennuis, et c’est d’abord ce que je me suis imaginé lorsqu’il s’est écrié qu’il était dans la panade et que je devais absolument l’aider. C’est peut-être la façon dont il tirait sur sa manche, ou bien le fait qu’il s’est renfermé lorsque je me suis moqué de lui… Toujours est-il que j’ai fini par m’intéresser plus sérieusement à ses affaires :

« — Qu’est-ce qu’il t’arrive ? je lui ai demandé.

J’aurais besoin que tu portes ça pour moi à la Caserne.

Et pourquoi t’y vas pas toi-même ?

M’sieur Ferdinand m’attend aux buttes. Et tu connais le vieux ; il est pas tendre avec les retardataires… »

Je ne relevai pas, quoique cela m’eusse paru étonnant qu’on puisse s’inquiéter d’une réaction de Monsieur Ferdinand tant l’homme est doux et compréhensif.

« — Et il te vient d’où, ton paquet ?

C’est confidentiel. »

Je haussai un sourcil devant l’expression fermée de mon ami. C’est que la situation devenait intéressante… Amusé, je le titillai, moqueur, arguant que ce n’était pas là une attitude à adopter, surtout lorsqu’on demandait un coup de main, d’autant que cela m’importait peu, après tout, cette histoire, et qu’il pouvait bien faire autant de secret qu’il le désirait, ça ne me déciderai pas à courir à travers la ville pour ses beaux yeux. Je dus avoir l’air suffisamment nonchalant car Petit Jean a fini par céder : « C’est un Preux qui me l’a filé, ce paquet. Faut le déposer à la Caserne. ». Je repensai à la lettre d’Hadrien, à la mention de ce groupe extrémiste que l’ami de mon père semblait craindre. Je ne pouvais pas manquer une telle occasion.

 « Mouais. Ben j’avais raison ; ça valait pas le coup d’en faire toute une affaire. M’enfin, si t’en as vraiment besoin, je veux bien te sauver la mise… » 

Je m’étais efforcé de parler avec l’air le plus désintéressé possible de sorte que Petit Jean ne se doute pas de l’importance que revêtait pour moi la livraison de ce colis ; il dû tomber dans le panneau car je me retrouvai bientôt, un paquet sous le bras, à le saluer alors qu’il s’éloignait prestement pour filer aux buttes.

La caserne n’était pas très loin, mais tout le trajet durant, je ne cessais de jeter des coups d’œil à mon paquet ; je me demandais ce qu’il contenait, observais, de fait, la façon dont il était emballé, et s’il était possible d’en découvrir discrètement le contenu sans laisser de traces apparentes. Je finis, songeant aux répercussions que cela pourrait avoir du côté de Petit Jean, par m’astreindre à un peu de retenue ; sans le savoir, j’avais pris là une décision décisive pour la suite. En effet, lorsque je tendis le paquet à un général de la Caserne, non seulement ce dernier remarqua que j’avais su à qui m’adresser – et donc que j’avais été en mesure de déchiffrer l’adresse et le destinataire du paquet, chose rare chez les enfants de mon âge –, mais il nota aussi que le paquet n’avait pas été ouvert. Il haussa un sourcil, cependant :

 « — Je me rappelle pas t’avoir déjà vu ; c’est pas un autre gamin qui fait les commissions, d’habitude ?

Il était occupé ; je me suis permis, à sa demande, de le remplacer. »

L’officier me jaugea tandis qu’un léger sourire perçait sous son nez épais.

 « — C’est bien. Très bien, même ! Et tu serais d’accord pour porter ma réponse place de la République ? »

J’ignore si je fus en mesure de contenir ma joie ; je suppose que non étant donné que mon interlocuteur s’esclaffa bruyamment avant de me préciser que je devais demander, en entrant à l’Assemblée, la secrétaire générale.

 « — Et si possible, essaie d’utiliser tes petites formules de politesse, là. Ça leur plaira plus que les manières rustres de ton petit camarade. »

Ainsi, sans le savoir, j’étais devenu le coursier en vogue de la Caserne. Ma première mission se déroula sans accrocs : je passai les portes de l’Assemblée, non sans être grandement impressionné par la vue des colonnades et des hauts plafonds. Je n’eus rien d’autre à faire, sinon m’approcher du grand amphithéâtre. L’homme qui gardait la porte m’interpella, évidemment, je lui montrai le cachet de l’enveloppe et il m’indiqua à qui est-ce que je devais m’adresser : il pointa du doigt une vieille femme assise près de l’estrade et me demanda de rester discret – c’est qu’une séance publique était en cours. Je m’exécutai, me faufilant entre les participants et spectateurs, jusqu’à me tenir près de la vieille femme. Elle écrivait à toute vitesse, prenant des notes. Lorsqu’elle m’aperçut, elle me dévisagea par dessus ses étroites lunettes.

« — Plaît-il ? murmura-t-elle.

Mes plus sincères excuses si je vous dérange : j’ai un message pour vous de la part d’un officier de la Caserne. »

Quoique la femme haussa les sourcils, un air satisfait vint étrécir ses lèvres lorsqu’elle eu terminé sa lecture. Elle murmura pour elle-même que c’était parfait et me remercia, ajoutant que je m’étais présenté à point nommé ; dans la seconde, elle se leva et demanda la parole au chef de l’assemblée. Un silence solennel accueillit son intervention : elle s’avança et, fixant des yeux le député qui, jusque-là, s’était exprimé, elle s’écria que, malgré tout le respect qu’elle avait pour le monsieur en question et le parti qu’il représentait, elle était contrainte de dénoncer ce qu’elle qualifierait seulement d’ abus de langage.

« J’ai ici, s’exclama-t-elle, face à moi, le témoignage d’un officier de la Garde ; et j’ai le regret de vous contredire : non seulement les chiffres que vous mentionnez sont faux, mais votre allégation est également hors de propos. »

Son discours vint contrer chacun des arguments soulevés précédemment par le député ; petit à petit, la honte sembla changer de camp. Les hommes assis tout près du député se tortillèrent sur leur banc, certains voulurent se lever, outré, mais furent ramenés à l’ordre par le chef de l’assemblée – et parfois par un petit commentaire de la vieille femme qui maniait l’ironie à merveille, de sorte que son mépris était toujours enrobé de suffisamment d’élégance pour paraître condescendant, signifiant de fait qu’elle était elle-même au-dessus de tout cela, qu’au mieux elle s’amusait de ses interlocuteurs, qu’au pire, ils ne la préoccupaient pas le moins du monde.

Son intervention terminée, elle fut saluée par les applaudissements de la foule, et je me sentis, car je me tenais toujours près de la vieille femme, véritablement impressionné par toute cette agitation, cette euphorie qui éclatait sous le dôme de l’assemblée ; ce fut presque un élan de fierté qui me traversa. À dire vrai, je ne saurais expliquer d’où me venait ce sentiment peut-être l’aura de cette oratrice rayonnait-elle et m’éclairait, par la même occasion, ou peut-être me sentais-je quelque peu responsable dans la mesure où les preuves apportées étaient celles-là même dont j’avais eu la responsabilité, en tant que messager.

Cette euphorie ne me quitta pas de toute la soirée, et ni la façon dont la vieille femme me congédia ni les petites remarques de Victoire n’atténuèrent mon désir irrépressible de m’exprimer aussi dignement, un jour, face à une multitude de personnes. Lorsqu’il fut l’heure d’aller se coucher, que les enfants de l’orphelinat se rassemblèrent autour de moi pour que je leur raconte une histoire, plutôt que de céder en soupirant et de leur lire l’extrait d’un roman quelconque, je me mis debout au milieu de la pièce, considérai tout le monde autour de moi et, avec moult gestuelle, j’inventai une histoire que me m’efforçai de rendre la plus spectaculaire et intéressante possible.

Ce n’était pas très fin de ma part d’espérer endormir ainsi les plus jeunes ; loin de détendre leurs esprits et de favoriser le sommeil, je les avais excités, et j’eus bien du mal, ensuite, à les persuader de se taire et de se glisser entre leurs draps. Victoire, laquelle s’était faufilée dans notre dortoir à la tombée de la nuit, m’y aida à renforts de paroles bienveillantes et de berceuses. J’aurais bien eu envie d’écrire, ce soir-là : ma verve s’était étendue à un besoin soudain de mettre des mots, des formes, d’écouter mon discours se tordre et donner vie à quelques histoires, quelques tableaux ; mais lorsque nous en eûmes enfin terminé avec les petits, j’étais alors trop épuisé pour vouloir prendre la plume, et je m’endormis à mon tour, exténué, la satisfaction vissée sur mon visage, aux coins de mes lèvres.

Je m’éveillais d’ailleurs le lendemain avec cette même excitation au creux du ventre : je descendis, tout sourire, m’appliquai dans chacune des taches que l’on me confiait, parlai haut et allai d’un pas léger et vigoureux partout où l’on me demandait de me rendre. Pour se débarrasser de moi et de ma soudaine vigueur, sœur Clarisse m’envoya dehors chercher du fil et de quoi repriser les vêtements des plus jeunes – je la soupçonne pourtant de ne jamais manquer de tout cela, organisée qu’elle est toujours.

Forcément – ce n’était pas là un coup du sort, je m’étais volontairement attardé près des marchés où Petit Jean traîne si souvent –, je finis par croiser mon ami. Je m’attendais à quelques remerciements, même à quelques éloges dans la mesure où tous m’avaient félicité – c’était du moins ce que j’avais compris – pour mes manières et l’efficacité avec laquelle je m’étais acquitté de ma mission de coursier. Loin d’être chaleureux et reconnaissant, mon ami m’accueillit avec amertume ; son salut mordant et ses petites remarques me firent comprendre – non sans que cela ne m’attriste –, qu’il m’en voulait de m’en être si bien sorti, car alors, j’avais fossilisé entre nous une comparaison qui n’était pas à son avantage. Il se sentait lésé, trahi, et me le fit comprendre avec force d’aigreur et de hargne. Son caractère ronchon eut raison de ma patience, et je m’emportai, arguant que ce n’était pas ma faute, après tout, si j’étais, plus que lui, digne de confiance, mieux élevé, et lettré, qui plus est – cela, je dois l’avouer, dans les circonstances d’alors, me gonflait tout particulièrement d’orgueil.

Autant dire qu’on se quitta fâché. À nouveau. Ce qui ne l’empêcha pas, deux jours plus tard, de me courir après entre les étals des fruits et légumes, pour me supplier de bien vouloir, à nouveau le remplacer. Je sais, aujourd’hui, qu’il s’agissait moins de lui sauver la mise parce qu’il était occupé que de répondre à une demande de ses supérieurs, ces derniers ayant demandé à ce que ce soit moi qui me rende à l’Assemblée. Je m’exécutai, à nouveau – ravi, cette fois, et excité à l’idée de retrouver cette atmosphère énigmatique et vivifiante qui m’avait tant charmé la première fois que je m’étais trouvé au milieu des gradins du grand amphithéâtre. Ainsi commença véritablement ma carrière de messager ; je portai, et ce à plusieurs reprises, divers courriers que je devais chaque fois confier à un député, qu’il soit au beau milieu d’une séance parlementaire ou bien assis dans l’un des bureaux alloués aux différents partis. J’appris que ceux que j’aidais étaient le plus souvent, sur l’échiquier politique, des membres du parti majoritaire – autrement dit, des républicains modérés, favorables à l’ordre et à l’harmonie entre les castes. J’avoue que cela me rassurait – j’aurais été mal à l’aise à l’idée de prêter main forte à quelques excentriques prompts à réagir violemment. Je m’en étonnai, cependant, compte tenu des discussions que nous avions eues, Petit Jean et moi. Je m’étais attendu à ce que ses employeurs soient issus des partisans radicaux d’un groupe secret et illégal ; au lieu de ça, je me retrouvais au milieu de séances parlementaires, aux côtés de ceux-là même qui luttaient contre toute forme de réaction immodérée ou impulsive.

J’en tirai, je l’avoue, une véritable fierté.

J’essayai, une fois, d’en discuter avec Petit Jean, mais je ne crois pas qu’il comprit où est-ce que je cherchais à en venir. S’il démentit d’abords mes allégations, alors que je lui apportais des preuves justifiant le bien fondé de ma réflexion, il s’agaça, sans doute vexé d’en savoir si peu sur le système parlementaire, et il esquiva par la suite toute discussion d’ordre politique.

Quant à moi, cette politique, je dois avouer qu’elle me fascinait grandement : je dévorais les lettres d’Hadrien et me galvanisais des rencontres parlementaires auxquelles j’assistais, tentant d’en comprendre les rouages et de tisser des liens entre la situation décrite par l’ami de mes parents et celle qui me faisait face. Je comprenais doucement l’identité et l’origine des différents partis à tel point qu’un beau jour, faisant mon rapport auprès d’un officier de la Caserne, je donnai tant et tant de détails pertinents que mon interlocuteur haussa un sourcil, étonné de cette perspicacité qu’il décelait chez un garçon qu’il jugeait pourtant si jeune. La fois d’après, l’homme que j’assistais à l’assemblée me demanda si je savais écrire, et comme je hochai la tête, il me confia la tache de prendre des notes à sa place, durant la séance. Je m’exécutai, persuadé que c’était là un grand honneur que l’on me faisait, et s’il me parut tout particulièrement difficile d’écrire assez vite, au début, je finis par suivre chacune des paroles des participants, gagnai en efficacité et fus ultimement capable de rendre compte dans les détails de la séance passée. Mon travail fut apprécié, de sorte qu’on me confia plus régulièrement cette mission, me demandant même, parfois, non pas de venir pour permettre la circulation d’un message, mais simplement pour tenir le rôle de greffier.

Forcément, mes allées et venues furent remarquées à l’orphelinat, et l’on commença à me poser des questions, lorsque je rentrais plus tard que d’habitude ; je prétextai, au début, qu’une course m’avait pris plus de temps, puis finis par prétendre que je retrouvais parfois des amis à moi, des amis d’avant. Sans doute touchées par la mention de ma vie passée, les sœurs ne me firent pas trop de reproches, me faisant cependant promettre de rentrer suffisamment tôt pour m’acquitter de mes corvées ordinaires, sans quoi elles seraient tenues de m’interdire mes sorties quotidiennes.

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adelys1778
Posté le 23/08/2025
Toujours un plaisir de lire la suite et je suis empressée de continuer, ça se lit vraiment bien, l'immersion est totale, les personnages attachants et vivants et rien ne fait tache, si ce n'est que j'ai le cerveau en ébullition à force de vouloir lire entre les lignes aha !
itchane
Posté le 17/07/2025
Coucou,

Hohooo, c'est intéressant cette plongée du personnage - et du lecteur - dans la politique.
Je me suis demandé si Théo était payé pour ses services, bon ça ne changerait pas l'histoire, mais c'est une question qui n'est jamais soulevée...

Par ailleurs je ne me souviens pas du moment où Hadrien a parlé des Preux dans ses lettres ? Jai raté un truc ? En tout cas le mot ne me disait rien, du coup j'ai pas trop compris ce que cela impliquait.

Pour le reste, c'est toujours aussi prenant : )
Ozskcar
Posté le 19/07/2025
Maintenant que tu le fais remarquer, ce serait logique que Théo soit payé pour ses courses... Ça lui fera de quoi s'acheter des gâteaux !

Les preux sont mentionnés pour la première fois dans la Lettre n°7, donc quelques chapitres avant. C'est un groupe de radicaux qui a émergé dans le parti politique d'Hadrien, mais sans son accord. Ils se sont faits remarqués en commettant des attentats. En gros, ils trouvaient Hadrien et sa clique trop "sages" et pas assez efficaces. D'où la violence et les manifestations plus vindicatives.
Plume de Poney
Posté le 15/04/2025
Intéressant développement cette lancée en politique pour le petit Théodore (pas si petit selon lui quand même!)...

Je me demande où ça va le mener tout ça!
Ozskcar
Posté le 03/05/2025
Mais c'est que tu rattrapes mon rythme d'écriture ! Mince, ça me met la pression pour aller un peu plus vite !
Ravi que l'intrigue aille dans une direction qui te semble intéressante et plausible. Mon gros frein, c'est d'essayer de faire en sorte que tout soit logique avec l'âge du bonhomme. C'est... pas toujours évident. ^^'
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