Condamnés

Jessica gara sa voiture sur sa place habituelle, puis sortit de son véhicule, les bras chargés de cabas à commissions remplis. Le parking était placé à une centaine de mètres de son petit appartement, c’est pourquoi elle remarqua immédiatement que toute l’habitation était plongée dans le noir. Il était seulement vingt heures, ils avaient rendez-vous au panneau Hollywood seulement deux heures plus tard, et Noah avait promis d’attendre sa tendre et chère.

La jeune fille déposa ses courses au bord de la ruelle et parcourut une trentaine de mètres. Là, elle entendit des voix murmurer depuis les fourrés bordant la route :

- J’ai entendu une voiture arriver… C’est peut-être elle.

- Il ne faut pas la louper. Si elle donne l’alerte… Et elle essaiera sans doute de sauver son ingrat de compagnon… Il faut l’empêcher à tout prix d’atteindre son appart’.

À ces mots, Jessica ne douta plus. Noah n’avait pas éteint les lumières pour lui faire une surprise avant leur grand départ ; les forces de l’ordre les avaient repérés. Et Noah était pris entre leurs griffes. La jeune fille fit demi-tour le plus discrètement possible, hélas une brindille craqua sous sa chaussure. Aussitôt, des lampes-torches s’allumèrent dans les buissons. Prise comme une biche dans les phares d’une voiture, Jessica hésita une fraction de seconde puis courut sans attendre son reste. Elle courut sans se retourner, distançant peu à peu ses poursuivants.

La jeune fille finit tant bien que mal par rejoindre l’appartement de Josh, manquant cruellement d’air. Cela faisait déjà un kilomètre environ qu’elle n’entendait plus les voix graves des hommes la poursuivant, pourtant Jessica savait qu’ils possédaient des moyens de transport à la pointe de la technologie, des engins semblables à une voiture, cependant totalement silencieux, ayant été offerts par le Roi en personne il y a de cela quelques années déjà.

Remarquant la silhouette de Josh, reconnaissable à son corps dégingandé et ses cheveux en épis de blé, Jessica frappa fort au carreau de la fenêtre, ne voulant pas tenter le diable en passant par la porte principale, probablement surveillée. Le garçon tourna la tête, reconnut les cheveux noirs de jais de Jessica, éclairée par l’unique lampadaire, et fut épouvanté par la vision qui s’offrait à lui : Jessica, se débattant simultanément contre cinq hommes beaucoup plus lourds et forts qu’elle, hurlant à en perdre haleine, même s’il n’entendait aucun son. Josh voyait juste sa bouche se déformer sous les cris, ses mains tentant désespérément de griffer ses trop nombreux adversaires.

Malgré cette vision d’horreur, Josh garda son sang-froid et réfléchit le plus limpidement possible. Si Jessica était venue ici, à pied, en courant, mais surtout seule, c’était parce que Noah était soit hors d’atteinte, ce qu’il espérait de tout cœur (mais n’y croyait pas trop), ou qu’il s’était déjà fait prendre par les forces de l’ordre (beaucoup plus probable). Il ne pouvait rien tenter contre les cinq poursuivants de Jess, son amie qu’il avait connue depuis toute petite… pas le temps pour les remords. Il devait se mettre à l’abri le plus vite possible.

Sans perdre de temps, il rassembla des habits chauds, une trousse de premiers secours et une quantité dérisoire de nourriture et les entassa dans un grand sac de randonnée qu’il avait préalablement choisi en vue de cette nuit-là. Sans faire un bruit ni éteindre les lumières - au risque d’alerter les policiers - il se faufila par la porte-fenêtre menant au jardin, puis passa le portail donnant sur la rue. Le combat n’avait toujours pas pris fin, mais les adversaires s’étaient déplacés vers l’arrière de l’immeuble. Par un heureux hasard - ou pas, suivant le point de vue - il surprit une conversation téléphonique entre le chef policier et un membre plus haut placé, le Général Y, connu pour sa détermination sans pitié :

- Je dois les emmener où, Monsieur Y ?

Malheureusement, il n’entendait pas les réponses du Général. Il avait reconnu celui-ci à son nom de code quelque peu… simpliste.

- Sur la Place des Coups ? Mais mon Général… Théoriquement, ils n’ont encore enfreint aucune règle.

- …

- Oui, mon Général. Demain, neuf heures, sur la Place des Coups. Je veillerai à ce qu’ils soient en parfaite connaissance de cause.

- …

- Encore une chose, mon Général. La fille a couru jusqu’à un appartement. L’homme a filé avant que nous le trouvions.

Josh entendit très bien la réponse de Y, hurlée à l’oreille du chef.

- Incapable !!!

- Oui, mon Général. Je suis désolé, mon Général. Demain, sans faute. Oui, je vais le retrouver, mon Général.

Josh se retira silencieusement  avant que le chef ordonne sa recherche.

Le lendemain, après avoir dormi sous un pont, Josh se rendit à la Place des Coups. Emmitouflé dans une épaisse cape noire, il semblait méconnaissable. C’était une précaution de plus pour éviter d’être reconnu, mais pas absolument nécessaire.

À neuf heures tapantes, Noah et Jessica, main dans la main, affronteraient les vingt-cinq coups promis. Visiblement, les forces de l’ordre ne connaissaient pas leur date de naissance exacte. Après ce supplice, les prisonniers étaient emmenés à la frontière de la ville, puis embarqués par un avion à destination de la Terre des Glaces. Josh devrait les retrouver là-bas.

Il abandonna ses amis à leur triste sort et partit en direction de la frontière. À ce moment précis, Josh entendit les fouets rugir et Jess et Noah hurler à l’unisson. Il se retourna une dernière fois, poussa un soupir, et puis, le cœur lourd, continua son chemin.