Le soleil se couchait au dessus du sanctuaire de la Matriarche, le ciel arborait un ton orange, illuminant les gros nuages printaniers. Eyanna était allongée dans son jardin privé, sur le toit du palais. Elle adorait ces moments de solitude, seule dans son petit havre de paix, loin du brouhaha et des faux semblants de la cour. Le fond de l’air était encore frais, on sortait tout juste de l’hiver, mais déjà son éden personnel avait troqué son manteau d’herbes jaunies contre un revêtement soyeux d’un vert éclatant. Des pâquerettes pointaient par-ci par-là, timidement. Elle caressait distraitement le tronc encore fragile de ses mimosas, qui entamaient une fois de plus une floraison précoce. Comme à chaque contact, elle ressentait un léger picotement aux bouts des doigts, une agréable sensation qui lui remontait le long des bras et se propageait dans tout son corps, la faisant se sentir délicieusement bien. Chaque enfant Estelon possédait son propre jardin sur les vastes balcons suspendus, mais tandis que ceux de sa sœur et de son frère peinaient encore à sortir de la période hivernale, le sien proliférait.
Une voix troubla la quiétude de son refuge.
— Maîtresse Eyanna ? Où vous cachez-vous, avez-vous oublié la réception de ce soir ?
La jeune fille soupira.
— Par ici Dame Eline ! répondit-elle.
— Ah maîtresse, vous voilà enfin ! Il faut absolument vous préparer pour le repas, les familles les plus importantes viennent diner, et il est important de faire bonne fig… La gouvernante marqua un temps d’arrêt. Eljane, ces cheveux… que vais-je pouvoir tirer de cette longueur ? se lamenta-t-elle. Ne vous en faites pas mon enfant, nous arriverons bien à en faire quelque chose, il n’est pas dit qu’Eline Sterbon s’incline si facilement dans l’adversité. Ma vieille mère me disait constamment : Eline ! Ma fille ! Si tu avais…
Eyanna ne l’écoutait déjà plus. Sa gouvernante était affectueuse, et d’une générosité infinie, mais elle avait tendance à s’épancher.
— Pourquoi viennent-ils tous au palais ces charognards ? la coupa-t-elle brusquement. Père n’a qu’à tous les renvoyer chez eux, c’est lui le Roi après tout, il commande, ils obéissent.
— Oh, mon p’tit bouton… les choses ne sont pas aussi simples. Effectivement, les Estelon règnent, mais l’époque où la loi du plus fort prévalait est révolue depuis bien longtemps. Aujourd’hui, les problèmes se règlent avec de l’or, des alliances et des mariages. Et il faut compter avec les fortunes les plus influentes. La famille Akaran par exemple, est la plus puissante du royaume, elle a le monopole du textile et des épices de part son commerce avec les Affanites. Les Justé, eux, possèdent la majorité des terres agricoles au sud de la ville, et nourrissent une grande partie de la population. Les Bolion, quant à eux, sont propriétaires des bois autour de la cascade, et font tourner la plupart des chantiers. Et je ne vous parle que des plus importantes. Il est primordial pour votre père de garder de bons rapports avec elles. Déjà que c’est compliqué avec l’église…
— Il n’empêche… il reste le roi, s’entêta Eyanna. Il ne devrait pas avoir à supplier les nobles pour obtenir leur soutien. Ne se rendent-ils pas compte que si leurs propres affaires prospèrent, c’est parce qu’il sauvegarde leurs intérêts ? Mon père assure leur sécurité, il entretient et protège les axes marchands, il leur garantit à tous une cohésion sociétale. Ils devraient le bénir et lui baiser les pieds en offrant leurs biens au lieu de lui extorquer des faveurs !
— C’est déjà ce qu’il se passe mon p’tit bouton. Ils versent tous des impôts à la Couronne, et notamment le très impopulaire effort de guerre, créé sous Jyleter pour faire face à la menace sectaire. Cette taxation perdure alors que la paix est fixée depuis bien longtemps en Eryon. Mais la nature humaine est ainsi faite, cupide et opportuniste. Quoi que leur offre Déleber, des hommes comme Emri Akaran et ses semblables ne seront jamais rassasiés. S’ils perçoivent chez lui la moindre faiblesse, soyez certaine qu’ils l’exploiteront sans la moindre vergogne. Le jeu des pouvoirs est un équilibre fragile, qui demande concentration et vigilance, et qui peut vite se solder par un désastre. Mais votre père est un homme avisé et intelligent. Il sait évoluer en eaux troubles et en tirer le meilleur, c’est un fin diplomate. Mais pour cela, il a parfois besoin d’arrondir les angles et de flatter quelques égos ; ce qu’il s’apprête à faire ce soir. Et cela, il ne pourrait y parvenir sans la présence exquise de ses deux ravissantes filles aux sourires enjôleurs.
La princesse ferma les yeux et inspira profondément, puis se leva en s’époussetant les jambes.
— Très bien Dame Eline, abdiqua-t-elle. Vous m’avez presque convaincue. Allons-nous préparer pour les festivités, et troquer mes confortables chausses contre une robe hideuse afin de coller parfaitement à l’image de la cruche assommante que vous dépeignez si bien.
*
Le Roi Déleber se tenait droit, un furieux mal de crâne le torturait à l’idée de la soirée qu’il s’apprêtait à passer. Ses invités n’allaient pas tarder à arriver. Dans quelle folie le monde a-t-il évolué pour que les rois se retrouvent à attendre leurs convives comme de vulgaires portiers ? La réception serait primordiale, il était vital de former des alliances avec les nobles, et de s’assurer de leur soutien financier. Les caisses étaient au plus mal, l’hiver avait été rude et avait fait beaucoup de mal, et l’église ne le louperait pas au moindre faux pas. Des subtilités que cette outre à vin d’Althaer avait bien des difficultés à appréhender. Les gardes annoncèrent les premiers arrivants. La représentation débutait, Déleber se para de son sourire le plus théatral et s’avança vers l’entrée. Un petit homme rondouillard et chauve entra avec à son bras une femme qui le dépassait d’une bonne tête.
— Ser Bolion ! Soyez le bienvenue, l’accueillit le souverain.
Loin de se plier au protocole d’usage, le nouveau venu se précipita vers le Roi en lui saisissant la main, et la secoua avec enthousiasme.
— Déleber ! Quel plaisir de vous voir ! Vous savez ce que c’est, nous sommes pris par les affaires, et nous avons tendance à perdre de vue l’essentiel.
— Le mal est partagé Fabri, nous sommes esclaves de nos obligations.
Il se tourna vers l’épouse de son hôte et s’inclina.
— Dame Bolion, Je suis tout à l’honneur de vous recevoir.
— Sire, répondit-elle du bout des lèvres.
Quel couple atypique, songea-t-il. Germine Bolion était aussi glaciale que son mari était chaleureux, et dans un instant d’égarement, Déleber se surprit à se demander ce que pouvait bien produire deux êtres si opposés dans l’intimité.
Les invités suivants étaient les membres de la famille Justé. L’homme, d’une carrure imposante, entra suivi de sa compagne et de leurs quatre garçons. Sergue Justé était le plus gros propriétaire terrien du royaume central, avec pas moins de cinquante mille hectares au sud de la capitale. Ses enfants, de solides gaillards également, l’aidaient à exploiter ses terres d’une main ferme. Ils avaient diversifié leur activité en instaurant un péage à l’entrée de leur domaine lorsqu’ils avaient réalisé que la traversée de leur propriété faisait gagner aux voyageurs se rendant dans le sud pas moins de deux jours. Il ne fallait pas se fier à leur apparence rustaude, qui dissimulait en fait de redoutables négociateurs. L’accueil fut nettement moins amical que le précédent. Les Justé étaient régulièrement victimes de saccages, et estimaient qu’il était du devoir de la Couronne de protéger leurs intérêts.
— Vous avez une bien jolie demeure Sire, parfaitement entretenue, et de nombreux serviteurs pour la parfaire, le complimenta obséquieusement Mary Justé en adressant au monarque un sourire à la dentition parfaite.
Vipère, songea Déleber. Si je dois me méfier de quelqu’un ce soir, c’est de toi. La bonne femme, d’une ambition dévorante, ne disait jamais rien sans arrière-pensée. D’une ancienne lignée aristocrate, mais également très endettée, elle avait su percevoir chez Sergue Justé un joyau d’intelligence, et s’était empressée de l’épouser. Elle possédait aujourd’hui richesses et pouvoir, l’amour n’étant qu’une variable négligeable dans l’équation.
— Et votre charme n’a d’égal que la justesse de votre verbe affuté Dame Justé, entrez je vous prie, et prenez vos aises.
Le dernier invité, et non des moindres, se présenta quelques minutes plus tard. L’hôte des lieux inspira un grand coup.
— Seigneur Akaran ! Vous nous faites l’honneur de votre présence ! lança-t-il à l’homme longiligne qui lui tendit une main rêche.
Avec un nez aquilin, des cheveux grisonnants et gras, et entièrement de noir vêtu, Emri Akaran faisait penser à un vautour, sobriquet dont l’avait affublé la plupart des gens de son entourage.
— Inutile de flagorner votre Majesté, nous avons des sujets brûlants à traiter, si nous pouvions éviter les futilités protocolaires, nous gagnerions très certainement tous un temps précieux, le rembarra l’homme le plus riche du royaume central.
Le Roi en resta coi. Du temps de Jyléter, où même de son père, un affront pareil aurait demandé réparation par le sang. Au côté de l’insupportable individu, les bras ballants et frôlant la vingtaine, l’accompagnait sa fille unique et seule famille depuis le décès prématuré de sa femme. Corelle Akaran semblait issue du croisement incongru entre un crapaud et une chauve-souris. Des dents trop longues pour sa petite bouche surplombée d’un fin duvet, de grandes oreilles décollées et une peau visiblement très capricieuse, on s’attendait presque à entendre la pauvre adolescente coasser lorsqu’elle ouvrait le clapet.
Les convives s’installèrent dans la grande salle de banquet. Avec la famille royale, ils étaient seize. Aussitôt qu’ils furent tous installés, plusieurs domestiques entrèrent dans la pièce et disposèrent devant chacun une écuelle en bois remplie de potage dans lequel flottaient des légumes et des bouts de viandes au fumet odorant. Les invités commencèrent à manger silencieusement, et pendant de longues minutes, seul le tintement des cuillères rythma le repas. Les nobles se regardaient en chien de faïence, dans une ambiance plutôt tendue.
— Peut-être pourrions-nous commencer à aborder les sujets qui nous intéressent Sire, attaqua finalement Akaran. Que comptez-vous faire pour que ces fieffés brigands de Justé cessent de nous faire payer des prix exorbitants pour traverser leurs terres ?
L’interpellé blêmit.
— Vous attaquez dans le dur Akaran ! Ne pouvez-vous pas profiter du repas de notre hôte un instant et respecter son hospitalité ?
— Oh, arrêtez vos simagrées ! Vous n’êtes pas plus que moi venu ici pour tailler le bout de gras, personne n’est dupe.
— Et personne ne vous empêche de contourner ma propriété dans ce cas ! Cela ne vous empêchera pas de commercer avec vos damnés Affanites !
— Vous savez très bien que je perdrais un temps précieux. Le détour me prendrait deux jours de plus !
— Et pourquoi ne pas acheminer vos produits par le fleuve Nyx ? demanda d’une petite voix polie ser Bolion. Après tout, il s’écoule jusqu’aux Affanites, et le courant n’est pas très fort, vous pouvez circuler dans les deux sens sans aucun problème.
— Evidemment, ricana Akaran. A bord de bateaux que vous m’aurez chèrement vendus, sortis de vos chantiers douteux. Je n’ai pas vraiment confiance en vos ouvrages, depuis la catastrophe du pont du Sienne.
— Je ne vous permets pas de remettre le talent de mes ingénieurs en doute, vous savez très bien qu’il s’agissait d’un vil sabotage ! s’emporta le bonhomme en surpoids d’une voix fluette.
— De plus, reprit le vautour en ignorant son interlocuteur. Ces chiens d’Estriens ont également eu la bonne idée d’installer un péage fluvial à proximité de Kler Betöm. Hors de question que je ne donne ne serait-ce qu’une pièce de cuivre à ces sauvages ! Non, le trajet prendrait pratiquement trente jours, alors qu’en passant par les chemins obscures, il n’en faut qu’un. En traversant les terres des Justé, mes caravanes mettraient un jour et demi contre trois et demi en les contournant ; le manque à gagner est bien trop important. Soyons raisonnable Sergue, proposez-moi un prix décent.
La femme du propriétaire terrien posa une main sur le bras de son mari, et prit la parole.
— Nul doute que nous puissions arriver à un arrangement, commença-t-elle. J’imagine qu’un dédommagement par passage de caravane de cinq…
— De cinq pièces d’or ? Cela reste une somme considérable, mais si je rentre dans mes frais, je puis éventuellement me permettre de faire un effort, commenta l’homme, pensif.
— … de cinq pour cent de vos produits acheminés, corrigea Dame Justé.
— Cinq pour cent ! s’étrangla le seigneur commerçant en se levant. Mais de quelle folie dégénérative êtes-vous donc atteinte pauvre démente ? Votre fierté est-elle à ce point inhibée et votre virilité, refoulée, Sergue, pour que vous laissiez ainsi votre femme conduire vos affaires à sa guise?
L’agressé bondit sur ses pieds, écarlate, prit de tremblements frénétiques.
— J’exige des excuses immédiates ! beugla-t-il d’une voix stridente. Pensez-vous que nous ignorons que vous êtes responsable des nombreux saccages qui touchent nos cultures ?
— Calomnies ! se défendit l’accusé.
— Il suffit ! tonna le souverain d’une grosse voix. Calmez-vous immédiatement, où je vous envoie passer la nuit dans nos accueillants cachots, tout seigneur que vous soyez. Je demeure le roi, et j’exige que vous fassiez preuve de respect et de mesure en ma demeure et en présence de ma famille !
Les deux protagonistes se rassirent, non sans grommeler leur mécontentement.
— Nous n’arriverons à rien de constructif si vous continuez à vous acharner l’un contre l’autre. Ser Justé, comment la Couronne pourrait elle s’assurer de votre soutien ? reprit Déleber sur un ton apaisé.
— Nous avons besoin de protection Sire, nos cultures ont été ravagées, des vergers ont brûlé. Sans soldat pour veiller sur nos champs, notre production s’en trouvera amoindrie, et c’est inéluctablement le peuple qui en sera victime. Rappelez-vous la famine noire, personne n’a envie de revivre cela.
— N’en faites-vous pas un peu trop ? le railla Akaran.
Le monarque le fusilla du regard.
— Je n’ai pas à ma disposition un nombre illimité d’hommes, et votre territoire est gigantesque. Je ne peux me permettre de dégarnir des points stratégiques pour votre unique protection.
— Dégarnir des points stratégiques ? releva Mary avec une pointe d’ironie. Mais de quoi parlez-vous Déleber ? Sommes-nous donc en guerre ?
Cette bonne femme… Elle utilisait volontairement son prénom en omettant son titre uniquement pour le déstabiliser.
— Nul besoin d’être en guerre pour devoir malgré tout sécuriser le pays Lady Justé. Les bandits de grands chemins écument les voies marchandes et détroussent les voyageurs, sans compter les chimères qui me mènent la vie dure à la capitale. Nos soldats ne se tournent pas les pouces et méritent amplement leur solde, ne vous y trompez pas.
Si elle pensait qu’il allait tomber dans son piège grossier, elle se fourrait le doigt dans l’œil.
— Dans ce cas Sire, je crains qu’il ne vous soit difficile d’acquérir ma collaboration, articula froidement Justé en se levant.
— Allons Sergue, rasseyez-vous, je suis persuadé que nous pouvons trouver un terrain d’entente.
— Non Sire, avec tout le respect que je vous dois, je refuse de rester un instant de plus ici. Vous n’avez pas de soldat à affecter à la protection de mes biens, mais votre demeure grouille de larbins et de torchepots. Comme l’a plutôt assez justement souligné ce brave Emri, je ne suis pas venu ici pour m’en fourrer à chier partout. Je constate avec désolation à quoi sont employés mes impôts. Sur ce mon Roi, je vous souhaite une agréable fin de soirée. Les garçons !
Les quatre gaillards se dressèrent brusquement et quittèrent leur siège.
— Je vous remercie pour cet excellent potage Sire, minauda Mary Justé en se levant à son tour. Peut-être la prochaine fois aurons-nous l’occasion de goûter au plat de résistance ?
La famille Justé quitta la salle de banquet sous l’œil désabusé de Déleber.
— Sire, intervint Akaran. Cet homme est dangereux, il forme des milices pour surveiller ses terres et fait régner sa propre loi. Il pend chaque misérable qu’il surprend sur sa propriété sans aucune forme de procès. Il se moque de l’autorité royale.
Althaer trouva le moment opportun pour intervenir, probablement encouragé par les quelques litrons de vin qu’il avait ingurgité tout au long du repas.
— N’est-ce pas vous, seigneur aux mœurs irréprochables, qui utilisez sans vergogne des prisonniers des geôles de fer, afin d’acheminer vos étoffes luxueuses à travers les chemins obscurs ? Sans vous soucier des risques encourus par ces pauvres âmes ?
Le vautour éluda l’attaque :
— J’agis dans le respect des lois d’Eryon. Est-ce ma faute si ces détenus sont internés ? Ils travaillent pour moi sur la base du volontariat, je leurs permet d’obtenir une réduction de peine. Où est le mal ?
— Volontariat hein ? ricana l’oncle. Vous en avez une bien curieuse définition.
Déleber mis fin à la conversation en s’adressant à Bolion.
— Et vous mon vieil ami, puis-je compter sur votre soutien ?
L’homme échevelé se frotta nerveusement les mains.
— Et bien Sire… c’est que, voyez vous… bégaya-t-il en lançant des regards à sa femme. Je n’ai rien contre, bien sûr…
— Mais ? l’encouragea doucement le roi.
— Nous sommes profondément pieux, je suis modéré tandis que ma douce est eljaniste, vous connaissez évidemment ses talents d’artistes… Et il se trouve que votre altercation avec l’archiprêtre Ulfan a été… comment dire… vivement décriée.
Je comprends mieux l’animosité de sa femme à mon égard, s’avisa le souverain. Althaer ouvrit la bouche pour répliquer, mais fut stoppé dans son élan par le regard noir que lui lança son frère.
— Je crains que la réunion n’en reste là, je suis vraiment désolé que nous n’ayons pu trouver d’arrangement, mais au vue des divergences d’opinion, je ne vois pas comment…
— Père ? l’interrompit Ethyer. Me permettez-vous d’intervenir ?
Le jeune homme n’avait pas parlé de la soirée, observant, analysant, écoutant attentivement. Il prit la parole en choisissant soigneusement ses mots, posément.
— En tant qu’héritier, et donc futur souverain, je souhaite vous apporter mon concours. Pour commencer, seigneur Bolion, je comprends vos réticences. Que penseriez-vous si, pendant le prochain office religieux, je prêtais allégeance à l’église, devant le peuple comme il est de coutume, en devenant un partisan officiel des soldats de la foi ? Cela suffirait-il à vous rassurer ?
Pour la première fois de la soirée, le visage de l’épouse Bolion se décrispa pour faire place à un maigre sourire, tandis qu’une lueur d’intérêt scintillait au fond de ses yeux.
— Eh bien… oui, bien sûr, j’imagine que ça réglerait la situation, répondit Fabri Bolion après avoir consulté sa femme du regard. Sans aucun doute, vous pourriez compter sur mon soutien dans ce cas, prince.
— Voilà qui est entendu donc, dit Ethyer en se tournant vers l’homme en noir. Quant à nous Ser Akaran, il est peut-être temps à présent de voir plus loin qu’à court terme, de miser sur l’avenir et de réfléchir au moyen de créer une véritable unité.
Ethyer se leva et s’approcha de lui.
— J’aimerais, si vous m’en estimez digne, vous demander la main de votre ravissante fille, annonça-t-il en s’inclinant.
Pour la première fois de la soirée, l’homme le plus riche d’Elhyst ne trouva plus ses mots. A cette annonce, le laideron ronronna d’aise, Nemyssïa hoqueta de stupeur, et Eyanna manqua de s’étouffer.
— Je… ne m’attendais pas à ça. J’en serais plus qu’honoré mon prince, répondit-t-il d’une voix chevrotante.
— Et vous, ma chère ? N’y voyait vous aucune objection ? demanda Ethyer à la jeune fille.
— Non…non…aucune… Monseigneur, coassa-t-elle en effectuant une révérence pachydermique.
*
Les convives étaient rentrés chez eux. La soirée, mal engagée, avait connu un dénouement plutôt surprenant et bénéfique, grâce à la diplomatie du jeune prince. La famille royale s’était retrouvée, comme souvent après une réception, dans le petit salon où crépitait une agréable flambée. Au dessus de la large cheminée, sur l’épais mur en grès ocre était accroché un masque doré, orné de petits motifs finement ciselés. On y distinguait une feuille de chêne, blason des Estelon. L’objet, arboré par Jyléter lors de ses conquêtes, n’était plus aujourd’hui qu’un élément de décoration, servant à alimenter le folklore local. Nemyssïa ne se remettait toujours pas de l’annonce de son frère.
— Que t’est-il passé par la tête Ethyer, Je veux dire… tu vas vraiment l’épouser ? La gorgone ?
— Je ne pense plus avoir trop le choix ma sœur. Et puis, si cela peut nous permettre de stabiliser le royaume, ça ne me semble pas trop cher payé.
— Nous en reparlerons quand sera venu pour toi le moment de la dépuceler ! gloussa son oncle en lui assénant une grande claque dans le dos. J’ai le gosier sec… Il fut un temps où on ne laissait pas les gens mourir de soif dans ce château !
Déleber soupira.
— Tu n’as vraiment aucun sens de la diplomatie, nous rentrerions en guerre avec la moitié des grandes maisons si on te laissait faire…
— C’est bien pour ça que tu es roi, et que moi, je suis… moi ! rétorqua-t-il en adressant un clin d’œil à cette peste d’Eyanna. En tout cas, c’est la première fois que je vois le vautour aussi déstabilisé, on aurait dit un moine entrant dans un bordel Abyssal ! Félicitations neveu ! Tu as tressé la corde avec laquelle tu seras pendu. La future Reine sera un peu moins gracieuse ceci dit, reprit-il doucement en contemplant la souveraine, le regard soudain dans le vague.
— Nooon,…tyéalt…chmoi…nooon… répondit Doline lorsqu’elle se rendit compte qu’elle était au centre de l’attention. Le Roi lui prit tendrement la main et la caressa affectueusement. Elle vint blottir sa tête dans le creux de son épaule.
— Que sont les chemins obscurs au juste ?
Tous les regards se tournèrent vers la benjamine.
— Un endroit qui te siérait à merveille sœurette, sordide à souhait, la taquina sa sœur.
— Les chemins obscurs, ma fille, sont situés dans un endroit hors du temps lui-même. Une de leurs entrées se trouve au sud du royaume central, près des geôles de fer. Ils descendent dans les entrailles de la terre, et se diffusent dans Eryon comme un cancer. S’y perdre revient à ne plus jamais revoir la lumière du soleil. Trois axes sont aujourd’hui découverts, mais au prix de combien de vies… Le premier conduit jusqu’aux Affanites, le deuxième, à Abysse, et le troisième, à Kler Betöm la fière.
— Mais quel intérêt de rester cloîtré dans une galerie pendant des jours ? Autant emprunter les routes non ?
— C’est là que la magie opère, Il faut environ un mois pour rallier les Affanites depuis Elhyst, mais une journée seulement suffit en passant par les chemins obscurs.
Eyanna ouvrit de grands yeux éberlués.
— Pardon ? Vous me faites marcher Père…
— Non mon enfant, répondit le monarque avec douceur. Personne n’est capable d’expliquer le phénomène, mais il est bien réel.
— Mais c’est fantastique ! exulta la jeune femme, pourquoi n’a t’on jamais visité le reste du royaume ensemble dans ce cas ? Les utilises-tu mon oncle, lors de tes périples ?
— Non, jamais, répliqua le géant, le visage sombre.
— Mais pourquoi ? Enfin, je veux dire… quel intérêt d’entreprendre de longs voyages monotones quand le bout du monde est à une journée de route !?
— Pour deux raisons ma nièce, énonça-t-il d’une voix grave. Toute euphorie l’avait à présent désertée. La première est que le temps reprend toujours son dû. Je m’explique : Tu vas passer une journée dans les chemins obscurs quand une lune entière se sera déroulée dans le monde réel. A l’instant même où tu te retrouveras à la lumière du soleil, le temps t’accablera de ce mois manqué. En d’autres termes, tu vieilliras instantanément de trente jours.
Eyanna pouffa.
— Et alors ? C’est tout ? Un mois ? Franchement mon oncle, je ne me sens pas beaucoup plus vieille que l’hiver dernier, et je ne pense pas que des cheveux blancs m’auront poussé d’ici le prochain cycle lunaire !
— Effectivement, ça peut paraître anodin. Pense maintenant à ces commerçants qui empruntent cette voie deux fois par mois. Au bout d’une année, ils auront perdu…
— … Deux ans de leur vie…, souffla la princesse d’une voix neutre. Je commence à comprendre…
— La deuxième raison, continua Althaer, est que ce lieu… démoniaque… n’est pas désert. Les sbires de l’Innommable y ont élu domicile.
— De quoi parlez-vous ? fit Eyanna en faisant une grimace.
— Je ne le sais pas très bien moi-même. Des ombres peuplent les profondeurs de la terre, et le voyage est extrêmement dangereux. Régulièrement, de pauvres diables se font happer et disparaissent à jamais.
— Mais comment font les commerçants, dans ce cas, pour acheminer leurs cargaisons ?
Le mastodonte ricana.
— Ce n’est pas un hasard si les geôles de fer se trouvent à côté de l’entrée des chemins obscurs. L’idée est de protéger les caravanes et leurs propriétaires en les entourant de quantité négligeable.
— De quantité négligeable ? Je ne comprends pas…
— Oui, de quantité négligeable, s’impatienta Nemyssïa, de chair à canon si tu préfères ! Tant que les créatures sont occupées à attraper les détenus, ils laissent les gens honnêtes tranquille.
— Et un homme comme Emri Akaran n’hésite pas à sacrifier nombre d’individus afin d’écouler sa marchandise…
— Où est le mal après tout ? s’agaça la jolie rouquine. Nous parlons de violeurs, de pillards et d’assassins… Eryon se porterait-il plus mal sans eux ?
— Tu ne peux pas dire ça, intervint Ethyer. Qui sait ce qu’il arrive aux pauvres victimes de ces démons… Certains criminels méritent effectivement la potence, mais ça…
Le son d’une cloche résonna. La nuit était déjà bien avancée, et le lendemain, les préparatifs de la célébration de la Matriarche débutaient. Irritée, la jeune femme se leva sans un mot et alla se coucher.
Pour les personnages, c'est vrai qu'il y en a quelques-uns et qu'on peut s'y perdre au début. J'ai rajouté une petite liste avant le prologue.
A bientôt!
J'ai trouvé ce chapitre à la fois très intéressant pour la façon dont il détaille les relations entre grandes familles du royaume, et très drôle pour les portraits qu'il dresse de tous les personnages. La pauvre fille du Vautour, tu ne lui as vraiment pas fait de cadeau ! x) La description du jardin au début est aussi très belle, toute en douceur, ce qui tranche avec ma première impression d'Eyanna. Seule remarque: quand elle s'adresse à sa gouvernante, je ne pense pas qu'elle devrait utiliser le "Dame", surtout avec la relation hiérarchique et leur proximité.
À bientôt :)
Merci pour ton commentaire. C'est vrai que Corelle n'a pas été gâtée par la nature^^.
Pour Dame Eline, je ne m'étais pas trop posé la question du titre, elle me semblait plutôt naturelle. Je reverrais ça.
A bientôt
Le concept des tunnels noirs qui font perdre du temps de vie et qui impliquent le sacrifice de vies humaines est vraiment intéressant.
La dispute entre les grands de la cour était assez amusante à lire ^^ Le prince s'en est bien sorti. J'aurais apprécié quelques descriptions / pensées de personnage pour couper les dialogues de temps à autre.
En tout cas l'annonce de la fin du chapitre précédent donne de l'intérêt au personnage du roi qui risque de perdre la vie bientôt^^
La carte est sympa, plus esthétique que la mienne xD
"seigneurs ? coassa-t-elle en effectuant une révérence pachydermique." pauvre fille ^^
Une petite remarque :
"ce que pouvait bien produire" -> pouvaient
Un plaisir,
A bientôt !
C'est vraiment plus simple de comprendre les tenants et les aboutissants en l'ayant sous les yeux.
Je suis content que le concept des tunnels te plaise, j'ai toujours aimé les histoires tournant autour du temps.
C'est un chapitre que j'ai déjà réécrit parce que j'étais moyennement convaincu par l'interaction entre les nobles: je suis donc d'autant plus content que ça t'ai plu!
Rajouter des pensées: je note^^
Merci à toi!
Deux petites remarques. D'abord, tu décris un tintement des cuillères...dans des écuelles en bois. Pour moi cela ne colle pas. Soit les écuelles sont en métal, soit c'est un autre bruit qu'un tintement.
Sinon "demanda d’une petite voix polie ser Bolion", je crois que c'est sir et non ser Bolion
Bien vu pour le tintement des cuillères, je n'y avais pas fait attention. ça ne sera sûrement pas la dernière erreur du style. Et tu as encore une fois raison, c'est "sir" et non "ser". Il faudra que je corrige ça, d'autant plus que je pense avoir fait l'erreur plusieurs fois.