Contrôle fiscal et perte de contrôle

Mettant toute sa puissance dans le coup, il abattit la gigantesque épée. L’onde de choc souleva une tempête de poussière, immédiatement suivie d’une déflagration d’énergie nécromantique. Momentanément aveuglé, le seigneur maléfique poussa un soupir d’aise : il ne devait désormais subsister de l’avorton qu’un petit tas de chair et d’os mi-sanguinolant, mi-carbonisé par la décharge de magie noire pure. Il se laissa aller à éclater d’un rire démoniaque. Il se rendit également compte, non sans quelque surprise, qu’il regrettait d’y être allé aussi fort ; il n’allait rien lui rester à torturer.

« Vous avez un permis pour ça ? »

Le rire du seigneur du Chaos s’étrangla dans sa gorge. Plissant les yeux pour voir à travers la purée de pois, il aperçut l’agent Lemorne. Loin d’être pourfendu, il se tenait à deux pas de sa position initiale et observait Tranche-Âme, dont la lame était plantée dans le sol pierreux. Il n’avait pas l’air effrayé, ni même surpris, simplement…intéressé.

Poussant un rugissement, Âmenoire souleva son arme et asséna un terrifiant coup de taille en direction de l’intrus.

« Je vais supposer que non. Attention, Monsieur Lajoie, toutes les armes enchantées de catégorie D doivent être dûment enregistrées et faire l’objet d’une demande de permis auprès du bureau des armes et artefacts arcaniques. »

La voix venait de derrière lui. Faisant volte-face, Scrofulax se retrouva de nouveau nez-à-nez avec le fonctionnaire et son écritoire. A la rage qui brûlait en lui vint se mêler une goutte glacée de doute. Comment avait-il pu éviter deux de ses attaques ? Même les Danse-Mort, les guerriers d’élite du roi des elfes Aznarel, en étaient incapables. De la chance, cela ne pouvait être que ça. Mais la chance ne durait jamais bien longtemps face à Tranche-Âme. Hurlant à plein poumons, il feignit un coup d’estoc puis releva brusquement Tranche-Âme du bas vers le haut afin de fendre son adversaire dans le sens de la hauteur.

« Allons, Monsieur Lajoie, il n’est pas nécessaire de s’énerver ainsi. »

Cette fois, la voix provenait de sa gauche. Se retournant, le Destructeur vit l’agent Lemorne lui adresser un regard ennuyé. Il rangeait son écritoire dans sa besace. « Je vous invite à réviser votre attitude. Je suis sûr que nous pouvons discuter calmement de tout cela. »

Tout en poussant un rire dément, le Seigneur du Chaos bondit en avant. Brandissant son épée  à deux mains, il libéra un ouragan de coups contre son adversaire. La terre tremblait sous ses pas alors qu’il déchaînait toute sa fureur, coupant, tranchant, lacérant… Mais sa lame ne rencontrait que le vide. Plus fluide qu’un courant d’air, le petit fonctionnaire se dérobait chaque fois au dernier instant, se mouvant à une vitesse inconcevable sans montrer aucun signe d’effort, ni même de trouble. Il conservait une expression impassible, se baissant ou faisant simplement un pas de côté pour esquiver les assauts effrénés du seigneur des ténèbres.

Après quelques minutes, Scrofulax dut faire une pause pour reprendre son souffle. L’agent Lemorne essuyait ses lorgnons avec son mouchoir à carreaux, une vague contrariété flottant sur son visage. « Monsieur Lajoie, si vous continuez ainsi, je vais me voir dans l’obligation de vous verbaliser pour outrage à agent dans l’exercice de ses fonctions. »

Reprenant son souffle, le seigneur des ténèbres parvint à s’égosiller : « OUTRAGE ? JE VAIS T’EN DONNER DE L’OUTRAGE !! »

            Il brandit son arme à bout de bras et braqua la lame vers l’agent Lemorne. Celui-ci s’était assez payé sa tête. Se concentrant, le chevalier de la Mort plongea au plus profond de lui-même. Il fouailla dans les méandres de son esprit torturé pour en arracher les souvenirs de chaque meurtre, chaque acte de torture, chaque sacrilège qu’il avait commis au cours de sa longue vie. Tout en serrant les dents sous l’effort,  il canalisa cette noirceur brute le long de ses bras, jusque dans ses mains gantée d’acier. Des étincelles d’énergie maléfique craquèrent autour du pommeau et de la garde de Tranche-Âme puis coururent le long de son fil. En quelques instants, une gangue de ténèbres rougeâtres enveloppa le tranchant de l’épée maudite. Un vent froid se mit à gémir tandis que le ciel s’obscurcissait à nouveau.

Scrofulax crispa sa mâchoire dans un rictus de douleur et de joie malsaine: cette attaque au haut potentiel de magie noire était l’une des raisons pour lesquelles il avait gagné son surnom de « Destructeur ». Connue sous le nom de « Brûle-Cité» ou encore de « Fléaux des dieux »,  c’est avec elle qu’il avait vaincu l’archimage Nalrod Le Sage, incinéré Pandramède le Défenseur des Faibles et rasé la cité gnome de Gnotopia. Elle impliquait de consumer des morceaux de son âme, choisis parmi les plus hideux, pour les décharger dans un seul coup dévastateur. Il l’utilisait donc peu, hormis dans des cas exceptionnels. Ce cas était, sans le moindre doute, exceptionnel.

Grimaçant de douleur alors qu’il s’arrachait des parts de son être, le seigneur du Chaos poussa un rire diabolique : « SOUVIENS-TOI D’UNE CHOSE, hurla-t-il, LA LOI, C’EST MOI QUI L’EDICTE, AVORTON ! ». Et d’un seul coup, il libéra toute la puissance de Tranche-Âme.

Le silence se fit soudain. C’était un silence anormal, affreux, de ceux qui précèdent une horrible catastrophe, comme si l’épée avait englouti la vie autour d’elle jusqu’à son plus infime murmure. Puis, sans crier gare, il vola en éclats. Une explosion titanesque secoua le monde. Elle projeta Scrofulax en arrière alors que la décharge d’énergie maléfique fonçait vers sa cible. Les instants qui suivirent ne furent que vacarme, chaos et confusion. Malgré  toute sa puissance, le Destructeur ne put que se recroqueviller sur lui-même en attendant que la tourmente s’apaise et que la terre cesse de trembler. Lorsqu’enfin ce fut le cas, il redressa la tête pour contempler le fruit de son exaction.

La chaîne de montagnes connue sous le nom de « Pics du Trépas » n’était plus. Ou plutôt, elle était, mais à moitié.

En ligne droite dans la direction de l’attaque, les reliefs déchirés des Pics avait disparu, remplacés par une série de plateaux parfaitement plats et de hauteur égale se succédant sur des dizaines de lieux jusqu’à ce que le regard se perdent sur l’horizon. Scrofulax cligna des yeux : ce devait être un nouveau record personnel. Le Brûle-Cité avaient purement et simplement décapité les Pics du Trépas, les nivelant pour n’en laisser qu’une succession de monts à la surface plane et carbonisée. Une chaleur suffocante régnait dans l’air. La puanteur du soufre et de la fumée était partout. Des flocons de cendre fine tombaient doucement sur le sol vitrifié. La décharge de Tranche-Âme avait fracturé le sol basaltique selon une trajectoire rectiligne, carbonisant tout sur son passage.

Tout, sauf l’agent Gontrand Lemorne.

Le seigneur du Chaos laissa échapper un glapissement étranglé. Arrachant son heaume, il frotta ses paupières scarifiées, refusant de croire l’évidence. Pourtant, la fumée qui se dissipait ne laissait aucun doute. A quelques pas de lui, se tenait l’agent Lemorne, bien vivant. Il avait déployé son parapluie devant lui. En dehors du fin filet de fumée qui s’en élevait, l’accessoire ne montrait aucun signe de dommage. Son propriétaire le replia en soupirant. Lui non plus ne paraissait guère avoir été affecté par l’attaque dévastatrice du seigneur noir. Les seuls éléments laissant penser qu’il avait été la cible d’une décharge arcanique ayant rasé une chaîne de montagnes millénaire étaient sa mine désormais nettement ennuyée, ses vêtements froissés et sa tête nue.

Surpris, le petit fonctionnaire haussa les sourcils. Il tâta le sommet de son crâne dégarni de ses doigts maigres puis se retourna pour parcourir des yeux le paysage de désolation alentour.

Fasciné, Scrofulax suivit son regard. Il examina le sol pierreux jusqu’à tomber sur un petit tas de tissu carbonisé. Il fallut quelques instants à Âmenoire pour comprendre qu’il contemplait le cadavre fumant du bicorne du petit homme.

L’intéressa le contempla un moment. Puis, lentement, il releva la tête. Gontrand Lemorne, agent de l’H.O.R.R.I.B.L.E. auprès de la République d’Âa-Seh-Dikh, planta deux pupilles chauffées à blancs dans les yeux du seigneur des ténèbres : « Ce couvre-chef, énonça-t-il d’un ton glacial, fait partie intégrante de l’uniforme fourni aux fonctionnaires de l’H.O.R.R.I.B.L.E. afin de mener à bien leurs missions. C’est donc un bien public que vous venez de dégrader, Monsieur Lajoie. » Alors qu’il réajustait ses lorgnons, un éclair de froide détermination brilla dans son regard : « En accord avec l’article 12 du Code de la fonction publique, je me vois contraint de vous infliger un blâme. »