My name is Lemorne. Gontrand Lemorne.

Par Bibulk

-Ah, parfait, je suis content de vous voir. » répondit une voix nasillarde.

Scrofulax fut pris de court. Son apparition provoquait généralement deux types de réactions : des cris de terreur ou, dans le cas de héros particulièrement téméraires, des monologues vengeurs. Il avait beau fouiller les ténébreux tréfonds de sa mémoire, emplis de souvenirs de torture et autres atroces forfaits, depuis qu’il avait embrassé la carrière qui était la sienne, jamais personne n’avait été content de le voir.

Ses surprises ne devaient pas s’arrêter là. Il avait vu paraître devant lui toutes sortes d’aventuriers: paladins en armures étincelantes, puissants mages, rôdeurs audacieux et même, en une occasion, un semi-homme doté d’une bague d’invisibilité et d’un jardinier particulièrement sagace. Mais, Âmenoire pouvait le jurer, il n’avait jamais vu quoi que ce soit qui ressemblât à l’individu qui s’approchait de lui à petits pas décidés.

L’être était de toute évidence un humain. Tout au moins, il en possédait l’apparence.  Toutefois, avec ses cinq pieds et quatre pouces de haut, sa taille le rapprochait plus d’un nain que d’un homme. Une tête menue surmontait un corps qui ne l’était pas moins. Encadrée par deux oreilles rondes et décollées, on pouvait distinguer un visage à l’expression austère. Au centre de celui-ci trônait un nez légèrement épaté surmonté de deux petits yeux gris profondément enfoncés dans leurs orbites. Des lèvres minces et un menton fuyant complétaient ce portrait guère flatteur.

En outre, la tenue de l’étranger n’arrangeait rien. Il s’était attifé d’une longue redingote qui avait dû être noire autrefois. Aujourd'hui l’usure lui avait donné une coloration gris poussière. Quant à sa coupe, elle avait dû faire fureur deux siècles plus tôt. De toute façon, l’habit dissimulait mal  la silhouette osseuse et les quatre membres graciles de son porteur. Des bas de laines dont l’aspect clamait qu’ils avaient été maintes fois reprisés enserraient deux malingres cuissots terminés par deux pieds plats et engoncés dans de grossiers souliers à boucle. Tout comme la redingote, ceux-ci avaient de toute évidence connu des jours meilleurs. Un parapluie noir pendait au bras de l’étranger, sa main gauche tenant un bicorne ratatiné. Il l’avait retiré afin d’éponger la sueur de son front à l’aide d’un mouchoir. Il se servit du même chiffon pour nettoyer une paire de lorgnons cerclés de cuivre qu’il déposa sur son nez.

« Vous n’êtes pas facile à trouver dites-moi. » fit-il sur le ton de la conversation.

Scrofulax Âmenoire le dévisagea sans répondre. L’eut-il voulu, il aurait probablement asséné à cet importun que, bien sûr, son repaire était difficile à trouver. Un donjon dont l’accès obligeait les aventuriers à traverser des marais grouillants de vermine, affronter des bois infestés de loups et franchir de périlleux ponts suspendus au-dessus de rivières de magma avait bien plus de classe qu’un endroit où quiconque pouvait se rendre en prenant la première à gauche après le moulin du village.

Mais le seigneur noir ne releva pas. En vérité, il se sentait dépassé. Cette situation était absurde. Tout d’abord, on lui annonçait la venue d’un héros. Puis on lui révélait que celui-ci avait décimé à lui tout seul sa garde d’élite. Tout ça pour se retrouver face à un nabot, qui n’avait même pas la courtoisie de se présenter en armure dorée, possédait en guise d’épée un pitoyable pébroque et, pire que tout, se montrait content de le voir! En son for intérieur, Scrofulax commençait à douter de ce qu’il avait devant les yeux. Peut-être la Garde Noire s’était-elle entretuée et cet importun n’était-il arrivé à cet instant que par un étrange hasard ?

Inconscient du trouble qui agitait son maléfique interlocuteur, le petit homme rangea son mouchoir, remit son couvre-chef en place et entreprit de fouiller dans sa besace. Il en extirpa une petite écritoire portative, quelques feuillets de parchemin, une plume d’oie et un encrier. Insérant ce dernier dans un emplacement dédié de l’écritoire, il y trempa délicatement sa plume et s’adressa à son interlocuteur médusé : « Bien. Nous allons pouvoir commencer. Je suppose que vous êtes le propriétaire des lieux ? »

Ce fut trop pour Scrofulax qui explosa : « ASSEZ ! »

Son cri retentit tel un coup de tonnerre. Une violente bourrasque se leva et des nuages d’un noir d’encre envahirent le ciel. L’écho rebondit entre les montagnes, déclenchant plusieurs glissements de terrain. Oublieux du chaos qu’il venait de provoquer, le seigneur noir hurla à l’attention de l’homme : « Tu viens défier le Destructeur sur ses terres, t’attaquer à son armée et maintenant tu oses le soumettre à un interrogatoire ? Misérable ver de terre, furoncle, esclave ! Tu n’es rien en comparaison! Agenouille-toi devant lui et ton trépas sera rapide! »

Sa tirade le laissa haletant. Il darda un regard haineux vers le petit homme. Cette fois c’était la bonne ; d’un instant à l’autre, l’intrus aller éclater en sanglots et le supplier de lui laisser la vie sauve.

Il n’en fut rien. Serrant son écritoire contre sa poitrine maigrelette, le nabot attendit que le tumulte s’apaise tout en agrippant fermement son chapeau. Puis, il s’éclaircit la gorge : « Juste pour être clair, c’est de vous que vous parlez ? »

Scrofulax en oublia qu’il était fou de rage : « Comment ça ? » balbutia-t-il.

« Et bien, reprit l’autre, le Destructeur, c’est bien vous ?

-Heu, oui ?

-Vous parliez de vous-même à la troisième personne alors j’ai eu un doute. Mais c’est parfait c’est avec vous que je dois discuter ! Cependant, il semble qu’il y ait un léger malentendu : je ne suis pas ici pour vous défier, M. Destructeur. Ma mission en ces lieux est on ne peut plus pacifique. »

Âmenoire tressaillit. Il ne put retenir un coup d’œil circulaire sur les corps démembrés de sa troupe d’élite. Les yeux morts de ses soldats les plus puissants lui rendirent son regard. Cet étranger avait une conception bien particulière du pacifisme.

Sans lui laisser le temps de formuler une objection, son interlocuteur plongea une main preste dans la poche intérieure de sa redingote. Il en sortit un petit bout de parchemin rectangulaire protégé par un étui de cuir qu'il présenta sous les yeux ahuris du seigneur des ténèbres. Celui-ci put y voir un minuscule, mais très fidèle, portrait de son interlocuteur tracé à l’encre noire. A côté de celui-ci se trouvait un court texte que l’étranger lui récita :

« Agent Gontrand Lemorne, de la Haute Officine pour le Recensement des Repaires Ignobles et la Bientraitance des Larbins et Employés (H.O.R.R.I.B.L.E.). Je suis mandaté pour une inspection par la République d’Âa-Seh-Dikh.

-La République de quoi ?

-La République d’Âa-Seh-Dikh, répéta l’agent Lemorne d’un ton impassible, sur le territoire de laquelle vous avez choisi de bâtir votre résidence, ce qui selon le Code de Propriété Foncière de la République, vous fait dépendre de la juridiction de l’H.O.R.R.I.B.L.E. »

Avec effort, Âmenoire décrypta le sens des paroles de l’avorton. Dans son esprit malmené par les événements récents, une étincelle de compréhension s’embrasa soudain, éclairant un souvenir. Cette « République d’Âa-Seh-Dikh » lui disait quelque chose. Il l’avait entraperçue sur une carte alors qu’il cherchait un emplacement pour son repaire. Remugle lui en avait dit quelques mots : il s’agissait d’un territoire minuscule, une vallée perdue dans les montagnes, à peine plus grande que la cité qui lui donnait son nom. Sa principale caractéristique était de n’avoir jamais marqué l’Histoire de quelque façon que ce soit. Ses échanges avec l’extérieur se limitaient au minimum vital, ses citoyens en sortaient rarement et on savait bien peu de choses sur ce qui s’y passait. Étrangement, le puissant royaume de Kaalos voisin l’avait toujours laissée en paix. Le majordome gobelin avait dit d’autres choses mais Scrofulax avait cessé de l’écouter. Le vieil esclave parlait trop et souvent pour ne rien dire.

Incrédule, il cligna des yeux sous son heaume. Ainsi, ce petit bureaucrate venait pour exiger que lui, le Destructeur, se plie à la loi de son pathétique patelin oublié ? Un sourire mauvais déforma les traits du seigneur des ténèbres. Ce cloporte voulait jouer avec ses nerfs ? Et bien il jouerait, oh oui. Il jouerait jusqu’au moment où viendrait son tour de s’amuser.  Il avait déjà quelques idées sur la manière de s’y prendre…

« Mais bien entendu, répondit-il d’une voix venimeuse, une inspection…et en quoi cela consiste-t-il exactement ?

-Cela consiste à vous poser une série de questions, répondit l’autre. J’aurais aussi besoin de jeter un coup d’œil à vos installations afin d’évaluer les éventuelles demandes de mise en règles. J’aimerais aussi échanger avec votre personnel.

-Bien sûr, bien sûr, minauda le seigneur noir, je vous en prie, posez donc vos questions.

-Très bien. Sachez que, contrairement à d’autres Etats du continent, la République n’est pas opposée à l’installation de seigneurs des ténèbres sur son territoire ; l’H.O.R.R.I.B.L.E a précisément été créée afin d’encadrer ces cas de figure. Il ne s’agit donc que d’une simple procédure de routine. Si vous coopérez, tout cela sera réglé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.»

La mâchoire d’Âmenoire se crispa dans un horrible sourire derrière le ventail  de son casque. Oh oui, cela allait être réglé en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. Mais pas de la façon qu’imaginait l’avorton.

Inconscient du péril qui planait sur lui, l’agent Lemorne posa les yeux sur son écritoire : « Je vais commencer par vérifier quelques renseignements de base : noms, prénoms et titres éventuels ?

- Scrofulax Âmenoire, seigneur du Chaos, chevalier de la Mort et Chantre de l’Epouvante, le Destructeur » énonça l’intéressé.

Le fonctionnaire fronça les sourcils : « Vous êtes sûr ? Pour les titres c’est juste, mais pour les noms et prénoms ce n’est pas ce que j’ai sur mon document.

-Je suis plutôt bien placé pour connaître mon propre nom il me semble ! » s’ébroua son interlocuteur.

L’agent lui jeta un regard pénétrant puis reposa les yeux sur le parchemin. Son visage s’éclaira : « Ah, je comprends ! J’ai bien « Scrofulax Âmenoire » comme nom d’usage mais je regardais le nom de naissance. « Célestin Lajoie », c’est bien ça ?

-Je, hm…non…enfin, c’est ridicule…je…» balbutia le seigneur des ténèbres, pris de court.

« Célestin LAJOIE ?! »

L’exclamation avait jailli de quelque part derrière le chevalier de la Mort. Se retournant d’un coup, Scrofulax aperçut Remugle. Il se tenait toujours dans l’encadrement de la porte d’entrée du donjon. Il fixait son maître et l’étranger lui faisant face, bouche bée, ses sourcils fournis prêts à jaillir de son front sillonné de rides. La majordome en oubliait même de trembler comme une feuille, enfreignant ainsi la plus élémentaire étiquette des serviteurs d’Âmenoire. Leurs regards se croisèrent et sa mâchoire se referma si vite qu’elle produit un claquement sonore.

« Et bien, rugit le seigneur du Chaos pour dissimuler sa gêne, qu’as-tu donc à rester planter là ? Va t’occuper de tes affaires !

-Mais…hm…vous êtes certain que je ne peux pas rester encore un peu ?

-DISPARAIS, VERMINE ! »

Courbant l’échine, le vieux gobelin capitula : « Bien sûr, maître, à votre service… » dit-il. Puis il claqua des doigts pour signaler aux autres esclaves de refermer la grand-porte. Malgré le tumulte des chaînes et des engrenages en action, Scrofulax parvint à entendre les derniers mots murmurés par Remugle  : « …Monsieur Lajoie. »

Quelques instants s’écoulèrent après la fermeture du portail durant lesquels Âmenoire continua de le fixer somme s’il pouvait les faire fondre par la seule force de son regard. Ses traits crispés en un rictus immonde, il songea qu’il était temps de mettre un terme à la longue carrière de son majordome, si possible de façon lente et douloureuse.

Haletant, il lui fallut un moment pour se rendre compte qu’on lui tapotait l’épaule. Baissant les yeux, il vit que c’était le petit fonctionnaire ; sur la pointe des pieds, il tendait son bras malingre pour atteindre l’épaulière d’acier de Scrofulax tout en arborant une expression de compassion formelle : « Allons Monsieur Lajoie, un administré n’est pas responsable de son patronyme. Je suis sûr que cela ne vous rend pas moins effrayant.

-Oui bon, ça va ! hurla Âmenoire. Venez-en au fait avec votre inspection avant que je perde patience et que je vous passe à la marmite d’acide !

-J’y comptais bien, Monsieur Lajoie, j’y comptais bien. » Sur ces mots, le petit homme contourna la gargantuesque masse du seigneur du Chaos. Ajustant ses lorgnons, son regard fureta un temps sur le gigantesque édifice face à lui. Il fronça les sourcils et nota quelque chose sur son parchemin. « C’est un bien beau donjon que vous avez là. », dit-il d’un ton détaché.

Flairant un problème, Scrofulax ne put s’empêcher de rétorquer : « Oui, et ?

-Et je suppose que vous avez fait la demande de permis auprès du service d’urbanisme de l’H.O.R.R.I.B.LE pour bâtir tout cela?

-Comment ça un permis ?

-Je vois » dit simplement l’autre. Il griffonna derechef sur son parchemin. Ses petits yeux grossis par ses bésicles coururent une fois de plus sur toute la hauteur de la tour puis, alors qu’il s’avançait sur le pont-levis, s’attardèrent sur les douves. Il jeta un coup d’œil sur le magma rougeoyant en contrebas : « Hm, et vous avez fait la demande d’autorisation pour l’installation de vos dispositifs défensifs ?

-Pardon ?

-Vos engins de sièges en haut et ce fossé en bas ? Vous ne saviez pas que leur construction était réglementée ?

-Je…

-Je vois. »

Scrofulax l’observa ainsi quelques instants alors qu’il faisait le tour du donjon tout en marmonnant et en écrivant de temps à autre sur ses feuillets de de parchemin. Après quelques minutes de ce manège, le petit fonctionnaire revint près du propriétaire des lieux, le nez toujours penché sur son écritoire : « Bien, j’aimerais parler au délégué du personnel s’il vous plaît.

-Le quoi ? » lâcha le chantre de l’Epouvante. Il serrait les dents. Patience. Il allait bientôt cesser de jouer au jeu de ce pitoyable ver de terre.

« Votre délégué du personnel ? Celui qui est responsable de la défense des droits des employés ?

-Le Destructeur n’a pas d’employés ! tonna l’intéressé. Le Destructeur n’a que des esclaves et ils n’ont aucun droit !

-Donc nous n’avez pas de délégué du personnel ?

-NON, JE N’AI PAS DE DELEGUE DU PERSONNEL !

-Je vois. »

Le silence retomba, seulement troublé par le griffonnement de la plume sur le parchemin du petit homme. Alors qu’il écrivait, il gardait les sourcils froncés, une expression désapprobatrice imprimée sur ses traits. Après un moment, il secoua la tête et leva un regard désolé vers Âmenoire : « Ah, Monsieur Lajoie…, soupira-t-il, je crains que votre repaire n’entre en violation des articles 23 alinéa a, 27 alinéa b, 45 alinéa d et 87 paragraphe a de la loi de 1356 relative à l’urbanisme et aux repaires maléfiques. En outre, votre gestion du personnel vous place en infraction de la totalité du Code du Travail de la République, à l’exception des articles 7, 14 et 37 alinéa b. »

Sans lui laisser le temps de répondre, il reprit la parole : « Toutefois, comme vous sembliez ignorer la législation en vigueur, je vais simplement vous donner un rappel à la loi. Vous avez trois jours à compter d’aujourd’hui pour contacter l’administration afin de vous mettre en règle. Vous n’aurez ainsi que les frais de dossier à payer.

-Et si je refuse… ? gronda le seigneur du Chaos

-Si vous refusez ?

-Si je refuse de me plier à la loi pathétique de ta misérable république, que feras-tu, vermine… ?

-Et bien, je me verrais alors dans la regrettable nécessité de vous infliger les amendes prévues par la loi. »

C’était assez. Levant soudain Tranche-Âme, Scrofulax hurla : « UNE AMENDE ? ET BIEN TU VAS EN AVOIR POUR TON ARGENT, CLOPORTE !! »

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Nathalie
Posté le 21/02/2025
Salut Bilbuk

Je suis surprise que notre héros méchant ait tenu aussi longtemps avant d'exploser.

Ainsi, Frodon et Sam se sont déjà dressés devant lui, voyez vous ça 😉
Fidelis
Posté le 11/02/2025
Salut, j'aime bien, c'est des clichés de caricatures, mais comme c'est assumé, ça fonctionne, c'est bien écris aussi et y a du rythme, on arrive à s'attacher aux personnages, bien joué.
Bibulk
Posté le 18/02/2025
Merci :)
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