Conversation animée

Par deb3083

Au même instant, non loin de là, se tenait, dans le salon d’une demeure cossue, une conversation animée :

— Mon cher ami, vous ne pouvez continuer de la sorte ! s’exclama la propriétaire de la maison.

— Je n’ai pas le choix. Cela fait partie de notre plan, rappelez-vous ! rétorqua un homme, visiblement agacé.

— C’était avant de connaître certains détails que vous m’avez délibérément dissimulé. Il est évident que jamais je ne vous aurai permis une telle folie. C’est pourquoi nous allons revoir notre stratégie.

— Non, je refuse.

— Vous n’allez pas bien ! Pourquoi nier l’évidence ? Vous souffrez, mon ami. Vous souffrez et cela me fend le cœur.

— J’avais conscience des risques lorsque j’ai débuté ma mission. Et je la terminerai, comme prévu. Je vous suis reconnaissant de m’aider. Sans vous…

— Je suis heureuse de pouvoir encore me rendre utile. Naturellement feu mon époux désapprouverait. Mais, dieu merci, je n’ai point été sotte et ne lui ai jamais dévoilé mes activités délictueuses. Même si, de mon point de vue, elles sont d’une grande utilité.

— Je dois reconnaître que j’ai eu beaucoup de chance de vous rencontrer il y a quelques années.

— En effet. Sans moi, vous auriez connu la prison. Ou pire. Si vous avez un peu gagné en sagesse, je vous trouve malheureusement toujours aussi arrogant. Et fougueux.

— Je vous assure que je reste prudent. Je connais les enjeux. Nos intérêts communs sont plus importants que mes problèmes personnels.

— Mais parviendrez-vous toujours à les dissocier ? Dois-je vous rappeler quand quel état vous ai-je retrouvé il y a un mois ? N’avez-vous pas eu assez de temps pour réfléchir depuis lors ? Ce soir, il y a de grandes chances pour que vous assistiez une nouvelle fois à une scène qui vous accablera un peu plus. Un jour, vous commettrez une erreur. Vous le savez autant que moi.

 

L’homme détourna le regard. Il détestait se sentir vulnérable. Son interlocutrice avait le pouvoir de deviner tout ce qu’il ne lui confiait pas. Changer de plan maintenant reviendrait à reconnaître son erreur. Ce qu’il était incapable de faire. Son orgueil et son estime de soi avaient été durement touchés mais il resterait debout, coûte que coûte. Il y avait plus important que son bien-être personnel. Il ne se comporterait pas comme un égoïste. Jamais. S’il parvenait à ses fins, des dizaines de personnes, si pas plus, retrouveraient une certaine dignité. Et des criminels seraient condamnés pour leurs actes détestables. Oui, souffrir en valait la peine.

 

Pour se donner une contenance, l’homme saisit sa tasse de thé et avala une longue gorgée du breuvage amer. Son hôtesse l’observa sans aucune discrétion. Puis elle désigna un carton posé sur la petite table du salon :

— Vous n’ignorez rien de l’évènement qui doit avoir lieu dans quelques jours. Néanmoins, nous devons envisager que cela ne se déroule pas comme prévu.

— Que voulez-vous dire ?

— Le début de soirée se passera exactement comme n’importe quelle réception. Je saluerai les invités et accepteraient, à nouveau, leurs condoléances hypocrites. Vous, vous danserez avec quelques délicieuses jeunes filles.

— Est-ce vraiment nécessaire ? grimaça l’homme.

— Mon cher, vous devez tenir votre rang. Si vous commencez à fouiner et à poser des questions, nous échouerons. Une fois les formules de politesse expédiées, plus personne ne s’intéressera à moi.

— Pardonnez-moi mais je crains que vous vous trompiez. Bien au contraire, tous les regards seront braqués sur vous. Vous êtes parmi les sujets de conversation les plus fréquents. La saison vient à peine de débuter.

— Eh bien je les ignorerai. Je m’installerai sur un divan avec deux de mes plus proches amies et nous deviserons gaiement. Je profiterai de l’occasion pour observer avec attention, et sans en avoir l’air, tous les invités.

— Je ne sais pas…

— Ah soyez un peu plus confiant mon ami ! Cependant, comme je vous l’indiquais, il me semble fort à propos d’anticiper l’un ou l’autre incident. Nous allons répandre quelques rumeurs particulièrement déplaisantes. Certaines personnes pourraient mal réagir. Et vous, vous allez devoir être prudent. Je songe sérieusement à vous faire changer d’air.

— Quoi ? C’est hors de question ! Je ne vous laisserai jamais affronter ces rapaces seule.

— Je ne suis pas seule, très cher ! Et qui voudrait s’en prendre à une pauvre veuve éplorée ?

 

L’homme secoua la tête mais esquissa un léger sourire :

— Et c’est moi l’arrogant ? Je pense néanmoins que vous sous-estimez vos adversaires.

— Absolument pas. Malgré mon âge, j’ai encore une ouïe parfaite. Je sais exactement ce qui se dit à mon sujet. Cela ne m’atteint pas.

— Vous pourriez vous remarier.

— Non.

— Alors, vous…vous avez vraiment…

— N’écoutez pas les stupides ragots à mon égard, je vous prie !

— Je n’en ai jamais cru le moindre mot !

— Néanmoins il y a une part de vérité. Oui je fréquente quelqu’un. Une connaissance qui a dix années de moins que moi.

— Je ne vous juge pas. Je ne suis certainement pas en droit de le faire. Mais je m’inquiète pour votre situation financière.

— Vous savez, la position de veuve peut être assez enviable pour une femme, car elle n’est plus sous la domination directe d’un homme. Elle gagne ainsi la liberté de diriger elle-même sa vie.

— Parce que vous étiez réellement soumise à votre époux ? se moqua le visiteur.

— Petit impertinent ! Mon tendre mari passait bien trop de temps à son club pour comprendre que je n’ai pas attendu son décès pour vivre en tout indépendance. Non, je ne tiens pas à m’enchaîner à nouveau. J’ai les moyens de continuer à vivre seule. Ma fortune est considérable, je possède plusieurs domaines. Et ce ne sont pas mes enfants qui me mettront à la porte de cette maison. Le testament est très clair à ce sujet. Je n’ai rien à craindre. Mais nous nous éloignons du sujet. Vous.

— Vous savez, je ne…

— Quitter Londres pourrait servir vos projets personnels.

— Mes… oh…oh, non ! Je vous l’ai déjà expliqué, je me suis résigné.

— Vous n’avez même pas essayé de faire changer les choses.

 

L’homme leva une main, exaspéré :

— Je n’ai pas eu la moindre occasion.

— En avez-vous cherché ?

— Bien sûr que oui !

 

La femme eut un sourire moqueur :

— Dans ce cas, je pense que je vais m’occuper de votre cas.

 

Affolé, son interlocuteur secoua la tête :

— Oh seigneur, non ! Vous n’oseriez pas ?

— Vous allez me promettre une chose, mon cher. En cas de nécessité…

— De nécessité absolue. Je ne vais pas…

— Laissez-moi terminer. Bien, si cela devait s’avérer absolument nécessaire, vous ferez exactement ce que je vous dirai.

 

La dame se leva et rejoignit son visiteur. Ce dernier se leva, croyant qu’elle mettait un terme à leur entretien. Mais elle pencha la tête et lui murmura :

— J’ai consigné toutes mes instructions dans un courrier que je vous remettrai à votre départ. Lisez-le attentivement. Vous me remercierez ensuite. Ayez confiance. Vous êtes un homme, il y a des conversations dont vous n’avez pas connaissance. C’est pourquoi j’ai décidé de vous aider. J’en ai assez de vous voir dépérir. Tenez voici votre lettre. Et rentrez chez vous à présent.

 

La grimace de l’homme n’échappa pas à la propriétaire de la maison :

— Vous allez recommencer, n’est-ce pas ?

— Et y passer la nuit. Demain, je débuterai la partie suivante de notre plan. Il est plus que temps.

— De grâce, soyez prudent !

 

Ils se séparèrent quelques instants plus tard. L’homme grimpa dans un fiacre et hésita quelques instants. Il décida, dans un premier temps, de prendre connaissance du contenu de la missive qu’il avait glissé dans la poche de sa veste. Ensuite, il jugerait s’il devait à nouveau s’imposer une nouvelle soirée de tourments et de supplices.

 

Une demi-heure plus tard, il fixait la feuille de papier d’un air consterné. Son amie était décidément rusée. Il comprenait, mieux que quiconque sans doute, le besoin de la veuve de l’aider. Cependant, elle avait dépassé les bornes. Comment osait-elle prendre de telles décisions à sa place ?

Il frissonna en se rappelant de ses derniers mots avant qu’il ne la quitte.

« Parfois, il faut pouvoir provoquer le destin. »

 

Elle semblait sûre d’elle. Néanmoins, si elle possédait manifestement des renseignements supplémentaires, l’homme préférait s’en tenir à ses propres observations. Et ces dernières étaient loin d’être optimistes.

Il hésita à quitter la sécurité de sa demeure. Il ne se sentait pas prêt à essuyer un nouvel échec. Pourtant, il devait poursuivre sa mission. Malgré l’obscurité, il préféra prendre un fiacre jusqu’à un endroit à l’exact opposé de sa destination finale. Marcher une bonne dizaine de minutes lui permettrait de s’éclaircir les idées.

Arrivé sur place, il salua quelques personnes distraitement. Puis il demanda un verre de brandy. Il buvait rarement mais ce soir-là, il avait besoin d’une dose de courage supplémentaire.

Cependant, lorsqu’il fut témoin de ce qu’il redoutait, c’est une puissante colère qui l’envahit. Il parvint malgré tout à rester calme et à collecter quelques informations auprès d’un domestique.

N’ayant plus rien à faire sur place, il commanda une voiture et rentra chez lui moins d’une heure après son départ.

Il gagna sa chambre et se coucha. Comme il s’y attendait, il ne trouva pas le sommeil. En proie à une frustration intense, il ne pouvait que ressasser encore et encore les mêmes images dans son esprit.

Le lendemain matin, sa rage n’avait pas disparu. Il avait conscience qu’il n’était pas dans les meilleures dispositions pour mener à bien sa mission mais il n’en pouvait plus. Il devait mettre un terme à cette partie du plan le plus rapidement possible. S’il continuait, il risquait de sombrer dans la folie.

Il grignota à peine un toast et but une seule gorgée de sa tasse de thé sous le regard désabusé de son employé. Il s’octroya une rapide promenade à Hyde Park mais elle ne rencontra pas le but recherché. Il était toujours aussi furieux lorsqu’il entreprit de se diriger vers la demeure qu’il commençait à exécrer. Il se connaissait suffisamment pour savoir que, malgré ses précautions, sa colère prendrait le dessus. Quoi qu’il arrive.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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