C’est avec un certain soulagement qu’il se réfugia dans l’atmosphère feutrée du très select et influent The Red’s club. Il avait besoin de se changer les idées.
Ici, il pouvait penser à autre choses qu’à ses nouvelles obligations. Et aux manigances de sa mère.
Richard se sentait bien dans cette élégante bâtisse de style géorgien. Le club était comme un second foyer. Il y disposait du même confort domestique.
Le Red’s possédait deux salles à manger, un bar, une bibliothèque, un fumoir et plusieurs salons.
Il offrait également des chambres même s’il n’avait pas pour vocation de se transformer en hôtel.
Richard avait souvent accompagné son père qui aimait y tenir des rendez-vous professionnels.
Cependant, il préférait que son courrier soit toujours livré à Berkeley Street. Il n’aimait pas l’idée, comme le défunt duc, qu’une lettre importante puisse s’égarer et être lu par des personnes malveillantes.
Si John Mabelthorpe avait choisi le Red’s c’est en raison de sa politique stricte en matière de consommation d’alcool et de jeux d’argent. Les gentlemen dont le comportement était indigne de leur rang étaient exclus du club sans aucune possibilité d’y revenir.
Son fils n’avait pas cherché plus loin au moment de solliciter une adhésion. Et, à ce jour, il ne regrettait pas son choix.
Le club était un véritable lieu de détente, il pouvait s’y relaxer comme s’il se trouvait dans l’une des propriétés familiales. Richard aimait tout particulièrement de pouvoir mettre un peu de côté l’étiquette et le maintien impeccable exigé en public. S’il veillait à toujours être distingué, le club lui permettait plus de libertés. Et il y trouvait toujours calme et sérénité.
Comme son père, il avait adopté une certaine ligne de conduite : il ne jouait jamais aux jeux d’argent et ne buvait pas plus de trois verres sur la soirée.
Richard s’installa dans son salon habituel et demanda un verre de brandy. Contrairement aux femmes, il n’était pas soumis à certaines restrictions sociales imposées par le deuil. De plus, trois semaines était un délai acceptable pour reprendre sa place dans la société.
Le jeune homme fut très vite rejoint par son groupe d’amis, tous futurs héritiers de titres prestigieux. Il les salua avec une joie non feinte. S’il adorait ses petites sœurs, il ne pouvait décemment avoir certains conversations avec elles.
Il reçut, à nouveau, des condoléances sincères avant d’orienter la conversation sur des sujets plus réjouissants.
Même si son père n’était plus de ce monde, il ne comptait pas s’arrêter de vivre. Et il avait hâte d’entendre les rumeurs qui agitaient les salons les plus cossus de la ville. Ses amis, qui n’étaient pas tenus à la même sobriété que lui, avaient participé aux premières réceptions de la saison.
Richard se demandait si certains grands mariages avaient déjà été conclus.
Christopher Lowestoft, le meilleur ami du nouveau Duc de Lymington, s’empressa de transmettre les dernières nouvelles :
— La réception chez le marquis de Haverhill n’a pas manqué de scandales. Tu aurais adoré cela ! Lady Swinsdale est veuve depuis cinq mois mais semble avoir jeté son dévolu sur le fils ainé de Lord Irwell.
Richard ricana :
— N’était-il pas engagé avec Miss Laughern ?
— Il ne l’est plus. Lady Swinsdale a gratifié l’assemblée de délicieuses révélations à son sujet. Saviez-vous qu’il fréquentait certains établissements non loin de Gunn Street ?
— Quel idiot !
Richard frissonna, bien malgré lui. Tout finissait par se savoir. En public, les hommes et les femmes de sa condition feignaient d’être de conduite respectable. Mais il n’était plus un garçonnet naïf. Si ses parents formaient un couple uni, ils faisaient office d’exception dans leur milieu.
Christopher était particulièrement doué pour dénicher la moindre information croustillante au sujet de l’un de leurs pairs. Le jeune homme se rendit compte qu’il avait négligé depuis trop longtemps cet aspect de la personnalité de son meilleur ami.
C’est d’ailleurs grâce à lui qu’il savait que Lady Swinsdale était une dangereuse intrigante. Elle avait ruiné de nombreuses réputations et il ne tenait pas à être le suivant sur sa liste. Ou, du moins, elle ne devait en aucun cas découvrir ses escapades dans l’hôtel particulier de South Kensington.
Richard se jura de se renseigner discrètement sur la tumultueuse veuve. Et de la tenir à l’œil grâce au concours de Christopher.
Après avoir bu une nouvelle gorgée d’alcool, le jeune duc encouragea son ami à lui confier d’autres ragots. Il s’intéressait aux scandales qui animaient les conversations car chaque rumeur comportait toujours une part de vérité. Avec son nouveau statut, il devait se tenir au courant des indiscrétions qui agitait les rangs de ses semblables. Qui sait, l’une ou l’autre mère fomentait peut-être déjà un complot contre lui. De nombreux hommes de son entourage s’étaient retrouvés dans des positions compromettantes lors de certaines réceptions l’été précédant et avaient été obligés d’épouser les jeunes filles dont ils avaient soi-disant ruiné la réputation.
Hors de question qu’il se retrouve dans la même position.
Surtout avec ce maudit contrat…
Richard observa son ami avec amusement. Ce dernier faisait mine de chercher dans ses souvenirs. C’était une tactique pour inciter les autres à réclamer des révélations croustillantes.
Enfin, Christopher afficha un large sourire :
— Comme je le disais, le marquis de Haverhill a eu fort à faire. Il recevait un éminent membre du Parlement : Lord Kirkbrigh. Comme vous le savez, son épouse est malade depuis de longs mois.
— Oh, je crois deviner ! s’exclama un homme à la flamboyante chevelure rousse.
— Vraiment, Simon ?
— Il y a deux jours, je suis certain de l’avoir vu discuter avec la plus jeune fille du comte de Frosterley lors du bal des Westborough.
— Seigneur, il n’a même pas eu la décence d’attendre la naissance de son bâtard…
— Que veux-tu dire ? s’enquit Richard.
Son meilleur ami le dévisagea d’un air malicieux :
— Notre très respectable Lord Kirkbrigh serait responsable des soudains ennuis de santé de la délicieuse Georgia Lilstock. Et si j’en crois Simon, il chercherait déjà une nouvelle proie.
— Je t’assure, Christopher. Il a gratifié Abigail de nombreuses attentions, indique le rouquin.
— Oh, je ne mets pas tes paroles en doute. Cela me surprend cependant. La mère d’Abigail aimerait que sa fille devienne la perle de la saison. Étrange qu’elle accepte de la laisser discuter avec un homme aussi dépravé que Lord Kirkbrigh.
— Les finances du Comte ne sont pas excellentes, d’après ce que j’ai entendu, intervint Richard.
— Oh, voilà ce qui explique tout. En attendant, Georgia a quitté Londres et se repose dans le manoir familial du Dorset.
— Pauvre Georgia, soupira un jeune homme blond qui n’avait pas encore prononcé le moindre mot.
Christopher leva les yeux au ciel avant de parler :
— Archie, combien de fois t’ai-je dit de l’oublier ? Georgia est ravissante mais son père est criblé de dettes. Et maintenant, elle porte l’enfant d’un débauché.
— On ne choisit pas de qui on s’éprend, Christopher ! protesta Archie.
— Un conseil, mon ami : ne t’avise pas d’aller la rejoindre et de lui proposer ton aide !
— Non, pas de danger. Ma mère tient à ce que j’annonce mes fiançailles à la fin de la saison.
— As-tu déjà rencontré des prétendantes intéressantes ? interrogea Richard.
— Aucune. Je désespère ! Donc, à t’entendre, le comte de Frosterley aurait quelques ennuis financiers ?
— Le notaire de mon père m’a confié qu’il aurait d’importantes dettes de jeu.
— Alors qu’il ne fréquente plus le Red’s ?
— Eh bien, il a tenté de se faire accepter dans d’autres clubs.
— Oh, je vois ! Christopher, tu nous avais promis d’autres révélations, il me semble ? continua Archie.
Le meilleur ami de Richard hocha la tête :
— En effet. Plusieurs veuves ont été escroquées par un officier à la retraite. Cela aurait pu passer inaperçu mais il se trouve que l’homme a été décoré par la Reine il y a peu. D’après mon père, il va perdre tous ses titres et ses propriétés. Un procès se prépare et il se murmure que c’est la prison qui l’attend pour le restant de ces jours.
— De qui s’agit-il ? Je n’ai rien entendu à ce sujet, indiqua, étonné, Simon.
— Il s’agit du vicomte d’Anderfield. Il est proche de certains conseillers de la Reine. La discrétion est de mise dans une telle affaire. Tout comme je me demande s’il ne se trame pas autre chose en ville.
Richard remarqua l’air préoccupé de Christopher. Inquiet, il se pencha vers lui :
— Que veux-tu dire ?
— Plusieurs résidences ont été cambriolées ces trois derniers jours. Du moins, c’est ce que j’ai cru comprendre. Scotland Yard se montre étonnamment peu loquace. Et je n’ai trouvé aucun article dans le journal.
— Qu’en déduis-tu ?
— Que des familles fortunées, comme les nôtres, sont visées. Mon père doit arriver dans une heure. Je vais essayer de l’interroger.
Richard s’apprêtait à répondre à son ami lorsqu’il aperçut la haute silhouette du marquis de Glaslyn. Dur et hautain, ce dernier n’était que peu apprécié de ses pairs. Mais il disposait d’amis influents. Peu importe qu’il violente son épouse et ses cinq filles.
À cet instant, il regretta d’être venu au Red’s.
Il se leva, salua ses amis et prétendit devoir passer aux lieux d’aisance du club. Il ne tenait pas à discuter avec son probable futur beau-père.
Malheureusement, sa tentative pour s’éclipser échoua. Oswald Bradenham le rattrapa avant qu’il n’ait pu quitter la pièce.