Courrier trouvé

Par Ozskcar

Sente des camélias, 1793

H,

Je suis bien aise, pour une fois, de vous écrire librement sans craindre que ces mots ne soient interceptés par quelques mains malintentionnées. Je serai brève, malgré tout, et vous me pardonnerez, j’espère, d’aller droit au but : nous œuvrons, depuis le début de la semaine, à désamorcer une attaque des Preux. Le Nouveau est sur leurs traces, et je crois bien que cette fois-ci, nous devrions leur mettre la main dessus.

Depuis que j’ai mis en évidence la corrélation entre leurs agissements et les intérêts des monarchistes libéraux – ceux qui, derrière leurs airs modérés, savent user de la ruse pour préserver leurs privilèges – je m’emploie à identifier les cibles qu’ils pourraient viser dans les jours à venir. Je ne puis directement assister aux séances du Sénat et de l’Assemblée, mais un proche dont je tairai le nom s’y rend pour moi et c’est grâce à ses notes que j’identifie les intérêts des libéraux ainsi que leurs opposants les plus farouches.

Ces derniers jours, mes relevés m’ont conduite vers un petit cercle d’orateurs bellinnistes dont le zèle commence à déranger : parmi eux, un certain De Rouvray, qui défend bec et ongles un projet de réforme économique visant à limiter l’emprise de riches familles marchandes – familles qui, pour la plupart, ont bien souvent financé quelques campagnes libérales, lorsqu’elles ne sont pas directement des proches de quelques politiciens véreux.

Vous aurez compris que ces derniers ne peuvent se permettre de laisser passer une telle réforme. L’affaire est d’autant plus brûlante qu’elle sera discutée dans huit jours à l’Assemblée. L’ordre du jour circule déjà dans les antichambres comme une torche en plein marché ; chacun y va de son pronostic et de ses calculs.

J’ignore encore par quels leviers les libéraux espèrent inverser la tendance, mais je sais qu’ils en ont les moyens. Pressions discrètes sur les votes hésitants ? Promesses de charges ? Menaces voilées ? Ou, comme toujours, la main invisible des Preux pour réduire, d’une manière ou d’une autre, un adversaire au silence ?

Mon objectif, vous l’aurez deviné, est double : intercepter cette attaque – et en percer, enfin, la mécanique jusqu’à ses rouages les plus secrets. Si nous pouvions frapper avant eux, nous pourrions peut-être, qui sait, obtenir la preuve tant cherchée de cette alliance inavouée. C’est en tout cas ce que j’espère – et c’est ce pour quoi le Nouveau et moi avons mis en place une stratégie. Elle est bancale, j’en conviens, mais nos moyens restent limités. Trop limités.

C’est pour cela que je m’adresse à vous. Je sais pouvoir compter sur votre discrétion, et la confiance sans faille que je vous accorde ne saurait être ébranlée, sinon par la peur que je ressens à l’idée de vous porter préjudice.

Je vous transmettrai dès demain les relevés complets de mes observations. En attendant, restez sur vos gardes : si les Preux sentent que nous nous rapprochons, ils chercheront à disperser nos forces ou à nous discréditer. Et je doute qu’ils fassent dans la demi-mesure.

Avec ma plus sincère affection,

J. D’Auragny
 

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Sente des camélias, 1793

H,

Je crains que vous n’eussiez eu raison à propos du Nouveau. Cet imbécile a cru bon de monter seul la garde dans le quartier de De Rouvray. Il a été salement amoché, hier soir. Pourriez-vous le couvrir, à la caserne ? Nous ne savons pas si ses agresseurs l’ont reconnu, et dans le cas où il aurait conservé son anonymat, il ne faut pas que ses blessures soient rendues publiques.

Je vous recontacterai prochainement pour vous en dire davantage.

Prenez soin de vous,

J.


 

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Sente des camélias, 1793

N.,

C’est parce que je n’imagine que trop bien la teneur de votre nerveuse impatience que je vous informe que la filature a bien eu lieu. H a pu disposer deux groupes dans les rues du quartier de De Rouvray : l’un fixe pour couper la retraite, l’autre mobile pour resserrer l’étau. Trois hommes ont effectivement été interceptés, mais la pénombre de la nuit a joué en leur faveur, et il n’a pas été possible de leur mettre la main dessus. L’opération n’est donc qu’un demi-succès : nous confirmons leur présence et leur coordination, mais nous n’avons pas la preuve décisive que nous espérions. Nous pouvons au moins tirer un soupçon de fierté dans la mesure où De Rouvray n’a pas été inquiété. Je suis d’autant plus curieuse de savoir comment se passera la séance de demain, à l’assemblée…

Vous comprenez sans doute qu’il n’est nullement nécessaire de jouer les héros solitaires ; tenez-vous tranquille quelques jours, ou mieux, rendez-vous à l’assemblée, demain, et faites-moi un rapport détaillé de la situation.

Et évitez, par pitié, d’attirer l’attention de Charlotte-Élisabeth d’Estrée. Je ne peux que vous rejoindre, lorsque vous prétendez qu’elle tire d’importantes ficelles, mais je crains surtout que vous ne vous attaquiez à un poisson plus gros que vous. Ne la confrontez pas. Ni dans les couloirs du Sénat, ni dans la rue, ni même lors d’une discussion à l’Assemblée. Restez dans l’ombre, au contraire.

Puisque vous m’avez demandé des informations à son propos, je consens à vous en donner : Élisabeth est née d’une vieille famille noble mais désargentée. Elle a été mariée très jeune au comte d’Estrée. C’est moins leur différence d’âge – pourtant conséquente – qui a tant fait jaser, alors, mais davantage la manœuvre du comte ; nombreux sont ceux qui l’ont accusé de ne se marier que pour attirer sur son nom le prestige de celui de sa femme. Le comte d’Estrée faisait effectivement parti de ces hommes récemment anobli ; son patrimoine était conséquent mais acquis dans le courant des dernières décennies, aussi n’était-il pas encore implanté dans les milieux aristocratiques, et ce d’autant plus que le comte n’avait pas la réputation d’être un honnête homme – bien au contraire puisqu’on lui prêtait un penchant pour les jeux et l’alcool. D’autres ont cependant argué que l’homme n’avait vu en la jeune d’Estrée qu’un parti facile : il était riche, la pauvre enfant n’avait qu’une dote ridicule, mais elle était, dit-on, très belle. Les d’Estrée n’ont eu aucun scrupule à marier leur fille à ce vieux goujat. Certains diront qu’il n’y avait là rien d’étonnant à ce qu’une ancienne famille aux mœurs traditionnelles agisse comme au siècle dernier – je me permettrai de souligner que jamais mon père n’aurait eu le cœur de nous imposer, à moi ou à ma sœur, un tel destin. Toujours est-il qu’assez vite, la rumeur s’est inversée, puisqu’on a accusé la petite d’avoir manœuvré dans l’ombre. On la tint pour une séductrice cupide et manipulatrice, et bientôt, le comte devint aux yeux de tous la victime d’un odieux stratagème ; on s’apitoya sur le sort de ce vieil homme transi d’amour qui délayait sa fortune en cadeaux et en caprices divers pour satisfaire sa sotte d’épouse. En somme, on inversa les rôles, et le bourreau devint la victime éplorée d’une femme d’à peine seize ans.

Je n’ai jamais compris, cependant, la posture d’Élisabeth, dans cette affaire. Je me souviens l’avoir croisée dans divers salon, lorsque je n’étais qu’une enfant. Elle était déjà veuve, alors, et son attitude m’a souvent étonnée par son manque de savoir vivre et de décence – c’est en tout cas les mots qui me venaient lorsque je n’avais pas conscience des subtilités de ce monde et que la société n’avait pour moi qu’un réseau de valeurs manichéennes enseignées par mes valeureux parents. Aujourd’hui, je m’imagine que cette femme qui a dû grandir dans une maison qui n’était pas la sienne, loin d’une famille qui l’avait abonnée et mariée à un vieil arriviste, elle devait se sentir bien seule – et impuissante. Peut-être a-t-elle eu l’impression que cette dignité perdue, elle ne la retrouverait qu’en acceptant de devenir ce qu’après tout, on semblait attendre d’elle : une femme odieuse, manipulatrice et ambitieuse. Elle a regagné peu à peu son influence, d’abord dans les salons puis dans les marchés financiers où elle a supplanté son mari. Après la révolution, elle est réapparue aux côtés des monarchistes libéraux et aujourd’hui, elle compte parmi leurs figures de proue.

Prenez garde, lorsque vous la verrez à l’Assemblée ; elle a gardé de ses années mondaines une savante maîtrise de la conversation. Elle sait aussi bien flatter qu’intimider ses adversaires. Si vous devez l’approcher, faites-le comme par inadvertance, autrement, faites profil bas, ne posez pas de questions à son propos. En somme, parlez le moins possible.

Tenez-vous prêt à me transmettre vos notes dès votre retour. Et restez prudent.

Bien cordialement,

J.
 

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Sente des camélias, 1793

N.,

Je suis fort aise d’apprendre que la séance d’hier s’est déroulée sans encombre. Si le décret venait à passer, ce serait là une avancée considérable – et une belle victoire obtenue aux dépens des libéraux.

Ne vous y trompez pas, cependant ; qu’ils vous aient impressionné par leurs discours, je peux l’entendre, mais les Bellinistes ne sont que des rêveurs engoncés dans des étoffes d’érudits ; ils se croient les héritiers des premières républiques et des vertus chevaleresques, mais leur théorie – quoique solide et bien renseignée en matière de politique – ne s’encombre jamais des petites gens. Je ne suis pas sans savoir qu’ils se vantent, au contraire, d’être proche du peuple et de ses soucis quotidiens. Cela n’empêche pas leur république idéale de ressembler de trop près à une oligarchie parfumée à l’encens médiéval. Ils fustigent les privilèges de l’aristocratie, il est vrai ; mais si vous aviez prêté attention à leur discours, vous auriez remarqué que la société dont ils rêvent ressemblent étonnamment à une société de caste, à la différence qu’à la place de la noblesse, l’on trouverait des intellectuels rodés, des poètes et des artistes de pacotille, gavés de luxe, de petits fours et d’arrogance. Penser que le monde devrait appartenir aux esprits éclairés ; la belle affaire. Mais éclairés par quoi ? Selon les critères de quel quidam enorgueilli de sa propre suffisance ?

Les Bellinistes parlent d’égalité et de politique comme ils parlent de poésie. Avec l’air détaché de ceux qui ont tout compris – et ce n’est jamais là un signe favorable à quelque espèce de progrès. Tout au moins, cette poésie, hier, aura servi à débouter les libérau. Je puis au moins leur accorder ce crédit.

Quant à vos inquiétudes, je les partage… Si la réforme venait à passer, les libéraux ne manqueront pas de se manifester d’une manière ou d’une autre. L’Assemblée sera bientôt le théâtre d’un conflit complexe et chargé d’enjeux. Vous m’écrivez qu’elle se remplit déjà de curieux et de spectateurs, mais leurs applaudissements et leurs huées ne sont rien en comparaison de ce dont ils seront capables, ces citoyens, s’ils descendent à nouveau dans la rue. Je parle sans discernement, sans doute, car je garde un très mauvais souvenir des années 1783, des grèves, manifestations et autres échauffourées. Espérons que la violence de la révolution est restée gravée dans les coeurs – et qu’aucun d’entre eux ne souhaite réitérer l’expérience…

Il demeure néanmoins nécessaire de tirer parti de la situation pour devancer les libéraux. J’écrivais plus haut qu’ils ne laisseront pas la situation leur échapper sans rien faire : et s’ils doivent tenter quelque chose, nous devons le voir venir. Peut-être chercheront-ils à discréditer un orateur belliniste, à jeter l’ombre d’un scandale sur l’un des leurs. Mais je n’écarte pas d’autres tactiques : semer la division par une fausse querelle, provoquer un incident dans l’hémicycle pour suspendre les débats, ou détourner l’attention par un coup spectaculaire en dehors de l’Assemblée… Tout peut arriver – mais cela ne doit pas nous empêcher de songer à tout, d’envisager toutes les menaces.

Je vous laisse juger sur place. Si vous percevez le moindre frémissement suspect dans leurs rangs, faites-moi le rapport immédiatement.

Bien respectueusement,

J.

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itchane
Posté le 07/09/2025
Hello ! : )
Bon j'avoue qu'en ayant fait une grosse pause dans la lecture, je me perds aujourd'hui un peu dans toutes les subtilités politiques... mais cela reste un pan très intéressant et surtout très riche de ton histoire, il aurait sans doute fallu tout lire d'une traite pour être au taquet ^^"

En tout cas j'aime beaucoup que les tenants et aboutissants politiques soient parfois difficiles à juger, on ne peut vraiment pas dire de manière claire qui sont "les méchants" et "les gentils", c'est une grande force de ton récit je trouve.

Vivement la suite ! : D
adelys1778
Posté le 24/08/2025
Ahala quand je vois "H" je suis sûre que c'est Hadrien et je trépigne d'impatience de découvrir le pot-aux-roses ! Dans ce chapitre, de nouvelles questions émergent et je me demande si cette Elisabeth n'est pas la nouvelle cible de l'histoire et si elle n'est pas impliquée dans la tragédie du père de Théo...
Je veux savoir la suite !!
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