Annie est enfin arrivée !
Cela faisait une semaine que je l’attendais. Elle avait envoyé une lettre pour nous prévenir de sa venue — une belle lettre dans laquelle elle annonçait son souhait de nous rendre visite « très prochainement ». Très prochainement… Cela laissait entendre, selon moi, qu’elle arriverait tout au plus dans un jour ou deux. Mais voilà que les jours avaient passé, sans nouvelles supplémentaires. Chaque matin, je courais inspecter le courrier, le cœur battant, persuadé que nous recevrions un billet annonçant son départ, ou au moins son passage dans quelque relais voisin. Mais rien. Et les autres, bien entendu, s’en sont donné à cœur joie.
Chaque fois que j’avais le malheur de demander ce qu’il en était de la venue d’Annie, Grace me répondait que « Mademoiselle ne devrait plus tarder » puis, l’air de rien, elle suggérait que l’imminence était telle qu’il serait sans doute avisé que je monte ranger ma chambre, que je change les draps, cire le parquet, nettoie les carreaux. J’enchaînais les corvées avec naïveté, trop heureux, chaque fois, de m’entendre dire qu’Annie était toute proche ; je courrais dans les escaliers, mon chiffon à la main, astiquais chaque recoin de la maison avec velléité – et, je le compris trop tard, sous le regard amusé des trois gorgones me servant de voisines de chambre.
Bien sûr, cela n’aurait pas été amusant si ne s’était pas ajouté à cette manipulation malveillante un piège plus grossier encore : chaque soir, alors que je m’apprêtais à me retirer dans ma chambre, Josèphe m’interpellait et me faisait innocemment remarquer que si Annie arrivait le lendemain, il serait peut-être avisé que je prenne un bain. Victoire, bien souvent, était ravie de pouvoir s’en mêler : elle me gardait de l’eau chaude qu’elle parfumait allégrement de grains de lavande. Aussi me retrouvais-je quotidiennement frotté et badigeonné de savon au point d’en avoir le bout des doigts ridé et la peau rougie. Sans compter le ridicule apporté par l’odeur fleurie qui ne me quittait plus.
Toute la maisonnée, donc, s’était employée à exploiter mon excitation. Et moi, pauvre imbécile, j’avais marché dans toutes leurs combines.
Mais un matin — enfin ! — le claquement d’un fiacre dans l’allée, le martèlement vif de sabots sur les graviers, et le cri de Victoire depuis la cour : « C’est elle ! C’est Annie ! » Je suis descendu quatre à quatre, manquant de trébucher à chaque marche. Quand je suis arrivé sur le perron, elle était déjà là, debout, droite dans sa robe de voyage, le visage mangé par un large sourire. En me voyant accourir, elle s’accroupit et m’étreignit longuement avant de me tenir à bout de bras. « J’avais peur de te trouver tout maigre et blafard, s’exclama-t-elle. Mais tu m’as l’air en pleine forme, au contraire ! » Je répondis en souriant que j’allais parfaitement bien et que n’en déplaise à Josèphe, je mangeais correctement – même lorsque je refusais un ou deux légumes.
Cela fit rire Annie qui m’ébouriffa les cheveux avant de se redresser. À peine eut-elle le temps de se tourner qu’un bruissement de jupon annonçait déjà l’arrivée de Josèphe sur le perron. Elle descendit les marches d’un pas vif, le regard plissé par la lumière. Je m’étonnai de sa soudaine fébrilité – et de sa mise, aussi, beaucoup plus élégante que celle qu’elle arborait ces derniers jours.
Josèphe s’arrêta à quelques pas de nous. Le temps sembla se suspendre un instant avant qu’Annie ne s’avance à son tour, les bras entrouverts, et Josèphe, malgré sa raideur apparente, se laissa emporter par l’élan. Elles s’étreignirent sans un mot, mais la pression de leurs mains dans le dos de l’autre parlait pour elles. Pas de baisers, pas d’exclamations inutiles : juste ce silence, un peu tendu, un peu pudique, propre à ceux qui s’aiment et ne savent pas toujours comment le dire.
Josèphe finit par reculer d’un pas. Elle semblait quelque peu mal à l’aise et cacha son embarras derrière quelques formules de politesse ; elle s’enquit, de fait, de l’éventuelle fatigue de sa sœur, lui demanda si elle avait faim. Un mot m’étonna, cependant. Annie s’était tournée vers moi pour savoir si je pouvais lui faire l’honneur de l’inviter chez moi – car après tout, selon elle, j’étais ici chez moi, et elle n’était que mon hôte, humble et reconnaissante. Nous allions, de fait, passer la porte d’entrée lorsque Josèphe fit remarquer qu’Annie s’était vite libéré pour nous rendre visite – qu’elle ne s’y attendait pas, compte tenue des obligations de sa sœur. Annie fit une légère pause et répondit quelque chose comme « je voulais te montrer que je pouvais encore te surprendre ». Elle avait dit ça avec un air à la fois timide et mutin. Et son rire s’était fait tout à fait franc lorsque celui de Josèphe éclata avant le sien. C’est à ce moment-là que je sentis que toute la tension entre les deux femmes s’étaient envolées. Après, il n’y eut entre elle qu’une camaraderie douce et sincère.
J’avoue – honteusement – qu’il m’est arrivé, lorsque j’étais témoin de leur complicité, de sentir monter en moi un élan de jalousie ; j’eusse aimé, je m’en rends compte, avoir un frère ou une sœur avec qui partager – peut-être pas le fardeau – mais l’histoire de ma famille. Il m’aura fallu prendre sur moi, cependant – et la tâche ne fut pas trop rude. Les jours qui passèrent m’enveloppèrent en effet dans un cocon rassurant, presque suspendu dans le temps. Annie était venue sans grande escorte, et nous n’avions ni domestique ni aide d’aucune sorte, aussi dûmes-nous tous mettre la main à la pâte. Ce n’est pas chose courante que de voir deux nobles en cuisine. Annie, pourtant, aida du mieux qu’elle put sous la gouverne de Grace : elle pelait, découpait, goûtait tout à la cuillère de bois et haussait les épaules si Josèphe fronçait le nez. Ce furent finalement nous, les enfants, qui bénéficièrent de beaucoup de temps libre. Pour moi, cela ne changeait pas grand-chose, mais pour Victoire qui avait longtemps servi à l’orphelinat, que les conventions et les obligations s’évaporent, c’était en soi une réelle révolution. Elle en savoura chaque instant, profitant de toutes les occasions qui s’offraient à elle pour courir dans le jardin se délasser les jambes alors qu’en cuisine, Annie, Grace et Josèphe faisaient la vaisselle.
Nous passions parfois en coup de vent, entrant, Victoire et moi, alors que les adultes préparaient un gâteau ou le repas. Nous en profitions pour piquer un morceau de pâte ou de légume coupé sans nous préoccuper des fausses réprimandes que nous recevions pour la forme. La cuisine donne directement sur l’extérieur – sa petite porte s’ouvre sur le jardin, et sa large fenêtre permet de laisser entrer, aussi bien des carrés de lumière sur la tomette brune que la quiétude environnante de la campagne. Et nous, par la même occasion.
« Mademoiselle Annie, si vous le laissez faire, on risque de n’avoir plus rien à manger ce midi »
C’était Grace qui, un sourire en coin, faisait remarquer que ce n’était pas la deuxième ni même la troisième mais bien la cinquième fois que je goûtais cette sauce au basilic qu’elle avait dûment préparée. Mais comme elle se retournait, Grace ne trouvait jamais qu’Annie, une cuillère en bois dans la bouche :
« — Mademoiselle !
— Ce n’est pas notre faute… Vous cuisinez trop bien, Grace. »
Les repas, pourtant, n’avaient jamais été aussi simples : nous nous contentions bien souvent, à la demande d’Annie, d’étaler une grande nappe dans l’herbe et d’y déguster des tomates, des fromages achetés non loin, chez un petit fermier environnant, que nous nappions d’aromates et de filets d’huile. Grace nous rejoignait, les bras chargés d’un pain tout juste sorti du four. J’apportais souvent ma contribution en courant chez notre voisine, en bas de la colline, pour y acheter des œufs, ou bien je m’occupais de tirer de l’eau pour faire du thé, m’accroupissant ensuite parmi les fleurs pour y piocher quelques camomilles ou feuilles de verveine que je laissais longuement infuser, me gaussant d’entendre chaque fois Josèphe me dire que mes tisanes étaient toujours les meilleures – car, apparemment, dénuées d’amertume. J’appris à me rendre utile en pataugeant dans un grand baquet, pour la lessive, de même qu’on me montra comment baratter du beurre ou bien pétrir de la pâte à pain. Chaque fois, je me perchais en haut d’une chaise et observais Grace – Annie et moi étions ses élèves les plus réguliers, et c’est ensemble que nous apprîmes à napper des gâteaux ou bien à donner forme à de petits sablés. Avec Annie, tout est plus amusant.
Mais ce que j’aimais le plus, avec elle, c’étaient les longues soirées que nous passions tous ensemble, dans le salon. Ces moments devinrent pour nous une sorte de rituel tranquille : bien souvent, Grace tricotait ou reprenait les ourlets mal cousus de Victoire, Josèphe lisait ou rédigeait son courrier, Annie brodait et Victoire, elle, si elle n’aidait pas à repriser une chemise, apprenait lentement, sous ma surveillance avisée, l’alphabet. En contrepartie, elle me montra les bases des travaux d’aiguille – pour lesquels je n’étais pas spécifiquement doué, manquant en réalité moins de talent que de patience. Mais je finis par me sentir mal à l’aise, à force d’être le seul à dessiner ou à me prélasser dans un fauteuil, alors je dus me résoudre à participer à ma mesure. Loin de m’ennuyer, dans ces moments-là, je tendais l’oreille, soit que Grace eut entamé une chanson, soit qu’Annie se soit lancée dans un récit quelconque.
C’est alors que nous n’allions pas tarder à monter nous coucher qu’Annie, hier, s’est tournée vers moi. Elle m’avait, disait-elle, rapporté quelque chose, et dans sa main, en effet, une feuille pliée en quatre. « Je l’ai retrouvée en classant les affaires de mon père, m’expliqua-t-elle. C’est une lettre de Joachim. »
Elle me tendit la feuille, mais devant mon hésitation, elle me demanda si je préférais que ce soit elle qui me la lise. J’opinai.
« Mon cher D’Auragny,
Aujourd’hui, Théodore a lu sa première phrase sans buter. J’aurais voulu que vous soyez là pour le voir : ses yeux se sont écarquillés d’un coup, il a levé la tête vers moi, fier, un peu effrayé aussi — et j’ai senti mon cœur se serrer.
C’est un drôle de sentiment, voyez-vous, que celui de voir grandir un enfant. Ce n’est pas seulement une joie : c’est une crainte, aussi, celle de ne pas savoir faire, de ne pas pouvoir donner ce qu’il convient de donner, et de la bonne façon. Mais je regarde mon fils, et malgré toutes mes maladresses, je me sens rassuré. Il est curieux. Il est bon. Il dessine tout ce qu’il voit, comme pour apprivoiser le monde.
J’aimerais qu’il garde cela. J’aimerais qu’il sache, un jour, à quel point je l’aime, et combien je suis fier d’être son père. »
Je n’aurais su dire ce qui me bouleversa le plus : les mots, simples et graves, ou la voix d’Annie qui tremblait légèrement à mesure qu’elle avançait dans la lecture. Je détournai le regard, fixant les flammes qui léchaient les bûches, comme si elles pouvaient m’aider à contenir l’émotion confuse que je sentais monter.
Papa avait toujours été réservé. Affectueux, mais pudique. Il me félicitait, parfois, pour mes dessins, ou pour une bonne note. Mais il n’avait jamais exprimé, avec une telle franchise et une telle fébrilité les craintes et les fiertés que la paternité faisait fleurir en lui.
« — Je te la laisse, souffla Annie en me tendant la lettre. Elle est à toi. »
Je pris le papier plié, le serrai doucement dans mes mains, sans oser le rouvrir. Et pendant un instant, j’eus l’impression étrange que papa était là, juste là, derrière moi. Pas comme une apparition. Plutôt comme une présence. Discrète. Chaleureuse.
Je ne sais pas quelle place a joué papa, dans ces tristes affaires de politique – mais c’est cette ignorance qui me hante, car que ferai-je, alors, s’il m’arrivait un jour de découvrir que mon père, ce père que j’ai toujours cru honnête, droit, et scrupuleusement dévoué aux causes justes, que ferais-je, donc, si je surprenais une incartade, si je confirmais ce dont je me doute déjà mais que je redoute pourtant : que mon père n’était qu’un homme ? Cela, encore, je pourrais m’en accommoder ; mais si mon père avait pu, de temps à autre, être moins qu’un homme ? S’il avait été un traître ? Un couard ? Un arriviste ? Un idiot ?
Je suis fatigué, pourtant, de cette course folle, de ces constantes inspections et recherches d’indices, mieux, de preuves de sa franchise et de sa bonté. Et plus que tout, je suis épuisé par tous les remous que ces recherches éveillent en mon for intérieur. Il me semble parfois que je me transforme petit à petit. J’ai toujours voulu lui ressembler, à ce père idéal qui poussait la porte de notre maison, qui s’asseyait à son bureau, travaillait, me répondait d’un œil distrait avant de se tourner vers moi, de me sourire, de me prendre un instant dans ses bras pour me féliciter avant de se replonger dans l’écriture de l’un de ses articles. J’enviais cette intelligence que je décelais en lui, et j’espérais, un jour, être à la hauteur. Aujourd’hui, bien sûr, ce désir m’anime encore, mais il est peu à peu grignoté par la peur étrange et contradictoire de trouver en moi les stigmates de ces défauts que je décèle parfois, que je crains, surtout, de déceler dans ses lettres.
Cette incapacité, par exemple, à traduire ce que je ressens autrement que par écrit, cette tendance à me renfrogner, à me recroqueviller sur moi-même, à espérer que l’on me comprenne sans avoir, pour autant, besoin de m’expliquer, et cette agressivité coupable – était-ce là ce que ressentait mon père, lorsqu’il s’emportait devant moi, soit que je me sois montré impatient, soit que j’ai été trop envahissant, puis, lorsqu’il regrettait son geste en s’enfermant dans son bureau, sans plus oser me répondre, la tête entre les mains. Cette sensation d’étouffer, d’être si seul.
Moi qui ai tant souhaité trouver en moi les échos morcelés de sa personnalité, je redoute, désormais, de ressembler à mon père. Je frissonne à l’idée de reproduire en moi-même les erreurs, les schémas, de façonner les fissures qu’aujourd’hui j’identifie et exècre d’autant plus que je crois les reconnaître. Ce que je refuse, finalement, n’est-ce pas la simple filiation ? La passation d’un héritage – d’une malédiction. La solitude. La solitude de mon père, dans son odieux atelier, ses regrets crasses, son incapacité à aller de l’avant, à se confier, à laisser déborder ces émotions autrement que par la frustration, la colère – puis l’autoflagellation.
Que n’ai-je pas grandi aux côtés de mes parents, tant pour apprendre à tempérer ces défauts que je sens mûrir en moi que pour entendre, de leur bouche, que je ne suis pas si haïssable, teigneux, détestable. Que je mérite d’être aimé. De m’aimer moi-même.
De retour de vacances je me précipite sur la suite des aventures de Théo Feuillet : )
Je suis d'accord avec adelys, c'est trop choupi que Josèphe essaye de se montrer sous un meilleur jour pour sa sœur ^^
Les ressentis de Théo sont toujours aussi touchants. Il y a toujours un moment dans la vie où l'on finit par voir les défauts de nos parents, mais pour lui c'est encore bien plus difficile car il les découvre dans l'absence.
J'espère qu'il trouvera le moyen de s'aimer lui-même, comme il le dit si bien ♥