Coventine

Quelle idée d’avoir oublié ses chaussures ! Pourtant malgré ses pieds blessés, il avançait comme un somnambule vers le point. Celui-ci grossissait à mesure que le garçon se rapprochait. Sa peur aussi grandissait. Et son imagination féconde ne le laissait pas en repos. Combien d’histoires avaient-ils lues sur des jardins mystérieux ou secrets à vous glacer le sang ? Combien de récits où les héros découvraient de vieilles pierres tombales au détour d’une allée, la corde d’un pendu sur un arbre centenaire ou la main d’un squelette attachée à un cadenas rouillé ? Il pressait le pas, concentré sur la forme pour oublier le monde menaçant qui l’entourait.

Il finit par arriver à quelques mètres. Il aurait préféré avoir eu une hallucination. Mais ce n’en était pas une. C’était bien un corps qui reposait près du lac, un petit corps recroquevillé immobile et silencieux. Face à cette constatation, un vertige le prit. Il se frappa la tête avec ce qui à l’origine devait terrasser un éventuel ennemi. Tout était bon pour se redonner un peu de courage. Cependant, malgré le coup vigoureux, il n’en menait toujours pas large, à l’idée de découvrir un cadavre dans le parc d’Awena. Même pas vingt quatre heures que la famille avait posé ses bagages et on sombrait déjà dans le tragique ! Il se dit qu’à coup sur, il était bon pour des séances chez le psy jusqu’à sa majorité. Et puis, il se trouva égoïste de penser à lui, avant de songer au pauvre malheureux qui se trouvait là, tout près.

Et puis pourquoi penser au pire ? C’était peut-être simplement une princesse endormie, une sirène surgie du lac, un… Il se frappa encore une fois violemment le crâne avec son livre et ne put s’empêcher de s’exclamer :

« Stupide, tu es vraiment trop stupide ! »

Soudain, la forme s’anima, s’étira et s’assit sur le bord du rivage. Merlin en resta interloqué, à la fois surpris et ravi. Ouf ! On échappait à la rubrique faits divers tragiques.

« Drôle de façon de se présenter ! », fit une voix aux intonations musicales.

Il avala lentement sa salive, c’était une voix de fille. Il s’approcha et comme hypnotisé par ses quelques mots vint s’asseoir à côté de l’inconnue. Grâce à la lampe torche, il la découvrit enfin par bribes. D’abord, ses yeux en amande d’un vert émeraude intense et bouleversant, ses cils fins, puis ses pommettes bien dessinées, et enfin ses lèvres souriantes.

Les durs à cuire de son école auraient sans doute dit « qu’elle avait dar du flow ! », lui il savait juste que c’était la plus jolie fille qu’il ait jamais vue.

« Je crois que tu as effrayé les grenouilles ! »

Du tac au tac, sans réfléchir, il lui répondit :

« Pourquoi ?  Tu attendais un prince charmant à embrasser ?

Elle se mit à rire, il devint pivoine. C’était la première fois qu’une fille riait d’une de ses blagues, et pas de lui. Et puis la pensée que c’était peut-être à cause de la nuit qui les enveloppait, qu’elle se montrait gentille, vint assombrir ce doux moment.

« Je m’appelle Coventine, je suis la fille du jardinier du manoir. Le soir, j’aime bien tenir compagnie aux grenouilles et aux libellules. »

Le garçon redoutait de donner son nom si souvent moqué. Mais Coventine ne parut ni amusée ni étonnée.

« J’ai neuf ans, ajouta-t-il, mais dans trois mois je serai enfin un deux chiffres, je serai une décennie à moi tout seul ! 

- Trois mois, répéta-t-elle d’un air soudain inquiet, ça laisse peu de temps pour…"

Elle arrêta sa phrase comme si elle émergeait d’une rêverie, et disparut dans la nuit, telle Cendrillon entendant les douze coups de minuit.

Il brûlait de lui demander : « Peu de temps pour quoi au juste ? »

Sa fuite le troubla beaucoup, et le dépita encore davantage. Mais ce qui l’intrigua, c’est qu’il se souvint qu’Awena avait aussi posé des questions sur sa date de naissance avant de marmonner une phrase du genre : « C’est beaucoup trop tôt ! ». Sur le coup, il n’ y avait prêté attention, bien trop vexé par les remarques de la vieille dame sur sa petite taille.

Il traversa le parc comme un fantôme pressé et regagna à la hâte sa chambre, mais ses tempes le torturaient et dans sa tête résonnait un étrange son. Quand il s’allongea enfin sur son lit épuisé et étourdi, le son devint un mot : « Héritier ».