Carnet de Djéfen
Nous n'avons pu en savoir plus sur notre ravisseur. L'intendant satisfait notre curiosité avec une assez bonne volonté, sauf quand cela concerne son maître. Reviendra-t-il ? Quand ? Silence. Nous ne sommes pas pressés de le revoir. D'ailleurs, j'aimerais autant qu'on soit loin à son retour...
Qui est-il ? Quels buts poursuit-il ? Silence. Il ne nous reste qu'à imaginer par nous-mêmes les réponses à ces questions.
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L'intendant, tous les matins, venait leur rendre visite au moment du petit déjeuner, s'enquérant de leur santé et de leurs occupations avec une politesse presque obséquieuse, articulée avec un vocabulaire formel et désuet. Arthen se sentait toujours mal à l'aise devant ce petit être plissé et voûté, si desséché qu'il paraissait prêt à tomber en poussière. Les enfants ne se laissaient plus abuser par son apparence inoffensive ni par son abord aimable : selon leur estimation unanime, il n'hésiterait pas une seule seconde à les effacer de la surface de ce monde si son maître le lui demandait. Était-ce une caractéristique des nonnuhs, cette soumission absolue à un maître, cette absence de libre arbitre ?
F'lyr Nin, la veille, avait défini les nonnuhs comme des êtres artificiels, mais ses connaissances demeuraient limitées. Arthen avait envie d'en savoir plus ; l'intendant lui paraissait le mieux placé pour leur en parler, s'il y consentait. Ils en avaient discuté ensemble, en se levant ; Djéfen avait avoué, de mauvaise grâce, qu'il n'était pas non plus très savant sur le sujet. Il avait ensuite déclaré qu'Arthen n'avait qu'à se montrer ni plus ni moins candide qu'au naturel pour attirer les confidences. Celui-ci s'était d'abord vexé de cette réflexion teintée d'ironie. Il avait finalement choisi d'y voir le signe que son ami comptait sur lui ;
- Messire Nimio, demanda-t-il au petit déjeuner, d'où viennent les nonnuhs qui travaillent ici ? Naissent-ils ici ? Combien de temps vivent-ils ?
- Que de questions, mon jeune ami ! fit l'autre avec indulgence, de sa drôle de voix grêle.
- Oh, j'en ai encore d'autres, ajouta Arthen poliment. Je ne connais rien sur les nonnuhs, c'est la première fois que j'en vois. Est-ce qu'ils peuvent parler ? Est-ce qu'ils ressentent des émotions ?
Le vieillard parut amusé par cette avalanche d'interrogations naïves.
- Ceux que tu aperçois ici sont appelés les laborieux. Ils n'ont jamais quitté cette propriété, mais pour autant, il serait abusif de dire qu'ils y sont nés. Ils y ont été fabriqués plutôt, dans les couveuses de la grande salle. Cela vous siérait-il de la visiter ?
Les trois enfants acquiescèrent avec enthousiasme. Djéfen avait déjà vu des couveuses, dans la villa d'Arcande, mais elles étaient vides. Ici, c'était une autre histoire ! Et une occasion se présentait là de découvrir des parties de la maison jusqu'ici interdites.
Après le petit déjeuner, le vieillard les mena vers une porte habituellement fermée. Deux laborieux les accompagnaient, dans le but assez évident de les surveiller. L'intendant n'était pas naïf, il ne se fiait pas plus à leurs treize ans qu'eux à son air décrépit.
Ils descendirent dans les profondeurs de la maison avec un ascenseur si rapide qu'Arthen se retrouva en bas le cœur au bord des lèvres. Puis ils suivirent leur guide, patients. Celui-ci se déplaçait en une succession de petits glissements, d'un pied sur l'autre. Il oscillait d'une manière un peu laborieuse, et avançait lentement, tout en donnant l'impression de se hâter autant qu'il pouvait. Ils progressèrent ainsi le long d'un couloir, avant d'arriver dans une vaste salle, où là, comme l'avait prédit Djéfen, on découvrait une technologie invisible ailleurs. Par certains aspects, cela ressemblait aux installations médicales qu'Arthen avait visitées à Arcande. On remarquait en premier de grands caissons, alignés contre les murs à égale distance, six de chaque côté de la salle. Mais ce n'étaient pas des caissons de réparation comme à Arcande, pour soigner les blessés et les malades. Arthen regarda Djéfen, qui lui fit un petit signe convenu de la tête. Oui, Djéfen reconnaissait ici une technologie similaire à celle de la villa. Très peu d'instruments apparents, pas de panneau de contrôle, signe que tout se déroulait en mode télépathique, sans interface visible.
Caissons mis à part, la salle était aussi austère que le reste de la maison, avec des murs blancs et une lumière crue qui tombait du plafond.
Le vieillard pointa les caissons du doigt et expliqua :
- Ce sont des couveuses d'incubation. Les laborieux passent ici leur phase de croissance. On y introduit les embryons, et ils ressortent jeunes adultes, deux ans plus tard. La fonction essentielle de ces appareils est de nourrir les sujets, tout en multipliant leur croissance par dix, entre la genèse et l'âge adulte. La création, je ne peux pas vous la montrer, il n'y a rien à voir, c'est beaucoup trop petit. En outre, je ne saurais pas vous l'expliquer. Elle fait partie du secret des maîtres, précisa-t-il d'une voix respectueuse.
Il émit un rire saccadé qui ressemblait à un caquetage. Dommage, Arthen aurait aimé comprendre comment on pouvait créer des êtres si proches des humains. Comment obtenait-on les embryons qui allaient se développer jusqu'à aboutir à ces laborieux ?
Curieux et intimidés à la fois, les trois enfants s'approchèrent du premier caisson. Ils regardèrent par le couvercle transparent ce qui s'y trouvait. Un être trapu, de la taille d'un enfant de six, sept ans flottait dans un liquide ambré, relié aux organes de la machine par un cordon ombilical. « On dirait un bébé surdimensionné », songea Arthen, qui avait déjà vu des nouveau-nés, avec leurs traits fripés et leur grosse tête.
- Les laborieux sont tous conçus imposants et solides, ce sont des qualités recherchées chez un travailleur manuel. Ils sont peu imaginatifs, mais ils peuvent parler, oui. Néanmoins, ils utilisent peu les mots qu'ils connaissent, dit l'intendant avec un petit gloussement. S'ils le faisaient, leur conversation, uniquement centrée sur leur travail, ne vous enflammerait pas. « Quelles semences faut-il planter dans les champs du bas ? », « combien de bois doit-on aller couper dans la forêt ? ». Voilà le genre de questions qui les tourmentent. Des sentiments, ils en éprouvent, comme la satisfaction du devoir accompli, ou la mélancolie quand ils sont fatigués ou blessés et qu'ils ne peuvent mener à bien leur tâche.
- Est-ce qu'ils sortent des caissons en sachant déjà tout ce qu'ils doivent connaître ? demanda Djéfen.
- Oui, bien deviné, jeune homme ; c'est exactement ça. À quoi bon gaspiller du temps dans un apprentissage fastidieux du langage ou de la discipline. Ils acquièrent les connaissances appropriées pendant qu'ils reposent dans les couveuses.
Les enfants regardèrent d'autres laborieux, à des stades plus ou moins avancés d'évolution. Ils s'affinaient quand même un peu en grandissant, leur tête reprenait des proportions plus justes par rapport à leur corps. Au dernier stade, ils ressemblaient aux êtres trapus et charnus que l'on voyait dehors, en un peu plus lisses et moins brunis par le soleil. Au total, seulement quatre caissons étaient occupés.
Djéfen ne dévoilait aucune émotion devant ce spectacle, mais F'lyr Nin, pâle, paraissait dégoûtée, à la limite du malaise. Arthen se sentait un peu impressionné, lui aussi, à la fois fasciné et révulsé. Il lui prit la main et la serra dans la sienne. Elle esquissa un petit sourire à son intention, en tournant la tête un peu vers lui. « Merci », lut-il sur ses lèvres.
Le garçon sentit son cœur accélérer, se traita mentalement d'idiot, et posa vite une question pour cacher son trouble :
- Ils grandissent très rapidement, mais ensuite, ils vieillissent plus lentement, non ?
- Bien sûr. Ils peuvent vivre pendant une cinquantaine d'années, mais on ne les garde que tant qu'ils demeurent fonctionnels.
Fonctionnels ? Cela signifiait « utiles » ? Et qu'en faisait-on après ? Arthen se retint d'interroger l'intendant. Il n'était pas sûr d'avoir envie d'entendre la réponse.
- Ils dorment, dans ces caissons ? fit la voix de F'lyr Nin, moins assurée et haut perchée que d'habitude.
- Ils sont maintenus dans un état d'inconscience, mais leur cerveau n'est pas endormi en permanence ; il passe par des moments de vigilance, lui permettant d'enregistrer les informations et connaissances qui lui sont distillées.
- Alors, ils ne commenceront à exister en tant qu'êtres conscients d'eux-mêmes qu'en sortant de leur boîte ? continua-t-elle.
Arthen mit plusieurs secondes rien qu'à comprendre la question. Entre F'lyr Nin et Djéfen, il avait parfois l'impression d'être l'idiot du village.
Le petit vieux caquetait de nouveau, comme si elle venait de dire une chose terriblement amusante.
- Oui et non, nuança-t-il avec une sorte d'excitation. En un sens, on peut considérer que leur émergence du caisson représente leur naissance au monde. Mais d'un autre côté, des souvenirs leur sont implantés, alors ils n'ont pas conscience de ne pas avoir vécu avant.
F'lyr Nin prit un air encore plus écœuré. Cette idée d'un être sortant d'une boîte entièrement formé de corps et d'esprit, sans avoir jamais été bébé ni enfant, avec la mémoire factice d'une vie inexistante, ça avait un côté presque maléfique. Arthen partageait maintenant le malaise de l'oiselle. Même le masque d'indifférence de Djéfen commençait à se craqueler.
Il restait un sarcophage, trônant au milieu de la pièce. L'intendant se dirigeait à présent vers ce dernier.
- Celui-ci est inusuel, énonça-t-il à voix basse, comme s'il craignait de réveiller son occupant.
Il s'arrêta à l'aplomb du caisson, et le caressa d'une main légère.
- Nin, Djéfen venez voir ! appela Arthen, fasciné.
Un être bien différent des travailleurs flottait dans le liquide. Il était mince, élancé, la peau claire, avec des cheveux longs argentés. Il paraissait mesurer leur taille à peu près. Il ne ressemblait pas à un bébé géant, comme les autres, mais à un adolescent humain. Fille ou garçon ? Arthen n'arrivait pas à le déterminer. Jusqu'ici, les nonnuhs qu'il avait vus étaient tous d'apparence mâle. Là, les mains de la créature flottaient devant son bas-ventre, cachant son sexe. Son visage, bien visible, rayonnait d'une beauté éthérée, ni vraiment mâle, ni vraiment femelle. Un ovale bien dessiné, des traits fins, mais pas trop, une mâchoire affirmée sans être carrée, une bouche et un nez de proportions parfaites. Ses cils noirs étaient longs, dissimulant des yeux dont on aurait aimé connaître la couleur.
- Il est magnifique ! s'exclama Djéfen avec sincérité.
- C'est lui qui prendra ma place quand j'aurai trépassé, annonça Nimio d'une voix satisfaite. Mon maître s'est surpassé. Il est déjà presque achevé physiquement, mais son conditionnement durera encore un an. Les neutres se révèlent beaucoup plus délicats à fabriquer que des laborieux, alors le processus n'est accéléré que quatre fois. Il faut quatre ans au total pour obtenir un neutre.
Ces explications laissèrent Arthen et ses compagnons pantois. D'abord parce que Nimio parlait de son remplaçant comme si la pensée de sa mort prochaine ne le touchait pas. Ensuite parce que l'idée de fabrication paraissait étonnante, déplacée même, pour l'être ravissant qui se trouvait devant eux.
- Mais il a l'air parfait, objecta Arthen. Que se passerait-il, s'il sortait maintenant ?
- S'il se réveillait aujourd'hui, tout serait gâché. Il serait beaucoup trop dangereux pour mon maître, car il lui manque encore l'allégeance au seigneur qui régnera sur sa vie. Ce dévouement sera imprimé en lui pendant le temps qu'il lui reste dans ce caisson. Ainsi, il aura la chance de servir un maître, et un but noble dans l'existence.
Noble, noble ! Faire fonction de larbin pour un alter à face de rat ! Voilà un destin qu'Arthen n'enviait pas. Est-ce qu'un nonnuh sans maître dépérissait ? Il jeta un œil en coin à Djéfen, qui lui fit une grimace dégoûtée en retour.
- Mais là, il pourrait parler, marcher, ou il se comporterait comme un bébé ? insista F'lyr Nin.
- Son apprentissage est progressif, expliqua Nimio, alors, vu son âge apparent, il serait à peu près aussi savant que vous.
- Le maître a des pouvoirs... spéciaux, non ? Comment peut-il cohabiter avec un neutre ? questionna Arthen
- Les neutres sont capables de mettre en veille leurs pouvoirs, et de les réactiver à volonté. Ainsi j'ai pu protéger mon maître ; celui-ci fera de même.
L'intendant les laissa contempler le jeune neutre pendant quelques instants, mais il semblait nerveux, agité. Il ne se tranquillisa que quand ils reculèrent finalement, leur curiosité satisfaite.
- Il a un nom ? demanda F'lyr Nin.
Le vieillard la regarda avec un air outré, avant d'afficher une indulgence condescendante devant tant de bêtise :
- Non, bien sûr. C'est le maître qui le nommera.
La main de l'oiselle se crispa dans celle d'Arthen. Il la sentait tendue, prête à éclater en sanglots, ou peut-être à hurler. Difficile à dire, avec F'lyr Nin... Il serra sa main sur la sienne, et l'entendit déclarer, la voix tremblante derrière un masque de calme :
- Bien sûr, bien sûr, ce sera au maître de nommer sa créature !