Carnet de Djéfen Journal de Nin
Surprise ! Pourquoi donner à Djéfen l'exclusivité sur le récit de nos aventures ? Surtout que son style laisse franchement à désirer... Et puis, c'est mon carnet ! Il va râler, mais après tout, rien n'empêche d'écrire à deux sur ce carnet !
J'ai retenu mes cris ce matin. Maintenant, j'ai besoin de me libérer de la frustration qui pèse sur ma poitrine. Ce maître est un monstre, tout comme ceux qui encore aujourd'hui créent des êtres auxquels ils refuseront le nom d'hommes. En quoi sont-ils différents de ceux qui ont joué avec la vie de mes ancêtres ? Ils sont aussi coupables, sinon plus, car ils n'ont pas l'excuse de l'ignorance.
Je les hais.
****
F'lyr Nin ne desserra pas les dents de la journée. Aucun des deux garçons ne réussit vraiment à comprendre pourquoi la scène du matin l'avait à ce point perturbée. Son silence, au lieu de les reposer, leur plomba le moral. En plus, ils n'eurent que peu l'occasion de parler, même entre eux, car elle les emmena plus loin que d'habitude, menant un train d'enfer qu'ils s'épuisèrent à suivre - par fierté plus que par envie.
Le soir, en tête à tête avec Arthen, vautré dans un des fauteuils de la bibliothèque, Djéfen résuma leur perplexité :
- Si elle pense qu'on peut comprendre sans explication, elle se goure !
- Peut-être qu'on est vraiment obtus ? hasarda Arthen.
- Mais non ! C'est une fille, une alter, et une télépathe : trois excellentes raisons pour qu'on n'y pige rien... Tu les mets dans l'ordre que tu veux...
Arthen sourit. C'était une déclaration caricaturale, mais avec ce petit fond de vérité qui la rendait drôle.
- Je ne la pensais pas si sensible...
- Pff ! Sensible ? Tu parles...
Djéfen grommela son désaccord, sans qu'aucun mot reconnaissable parvienne jusqu'à Arthen.
Il le laissa finir, puis demanda :
- Ton père, il n'a jamais eu de nonnuhs ?
- Il y en avait dans le domaine au moment où il y est arrivé, mais quand il a décidé de le quitter, il les a légués au propriétaire d'un autre domaine.
Djéfen avait répondu comme si tout cela était normal ou naturel pour lui. Ça devait l'être, pensa Arthen : la familiarité éloigne l'étrangeté. Djéfen adorait son père, évoquait avec fierté ses accomplissements et n'éprouvait aucune réticence à parler de lui à son ami. Avoir un père hors du commun les rapprochait, même si Arthen n'avait jamais rencontré le sien.
- Il utilisait un intendant, comme ici, quelqu'un pour régler les questions d'organisation ?
- Il y avait un télépathe, qui avait servi le précédent propriétaire du lieu, mais il était âgé. Il est mort deux ou trois ans après l'arrivée de Ten. C'est vers cette époque qu'il a décidé de s'installer définitivement dans la ville souterraine, l'ancienne Arcande.
- Mais ton père, pourquoi est-ce qu'il a voulu aller vivre avec des humains ? Je croyais que les nazgars régnaient en solitaires sur leurs domaines.
- La solitude, ça ne lui plaisait pas. Il s'ennuyait, tout simplement. Alors, quand il a rencontré des humains, il les a suivis par curiosité, et il a découvert Arcande. Il a constaté que les gens qui s'y abritaient n'étaient pas si différents de lui. Il a tout de suite aimé leur obstination, et la formidable énergie qui se dégageait là-bas. Tout autant qu'aujourd'hui à Arcande, mais dans un environnement plus précaire, sous une ancienne métropole humaine. C'est tout ce qu'il en restait, la partie souterraine, un réseau de couloirs tristes et délabrés.
- J'aurais adoré voir ça !
- Moi aussi ! Mais on ne peut plus. C'est devenu trop dangereux, ça s'est à moitié effondré, regretta Djéfen. Bref, mon père a fait quelques allers-retours entre la ville et son ancienne vie. Il a décidé finalement de s'implanter là-bas quand il a rencontré ma mère...
Djéfen rougit, comme s'il avouait un secret honteux.
- Mais tu sais, ajouta-t-il, ça a été un choix difficile : cela signifiait tout laisser derrière, et devoir dissimuler la vérité à jamais. Du moins, c'est ce qu'il pensait, à l'époque.
Les deux garçons se turent pendant un moment. Difficile d'imaginer quitter la magnifique villa du domaine pour aller habiter dans des souterrains glauques au milieu de gens hostiles. Après tout, les humains d'Arcande se cachaient sous terre par peur des nazgars !
Arthen avait encore bien des questions à poser à Djéfen sur son père et cette étrange façon de vivre des nazgars, mais le souvenir de l'adolescent androgyne, flottant dans son caisson, était resté malgré lui dans sa tête toute la journée, suscitant d'autres interrogations plus pressantes.
- Qu'est-ce que tu sais de plus sur les neutres ?
- Pas grand-chose. J'ai lu que seuls les humains, avant la grande chute, connaissaient le secret de leur fabrication, mais apparemment, ce n'est plus le cas. Physiquement et intellectuellement, je crois qu'ils sont très proches des humains. Étant donnée leur fonction de protecteurs, ils étaient les seuls nonnuhs vraiment respectés par leurs créateurs. Traités presque à l'égal des hommes. Vraiment, je n'en sais pas plus, termina-t-il en ouvrant les mains en un geste d'excuse.
C'était un peu décousu, toutes ces questions, se dit Arthen, mais essayer d'en apprendre plus lui donnait l'impression de ne pas se laisser aller, de se battre à sa façon contre la torpeur insidieuse qui les envahissait ici. Il partit se coucher quand même un peu découragé. Cela faisait douze jours qu'ils étaient là, et ils n'avaient toujours aucun plan digne de ce nom...
****
Des chuchotements pressants le tirèrent du lit au milieu de la nuit.
- Arthen, réveille-toi !
Une voix près de son oreille, un souffle qui le chatouillait :
- Vite, il faut partir !
Il se sentit totalement réveillé, tout d'un coup.
- QUOI !? articula-t-il, la bouche grande ouverte, sans proférer un seul son.
Il aperçut F'lyr Nin, à côté de lui, à la lueur de la lune se faufilant par la fenêtre. Une silhouette se profilait derrière elle. Djéfen ? Non, il ne reconnaissait pas la silhouette de Djéfen, qu'il aurait identifiée entre mille. Encore hébété, il se demanda s'il rêvait, tandis que F'lyr Nin ouvrait les tiroirs pour en extirper des vêtements. Il pensa qu'il pouvait bien s'habiller tout seul, ses frusques étaient entassées sur la chaise, mais elle l'ignora superbement, jetant les habits sortis du meuble à l'ombre immobile.
Les idées d'Arthen s'éclaircirent ; il se leva d'un bond et s'écria, plus fort qu'il n'aurait voulu :
- Mais tu es complètement folle !
La silhouette là, derrière elle, c'était celle qu'ils avaient vu flotter ce matin dans le caisson, celle de la dernière création de leur ravisseur.
- Chuuut ! C'est pas le moment de discuter. Il faut partir, répéta-t-elle.
Arthen enfila ses vêtements sans plus tenter de raisonner. Si elle avait d'une manière ou d'une autre extrait le neutre de sa couveuse, ils étaient dans les ennuis jusqu'au cou, et même par-dessus la tête. L'intendant, ce matin, n'avait-il pas dit que son remplaçant devait rester encore un an dans le caisson ? Et parlé du danger pour le maître s'il sortait trop tôt ?
- Va chercher Djéf, chuchota-t-elle tout bas, je m'occupe de celui-ci.
Trois ou quatre minutes après, ayant fourré tout ce qu'ils pouvaient dans les sacs qu'ils utilisaient chaque jour, ils se précipitaient dehors, courant à perdre haleine vers un des canaux qu'ils avaient empruntés dans la journée. Un peu trop évident, mais il fallait mettre de la distance entre eux et la maison. Ils pourraient prendre la tangente un peu plus tard en s'enfonçant dans la végétation dense de l'île.
Ils déchantèrent assez vite. Leur protégé avançait lentement, il trébuchait sur des jambes peu assurées, les muscles défaillants. Il semblait désarticulé, on aurait dit qu'il allait tomber à chaque pas. Forcément, il n'avait jamais marché, et encore moins couru. Il avait un corps de douze ou treize ans, mais il était neuf, tout frais sorti de son emballage ! Arthen frissonna d'angoisse, tant la chose paraissait contre nature.
Quand ils furent hors de vue, Djéfen explosa :
- Mais t'es complètement frappée !
Il reprenait sans le savoir presque les mêmes termes qu'Arthen plus tôt.
- Tu as conscience qu'ils vont probablement le tuer ? Quant à nous, je ne suis pas sûr qu'on en réchappe !
- Alors, c'est le moment de réfléchir vite, Djéfen, cria-t-elle, toi qui te prétends toujours plus malin que tout le monde. Parce qu'il est trop tard pour faire marche arrière.
Djéfen marmonna quelques mots, dans lesquels Arthen identifia quelque chose qui ressemblait à « bécasse sans cervelle ». Il prit ensuite son ami à témoin.
- Je n'avais pas dit qu'elle était complètement lunatique et incontrôlable ?
Pour une fois, Arthen n'avait aucune envie de défendre F'lyr Nin :
- Qu'est-ce qui t'est passé par la tête ? lui jeta-t-il. Comment as-tu eu l'idée de faire un truc aussi débile sans nous en parler avant ?
- J'en sais rien ! Je vous jure que je n'avais aucune intention de faire ça. D'ailleurs seule, je n'aurais pas su comment.
- Comment ça, seule ? Tu n'étais pas seule ?
- Quelqu'un m'a contacté, et guidé jusqu'à lui. Quand on m'a donné la séquence de réveil, je l'ai exécutée sans réfléchir, comme si c'était la chose la plus normale du monde.
Sa voix montait dans les aigus, elle commençait à paniquer en réalisant qu'elle avait été manipulée.
- Qui ça ?
F'lyr Nin secoua la tête en signe d'ignorance, les larmes aux yeux, sans rien répondre.
Arthen reporta son attention sur l'intrus dans leur groupe. Un peu à la traîne, il haletait, et peinait à les suivre. Avec ses vêtements trop larges, empruntés aux garçons, et ses cheveux mouillés, plaqués en désordre sur ses tempes, son allure laissait à désirer. Pourtant, la beauté angélique de son visage ne pouvait se cacher.
- Trente secondes de pause, intima Arthen.
Ils s'arrêtèrent tous, aspirant de grandes goulées d'air nocturne, chargé de senteurs fleuries. La température n'était pas descendue, il faisait bon, comme toujours ici. La lune, à son dernier quartier, éclairait leur environnement avec avarice, ce soir.
Arthen et Djéfen profitèrent de la halte pour détailler leur nouveau compagnon. Il les regarda en retour, le visage lisse, dénué d'expression, en respirant fort, écroulé dans l'herbe, tremblant de fatigue. Au bout de quelques dizaines de secondes, le souffle un peu moins précipité, il se releva avec effort ; se tenant bien droit face à l'oiselle, il prononça une phrase qui provoqua la plus parfaite stupéfaction chez les trois enfants :
- C'est moi qui t'ai appelée. Je voulais choisir mon nom.