Crepuscule de vacance (5) - Les branches de l'olivier

Par Pouiny

Le lendemain, le soleil tapait déjà dans le ciel quand je me levais. Ma nuit n’avait pas été des plus reposantes. Serrant ma guitare dans mes bras comme pour me consoler, j’avais joué ce fameux air que j’avais composé avec Béryl ce jour là, à l’hôpital. Mais même la musique ne me sembla pas capable de me remonter le moral. Ne pouvant pas attendre davantage, je partis directement à l’extérieur de la maison. Mais, alors que je montais déjà sur mon vélo, une idée me vint et je fis demi-tour. Délicatement, je pris une des belles de nuits de mon jardin, une d’un rouge vif et parti en quatrième vitesse. J’arrivais chez lui, penaud, et je n’eus même pas besoin de sonner pour qu’il ouvre la porte. Il semblait m’avoir guetté depuis la fenêtre. Il ne me salua pas, restant simplement immobile devant moi. Mais ses yeux cernés m’indiquait qu’il avait au moins aussi peu dormi que moi. Me sentant stupide, je lui tendis la petite fleur flétrie a ses doigts. Étonné, il murmura :

« Je pensais que tu y tenais beaucoup.

– J’en ai beaucoup d’autres… Et comme je ne savais pas trop ce que je pourrai dire…

– Merci. Je vais la mettre dans ma chambre, pour ne pas l’abîmer.

– Prends ton temps. »

J’avais l’impression que nous étions devenus deux automates. Il disparu quelques temps et revint sans trop se presser. En silence, nous montâmes sur mon vélo. Je l’emmenai au parc. Nous ne sommes pas entraînés, ce jour là. Assis dans l’herbe, à regarder les passants, l’un contre l’autre, nous étions trop accablés pour faire le moindre effort, bien que la chaleur soit pourtant clémente.

– L’enterrement sera dans cinq jours. Le temps que mes parents organisent tout.

– Je viendrai.

– Il y aura toute la famille.

– Je viendrai. »

Il n’insista pas. Ça n’avait pas l’air de le déranger. Regardant chacun devant nous, je ne devinais qu’à peine sa posture à coté de moi. Il dit encore :

« Tu pars, à la rentrée ?

– Oui.

– Je viens avec toi. »

Alors que j’en avais rêvé pendant des mois, la nouvelle me fit finalement pas vraiment plaisir quand je l’entendis. Nous restâmes silencieux, des heures durant, à ne rien faire. Parfois, Aïden lâchait une phrase, et je lui répondais. Mais même moi n’était pas vraiment d’humeur aux traits d’esprits.

 

Les jours suivant jusqu’à l’enterrement furent plus ou moins identiques. Complètement fermé, Aïden ne pleurait pas plus qu’il ne riait. Toutes ses émotions étaient enfermées, alors que les miennes ne demandaient qu’à sortir. J’attendais l’enterrement, patiemment, pour pouvoir enfin m’exprimer comme je le souhaitais. Le lieu de la cérémonie était éloigné de la ville, tout en haut d’une colline. La monter en vélo ne fut pas de tout repos. Je pris les vêtements soignés de mon père avant de partir monter la cote en espérant ne pas trop transpirer. Je fus dans les derniers à arriver. Aïden était dans un costume noir, à coté de sa mère, la tête baissée. Je ne pus pas me soucier de tous les autres qu’il y avait dans cette salle vitrée qui ressemblait presque à une salle des fêtes. Dès que je le vis, je lui pris la main, et les larmes commençaient à me monter en voyant le cercueil qui trônait dans la pièce, devant toutes les chaises où s’asseyaient un par un les invités. Aïden avait eu raison de ne pas trop en dire. Béryl, tout aussi simplement qu’elle avait vécu, était partie. Il sembla surpris de mon contact, mais il ne dit rien, pas plus qu’il ne lâcha ma main.

 

Les parents d’Aïden semblaient démolis. Tout autour de moi m’entourait nombre de personnes que je ne connaissais pas. Elles paraissaient pour la plupart plus être là par devoir que par attachement. Combien d’entre elles avaient véritablement connu Béryl ? Pour être honnête, moi-même ne l’avais pas connue tant que ça. Mais me souvenir de sa joie devant ma guitare et de ses yeux rouges si perturbant me brûlait la poitrine comme un coup de soleil. Le maître de cérémonie commença des discours que personne n’avait l’air d’écouter. Même Aïden, qui semblait perdu, n’y prêtait aucune attention. Au fur et à mesure que le temps passait, ses doigts fins, semblables à ceux de sa sœur, me broyaient la main, sans même qu’il s’en rende compte. Il regardait ses pieds, immobile. Moi, je ne pouvais détacher mon regard de ses yeux. Puis, le maître de cérémonie chercha à tirer un discours des proches. Il essaya de s’adresser à la mère d’Aïden, mais celle ci, lovée dans les bras de son mari, pleurait à chaudes larmes depuis le début de la cérémonie. Presque trop atteinte, elle n’était pas capable de se calmer et son mari incapable de bouger. Alors, le prénom d’Aïden se fit entendre.

 

Mon compagnon sembla surpris et apeuré. Serrant ma main contre lui comme son dernier secours, il leva la tête, se pinçant les lèvres. Je lui fis un petit coup de coude discret, pour qu’il reprenne ses esprits et il lâcha alors ma main avant de se lever lentement pour se diriger vers celui qui l’avait appelé. Le temps semblait si mou et si tangible qu’il me crut voir tout au ralenti. Aïden, silencieux, tenant le micro de la main qui s’était tant accrochée à moi, contemplait en silence de ses yeux bleus inexpressifs le moindre des gens présents. Me sentant observé, j’essayais discrètement d’essuyer mes larmes. Puis, sa respiration tremblante résonna dans les enceintes de la pièce. Et enfin :

« Au final, on s’en est pas si mal sorti, non ? »

Chaque mot avait été dit avec une douleur indicible, comme si l’effort lui avait coûté de son sang. Ses yeux jusque-là éteint scintillèrent de larmes contenues, et c’est en lâchant brusquement le micro qu’il s’enfuit en courant de la pièce, sous le regard surpris des convives. Il venait de claquer la porte quand je me levai presque par réflexe. Je murmurai des excuses avant de m’éloigner de l’assemblée, espérant qu’il n’ait pas couru trop loin.

 

Ce fut avec soulagement que je le retrouvai assis, ses genoux contre lui, le dos appuyé au mur blanc du bâtiment, sous un olivier. La tête relevée comme pour empêcher les larmes de couler, il contemplait le ciel striés des branches de l’arbre, s’agitant tranquillement sous le murmure du vent. Je m’assis à coté de lui sans trouver quoi dire. Nous restâmes bien plusieurs minutes immobiles et silencieux. Je n’osais presque pas le regarder et lui ne bougeait pas. Ne sachant pas quoi dire, finalement, je finis par écouter mon instinct. Je pris une grande inspiration, et sorti de ma gorge la première chose qui me vint en tête. Une chanson de Barbara que j’avais du apprendre par mégarde à l’époque encore où ma mère vivait à plein temps à la maison. Ce n’était peut-être pas de très bon ton, mais la chanson, de toute façon, n’était pas vraiment joyeuse.

Même si je n’avais jamais chanté devant lui jusque là, je m’étais beaucoup entraîné. Le plus dur fut d’empêcher ma gorge se serrer d’émotion, de rester le plus calme possible. Sans un mouvement, Aïden m’écoutait. J’espérais au fond de moi que cet instant ne se finisse pas. Je me surpris à avoir peur de ce qui pouvait se passer, une fois que ma voix s’arrêterait.

 

Mais je finis bien rapidement par me taire. Le silence nous enveloppa à nouveau, sans qu’aucun de nous ne trouva quoi dire. Puis :

« Barbara ?

– Oui. »

Contrôler ma voix une fois l’effort passé me sembla impossible. Mais cela du le toucher, car son bras, jusque là serré contre ses genoux, s’ouvrit vers moi.

« Je ne savais pas que tu connaissais.

– Mes parents écoutaient beaucoup ses chansons, il y a longtemps. J’ai du retenir sans trop y prêter attention. Je n’y ai pas réfléchi, c’est juste la première chose qui m’est venue.

– C’est joli. Tu chantes bien.

– Merci. »

Même la plus banales des conversations me semblait être douloureuse. Nos voix sombres et fatiguées portaient tout ce qu’on essayait de cacher. J’essayai malgré tout de sourire :

« Je ne sais pas faire de belles photos, comme toi. Je ne peux pas t’offrir de soleil aussi beau que tu as pu le faire. Alors c’est ma façon à moi de te l’offrir.

– Tu n’as pas besoin de m’offrir un soleil, tu sais. Il est juste là. »

Et en parlant, son bras se leva pour pointer le ciel, le reflet de l'été sur les légères feuilles vibrante de l'olivier qui nous faisait face. Mais sans le regarder, je vis bien qu’il essayait de me cacher une de ses larmes. Je finis par soupirer.

« Tu sais… Je suis fils unique. Et j’ai toujours été jaloux des personnes qui avaient des frères et sœurs. Ça ne m’empêche pas de bien vivre, bien sûr. Mais j’ai toujours l’impression qu’en étant seul, j’ai manqué quelque chose, quelqu’un, un sentiment que je ne pourrai jamais vivre. Quand tu m’as dit la première fois que tu avais une sœur jumelle, tu te souviens comment ça s’était passé ? Tu m’avais regardé, après un entraînement, avec un regard coupable. Puis tu m’as simplement dit ‘‘Tu sais, j’ai une sœur jumelle handicapée, et je n’arrive plus à aller la voir.’’. Ça te pesait, ce jour là, hein ? J’ai pas trop su quoi te répondre de suite, je ne sais pas comment tu l’as interprété. Mais la première chose qui m’était venue, avec tout mon égoïsme, c’était simplement ‘‘Tu as une sœur jumelle, mais quelle chance tu as !’’ »

J’eus un petit rire nerveux incontrôlable. En vérité, j’avais peur d’avouer tout ça.

« Les gens ne retiennent dans les informations qu’on leur donne seulement ce qui les arrange. Je m’en suis bien rendu compte, dans ma réaction, où j’étais jaloux de toi, alors que tu avais vraiment l’air malheureux d’être si proche de quelqu’un d’aussi fragile. C’est pour ça que je n’ai pas réussi à te répondre ce jour là. A force de connaître votre histoire, à tous les deux, j’ai bien compris toute la difficulté de la situation, et toute la douleur qui pouvait en résulter. Mais j’étais quand même jaloux. Une sœur jumelle, quel lien si étroit et si particulier cela doit être, malgré tout ! Aujourd’hui, je te vois complètement perdu et anéanti, dans un état de tristesse que je ne pourrais imaginer… Et je reste jaloux. Tu possèdes toujours quelque chose que je ne connaîtrais jamais. Cette douleur que tu dois ressentir est la preuve d’un amour si rare, si fort et si précieux… Il est le dernier cadeau de ta sœur. Alors accepte le… C’est peut-être sa façon à elle de t’offrir son soleil. »

Alors que son visage se tordait à chaque mot que je disais, ce fut à la fin de ma phrase qu’il tomba dans mes bras et explosa en larmes, comme un enfant qui venait de s’abîmer les genoux en tombant. Ne voulant pas le faire souffrir davantage, je me tus, caressant son dos avec tendresse, essayant d’être le plus rassurant possible. Il semblait avoir perdu totalement conscience, aussi bien d’où il se trouvait que du bruit qu’il pouvait faire. Mais je ne m’en souciai pas. Au contraire même, j’en étais plutôt rassuré. J’avais peur qu’à force de tout contenir, l’ombre puisse dévorer son cœur.

 

On resta bien plusieurs heures ainsi, sans que je n’ose bouger ou dire quoi que ce soit. Les convives finirent par sortir de la salle et passèrent en silence devant nous. Il n’y eut aucun commentaire déplacé ou une quelconque intervention, pas même des parents d’Aïden. Tout le monde avait compris que ce n’était pas le moment de risquer quoi que ce soit. Aïden pleurait à plein poumons et même quand ses cordes vocales avaient l’air de se briser, il semblait incapable de s’arrêter. Son corps entier était parcourus de spasmes et de tremblements. Mais je ne pouvais rien dire de plus. Chuchotant simplement à son oreille, je fermai les yeux pour essayer de ressentir au plus profond de moi une tranquillité et un calme que je n’avais pas. Je voulais être apaisé pour deux. Je respirai doucement à son oreille comme pour lui donner le rythme d’une musique. Le serrant contre moi, je rêvai de créer une bulle, ou pendant un instant, juste un instant, il pouvait arrêter de souffrir. Mais il pleura encore longtemps. Quand épuisé, son corps s’arrêta de trembler, le soleil avait descendu d'en dessous des branches de l'olivier et tout le monde était déjà parti depuis quelques temps. Arrêtant progressivement de pleurer, il reniflait encore beaucoup, conservant des restes de hoquets. Quand il commença un peu à se redresser, je lui pris les épaules.

« On rentre ? »

Il hocha la tête en reniflant. Presque à regret, je me détachai de lui et commençais à régler mon vélo. Lentement, il me suivit. Il monta sur le porte-bagage quand je lui fis signe. Mais il s’accrocha à moi plus fort que d’habitude.

« Ça va aller ?

– Je ne sais pas. Je me sens juste épuisé. »

Alors qu’on roulait dans les chemins de campagnes, sans trop d’effort durant la descente, je sentis qu’il penchait sa tête en arrière. Peut-être admirait-il les derniers rayons d’un soleil d’été. Nous étions seuls, entre le ciel et les chemins. Mes joues s’embrumèrent un peu, alors que je laissais échapper :

« Aïden ?

– Quoi ?

– Je t’aime. »

Toujours roulant, il m’était impossible de voir quelle tête il pouvait faire en m’entendant pour la première fois prononcer ces mots. Le silence devenant un peu difficile pour moi, je ris un peu.

« Je voulais juste m’assurer que tu le saches. »

je tournais brièvement la tête vers lui. Il me regardait avec des yeux rougis par les larmes et la fatigue. Il avait l’air surpris. Mais ses mains s’accrochèrent davantage sur ma taille.

« Merci, Bastien. Merci pour tout.

– Pas de quoi. Je suis à ton service. »

Et alors que son torse se rapprochait de mon dos, je sentis encore de l’eau couler sur mon costume noir.

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