Il ne nous fallut pas tant de temps que ça pour partir loin de notre ville sur les collines. A peine septembre était arrivé que nous étions déjà installé ailleurs, tous les deux, dans le même petit appartement. Mon père s’était porté garant de nous et j’avais pu prendre la voiture pour faire le déménagement. En même pas un mois, nous étions désormais totalement expatrié dans cette grande ville. Elle n’était pas si loin de nos montagnes, mais elle n’était en rien ressemblante. Beaucoup plus loin des plateaux, a si peu de pas de la mer, il n’y avait désormais plus rien dans nos horizons qui découpait le ciel.
« Salut, Bastien ! Tu as préparé à manger ?
– C’est en train de cuire. La matinée s’est bien passée ?
– Oui, tranquillement. Les travaux sont intéressants. »
Nous habitions par chance à coté de l’école de photo dans laquelle Aïden travaillait. Il rentrait ainsi tous les midis manger avec moi, la fenêtre ouverte sur le soleil de midi. Nous partagions ainsi un petit moment de complicité tranquille. Il rangeait ses affaires alors qu’il passait devant moi récupérer des couverts et des assiettes pour deux.
« Et toi ? Tu as trouvé quelque chose ?
– Pas encore… Mais j’ai des concours d’entrée qui ne sont pas passé. Vu que je suis un génie, ça devrait bien se passer dans au moins l’un d’entre eux !
– Évidemment. »
Il avait toujours un sourire un peu moqueur quand je suraugmentais mes capacités, mais je savais qu’il croyait en mon potentiel. C’était par sa présence que j’osais encore espérer en mes chances de vivre de ma musique.
« J’espère que tu travailles bien, alors. Le génie, ça se cultive.
– Bien sûr, pour qui tu me prends !
– Je ne doutais pas. Mais tu pourrais passer moins de temps en cuisine. Il y a des sandwichs, pas très loin de l’école…
– Aïden, tu me brises le cœur. Nous avons déjà eu cette conversation. »
En posant la casserole sur la table, je le laissai se servir alors que je l’observais. Il avait un petit sourire malicieux, alors qu’il décrocha son regard pour contempler le repas.
« J’aime bien faire la cuisine, ajoutai-je. Ça me détend, c’est comme ça. Et ne fais pas comme si c’était moins bon que tes sandwichs !
– Ah ça, j’avoue que tu n’es pas mauvais. Bon appétit ! »
Je commençais à me servir et à manger, prenant plus mon temps que lui. J’étais heureux.
Depuis le décès de Béryl, Aïden était passé par beaucoup de phases assez inquiétantes. Pendant plusieurs jours, il s’était presque laissé mourir, refusant de penser et faire quoi que ce soit de manière générale. Puis, à force de motivation, je réussi à le faire inscrire dans une école de photographie. Quand il se remit à marcher un tant soit peu, il avait arrêté de manger, purement et simplement. Quand je me rendis compte que son poids baissait dangereusement, j’avais décidé alors que me consacrer totalement à tout ce qui était nourriture. En soit, ça ne changeait pas spécialement de ce que je faisais chez mes parents. Simplement, j’étais plus attentif et je pouvais choisir exactement ce que je voulais lui faire manger. Redonner à Aïden le goût des choses fut un lourd parcours du combattant. Rien ne lui faisait envie, comme si tout pouvait potentiellement le faire vomir. Puis, il s’y était fait. Depuis, je vivais presque sans inquiétude, bien que je voyais aux cernes noires et profondes sous ses yeux que tout n’était pas encore rétabli. J’essayai de ne pas m’en formaliser. Il était évident que les blessures dont souffrait Aïden n’étaient pas du genre à s’estomper en un coup de pinceau.
Nous dormions ensemble toutes les nuits. Très souvent, il me réveillait dans son sommeil. Son corps était parcourus de spasmes avec une respiration sifflante, comme s'il manquait d’air. Parfois, sa main s’agrippait à mon bras, tremblotante. D’autres fois, il s’éloignait. A son réveil, il ne se souvenait jamais de ce qui pouvait lui provoquer de telles réactions. Ou alors, tout simplement, il refusait de m’en parler, mais j’en doutais. Nous n’étions plus dans un stade de relation où nous nous cachions des choses.
Une fois le repas terminé, très souvent, Aïden repartait directement à son école en courant, alors que je restai seul dans l’appartement. Parfois, je profitais de ce temps seul pour travailler. La solitude me permettait d’user les cordes de ma guitare, vérifier son état. Ma musique était toujours un temps très personnel, mais qui m’étais nécessaire pour me sentir vivant. Mais souvent, je n’en avais pas le loisir. Je sortais avec mon vélo, passer toutes les auditions, concours et entretiens de musique ou d’édition que je pouvais. Jouer devant un jury et un public à présent m’était devenu banal. Mais pendant les premiers mois, je revenais bredouille à chaque fois. Chaque audition, chaque concours, chaque entretien se soldaient désespérément par un échec. Le soir, chacun de nous travaillions sur nos projets respectifs. Il avait dans le salon son bureau, alors que je travaillais sur le lit, dans la chambre, avec mes écrits raturés ou mes partitions griffonnées de toute sorte de notes. Des heures pouvaient se passer ainsi, chacun de notre coté, dans un silence entrecoupées des notes de mon piano ou de ma guitare. Parfois, je mettais le casque pour ne pas le déranger dans son travail. Mais souvent, il m’était plus agréable de pouvoir entendre le son résonner dans l’air, prendre conscience de toute sa vibration jusque dans les murs de l’appartement. Chacun dans notre élément, nous pouvions presque avoir l’impression d’être seul. Mais même en étant dans des pièces différentes, il devait avoir en vérité à peine quelques mètres qui nous séparaient. Il suffisait de laisser la porte ouverte pour ne pas se sentir abandonné. Ces moments, calmes et paisibles, me rappelaient à quel point j’étais heureux de vivre avec Aïden, accompagné. Ce qui n’était pas le cas de son punching ball qui s’agitait tristement au gré des courants d’air, sans jamais que personne ne s’intéresse à lui.
Aïden, épuisé rien qu’à l’idée d’aller en cours, n’avait plus l’énergie de s’entraîner. Attendant qu’il soit prêt, je n’avais pas insisté plus que ça, bien que triste de perdre ces anciennes habitudes. Je vis au fil des mois, impuissant, mon compagnon maigrir et perdre en musculature, à tel point que je pouvais presque lui compter les cotes. Je lui parlais alors de course régulièrement, de façon faussement anodine, espérant le remotiver à de nouveau courir sur un stade, mais le regard dans le vague, il me répondait souvent « plus tard », sans trop savoir quand ce ‘‘tard’’ arriverait. J’essayais quand même de garder des bonnes habitudes pour moi-même, en faisant un peu d’exercice le matin quand je le pouvais. Prenant sur moi, je me disais que tant qu’il était sérieux et régulier dans ses cours et sa vie, le reste reviendrait un jour.
Aïden, autrefois bon cancre invétéré, désormais s’épanouissait comme une belle de nuit dans l’obscurité à son école d’art. Lui qui affirmait ne pas être un artiste, était admiré pour son travail par la majorité des professeurs et son sérieux ne faisait aucun doute. Son bureau dans le salon, qui était un peu son espace personnel, était recouvert de fil avec des photos ou des pellicules en train de sécher, sans parler des appareils de développement, de tirage et la fameuse lumière rouge. Son tout petit espace ne lui empêchait pas d’être très dense et sans doute bien mieux équipé que n’importe qui dans son école. Pourtant, jamais il ne me parla de qui que ce soit, comme si ces derniers mois d’ouvertures n’avaient existé que pour moi. Mais ne voulant absolument pas provoquer un renfermement immédiat, j’évitais ce genre de remarques et attendait qu’il me les fasse de lui même. Je laissai malheureux punching-ball solitaire trôner dans le salon, espérant réactiver un jour sa mémoire. Les jours s’enchaînaient, avec tendresse et patience, prenant soin de nous du mieux que je le pouvais. Après tout, il était la personne qui comptait le plus à mes yeux.
Pour la première fois de ma vie, je connus de véritable fêtes de fin d’années, agréables et presque festives. Aïden, malgré ses examens approchant fit de son mieux pour apprécier l’énergie que je mis dans la décoration du sapin au et dans le repas.
« Tu es au courant que c’est une fête pour enfant, n’est-ce pas ? »
Souriant comme il le faisait rarement, il semblait néanmoins réellement fatigué pour le soir de noël. Cela faisait plusieurs jours qu’il me voyait m’activer pour préparer le réveillon avec une moue assez circonspecte.
« Comment ça, une fête pour enfant, m’insurgeais-je. Noël est une fête pour tous ! C’est quand même génial, non ? »
Fier de mon sapin, une dinde cuisait dans le four et j’avais préparé la bûche moi-même. Même Aïden ne pouvait pas passer à coté de ma surexcitation alors que je lui mettais une guirlande de noël autour du cou.
« Oui… Enfin, a te voir, on pourrait presque croire que tu vas attendre le père Noël jusqu’à minuit.
– Tu es en train de me dire qu’il n’existe pas ?! »
En me voyant faire une tête faussement horrifié, il ne put s’empêcher d’avoir un petit rire.
« Tu n’as jamais fêté Noël ou bien ? C’est quand même assez rare de voir des adultes sans enfant piaffer à ce point devant un sapin.
– Tu te moques, si je te dis que non ? »
Il ne répondit pas de suite, surpris, jugeant du sérieux ma réponse. Puis, comprenant que j’étais sincère, il répondit :
« Pourquoi je me moquerais ? Mais je comprends mieux.
– Désolé que tu sois mon cobaye, fis-je un peu honteux. Mais mes parents étaient toujours réquisitionnés à Noël. J’ai toujours passé mes fêtes seul. C’est la première fois que je suis accompagné pour un réveillon…
– Quel dommage que je n’ai prévu aucun cadeau, alors…
– Tu es sérieux ? »
Son air malicieux me fit taire, me laissant proie au doute. Le repas se déroula sans encombre, Aïden se forçant à manger le plus possible de ce que j’avais préparé. Mais son calme dénotait de mon excitation et était une des conséquence de sa fatigue palpable. Il avait du mal à suivre mon débit de parole incessant, impatient que j’étais pour peu de choses, au final. Mais il supportait ça avec un petit sourire heureux, me faisant répéter quand j’allais trop vite pour lui.
« Et toi, tu as déjà fêté Noël en famille ?
– A chaque année. Même si ces dernières années, nous étions en comité réduit, mon père, ma mère et moi… Mais quand j’étais enfant, toute la famille pouvait se réunir.
– Cela faisait combien de personne, à peu près ?
– Environ une quinzaine, je dirais, répondit Aïden en comptant sur ses doigts. Et dans la cuisine, il y avait toujours les hommes qui se battaient pour qui serait le père Noël cette année ! C’est comme ça que j’ai appris qu’il n’existait pas.
– Mais c’est horrible !
– Avec le recul, c’était plutôt drôle. Et puis ce n’était que justice pour mes parents qui dépensaient dans les cadeaux ! »
La question me brûla de demander ce que faisait Béryl ces soirs là, mais il était évident que ce n’était pas une bonne idée pour le moral de mon compagnon. Nous continuâmes à discuter tranquillement en mangeant. Une fois avoir laissé une bonne moitié de la bûche au frigo, Aïden bailla bruyamment ;
« Je suis vraiment désolé, Bastien, mais je vais devoir te faire faux bond… Je suis vraiment épuisé.
– Quoi ? Et les cadeaux ? On attend pas minuit ?
– Tu sais, rien ne va apparaître miraculeusement cette nuit, même si on veille ensemble.
– Mais… »
Profondément déçu, je ne pouvais pas en vouloir à Aïden. Je ne me sentais pas enfantin au point de lui faire un caprice.
« Bien reçu. Pars devant, je vais ranger un peu.
– Bonne nuit, Bastien ! Et ne tarde pas jusqu’à minuit, je te vois venir ! »
Mon compagnon se leva et se dirigea vers la chambre d’un pas lourd. Laissé seul, je regardais le sapin illuminé avec un peu de tristesse. Il me semblait être encore passé à coté de quelque chose qui était pourtant universel. Mais comprenant qu’effectivement il était stupide de veiller jusqu’à minuit, je me ressaisis et nettoyait toute la vaisselle avant de me doucher à l’eau froide pour me reprendre. Quand je rejoignis Aïden, celui-ci semblait déjà dormir depuis longtemps. Je m’allongeai près de lui, mais j’étais incapable de trouver le sommeil. J’avais beau avoir conscience de n’être qu’un idiot, quelque chose me pesait profondément, comme un sentiment de solitude. Comme celui que j’avais pu ressentir chaque année à cette période et que j’avais tant espéré ne pas ressentir ce soir là. Ne pouvant m’empêcher de m’agiter, je dus réveiller Aïden car il fini par murmurer d’un ton alangui :
« Bastien, tu es un enfant.
– Désolé ! Fis-je sur le même ton. Je ne voulais pas te réveiller.
– Il n’y a pas de problème, fit il en me prenant dans ses bras. Mais je ne comprend pas vraiment ce que tu attends.
– Je ne sais pas vraiment non plus… »
J’eus un sourire nerveux dans l’obscurité. Aïden répondit :
« Tu ne vas pas réussir à t’endormir, hein ?
– Je vais essayer, t’inquiète pas. Bonne nuit, Aïden. »
Il ne me répondit pas. Immobile, il s’était comme déjà rendormi. Mais après seulement quelques minutes de silence, un bruit étrange sembla provenir du salon. Au début pensant halluciner, un bruit clair et aigu de clochette continuait néanmoins à résonner, assourdi par la porte. Me redressant vivement, je crus atteindre un point de non-retour :
« Non, mais je suis en train de devenir fou, c’est ça ?
– Et si tu allais voir avant d’aller aux conclusions hâtives ? »
Je me relevai et Aïden me suivit, à mon étonnement. Mais ce moindre étonnement se transforma en choc quand je vis que sous le sapin se trouvaient des paquets cadeaux qui étaient totalement absent auparavant. La porte-fenêtre menant au balcon où était posées des belles de nuits était ouverte, et le vent agitait les branches des fleurs endormies sur lequel était accrochées des clochettes. Totalement hébété, je restai immobile face au sapin sans savoir comment réagir. Aïden jusqu’alors derrière moi me fit une légère tape dans le dos avant de déclarer :
« Joyeux Noël, Bastien. »
Manifestement très content de son effet, il me laissa accuser le coup alors qu’il alla fermer calmement la fenêtre et s’installer sur une chaise du salon. Voyant que je restai toujours immobile, il relança :
« Et bien alors, toi qui attendais avec impatience le moment d’ouvrir les cadeaux, ne me dis pas que tu hésites, maintenant !
– Mais… Enfin… »
Essayant vainement de retrouver mes esprits, je m’assis à terre devant les cadeaux sans y toucher.
« Bastien ? Tu te sens bien ? »
Commençant à s’inquiéter de mon manque de réaction, Aïden se pencha pour me regarder dans les yeux. Devant moi défilait les noël plus mornes les uns que les autres, mes parents absents, le divorce en train de se dérouler, ma mère a qui je n’avais plus parlé depuis plus de six mois sans que c’eut l’air de la déranger. Trop occupés à se déchirer en un procès, cela faisait des mois que mon père, seul parent avec lequel j’avais un tant soit peu de contact, ne me parlait que de problèmes financier causé par le divorce. Tout se mélangeait dans mon crâne sans que je puisse mettre fin au cour de mes pensées.
« Tu vas pleurer, Bastien ? »
Inquiet, Aïden s’était agenouillé près de moi et me caressait le dos :
« Je suis désolé, je ne pensais pas que ça te rendrait triste… C’était une toute petite mise en scène, vraiment minuscule ! Tu sais, la magie de noël, elle ne marche que quand tu ne t’y attends pas… »
Je savais pertinemment qu’Aïden avait simplement voulu me faire plaisir, ainsi je voulais absolument retenir des larmes inutiles et pesantes, mais mon émotivité mal placée me jouait des tours. Je l’entendis soupirer et murmurer avec un air gêné :
« Décidément, quand j’essaie de faire plaisir aux autres, je tape toujours à coté… »
Me ressaisissant d’un coup, je frottais rapidement mes yeux avant de répondre avec un sourire :
« Non, non ! C’est moi. C’est ma faute. Je suis désolé. C’est juste que je pensais que j’aurais beaucoup aimé que ce soit mes parents qui fassent ça quand j’étais enfant… »
Hochant doucement la tête, Aïden s’assit face à moi en me tendant un des deux paquets pour toute réponse. En reniflant légèrement je l’ouvris avec précaution. C’était un livre d’harmonie assez complet dont je lui avais parlé quelques semaines auparavant. Je n’eus même pas le temps de le remercier qu’il me tendait le deuxième paquet ; un très gros dictionnaire de rime, dense et complet, faisant la distinction entre rimes riches et suffisantes, et incluant même un dictionnaire de synonyme et des petites listes d’anagrammes.
« Ça a encore du te coûter une fortune…
– C’est rien ! Et moi, j’ai droit à quelque chose ? »
Il savait très bien qu’ayant payé moi-même le sapin, les décorations et le repas, je n’avais pas eu les moyen de lui prendre quoi que ce soit. Me sentant honteux après avoir reçu des objets aussi importants, je me dirigeai avec un peu d’hésitation vers ma guitare classique. Mais loin de s’en formaliser, il s’installa confortablement sur le lit. Prenant une chaise pour jouer à coté, je lui offris du mieux que je pus mes dernières compositions instrumentales. Il avait beau avoir les yeux fermés, immobile, je savais pertinemment qu’il m’écoutait, attentif, grâce au petit sourire qu’il gardait durant tout le morceau. Mais ressentant une grande fatigue de sa part, j’abrégeai quelque peu le concert avant de retourner me coucher, pour de bon. Alors que je fermai les yeux dans le noir, je l’entendis murmurer :
« Hé, tu vois… Je ne me suis pas endormi, finalement. »
Mais au ton de sa voix, je compris qu’il avait bataillé véritablement avec son corps pour rester avec moi. Touché, je murmurai avec un geste doux :
« Merci, Aïden. Tu es vraiment incroyable. »
Mais il s’était déjà endormi depuis une éternité.