Crépuscule I

Il était cinq heures cinquante-neuf.

Au-dessus des bâtiments de service qui encerclaient la cour du Palais Blanc, des langues de brume matinale se dissipaient paresseusement dans la lumière maladive qui précédait le lever du soleil. Il ne faisait pas encore jour, mais déjà le pavé était saturé d'hommes pâles, vêtus de longs manteaux noirs. Tous les regards convergeaient vers un même point, une chaise vide sur une estrade de bois, précisément centrée au milieu des lieux. Le silence qui régnait était presque aussi lourd que la brume qui recouvrait la Capitale. Les visages fermés, froids, inexpressifs, et le calme plat de la foule donnaient l'impression que tous ceux qui se tenaient là étaient des pantins tenus debout par des fils invisibles, des automates défectueux figés dans un silence et une immobilité de cimetière.

Les grandes portes du Palais Blanc s'ouvrirent avec un grondement de la fin du monde, dans l'impassibilité totale du cimetière d'automates en manteau noir, dont les regards restèrent fixés sur la chaise vide qui trônait pitoyablement sur son estrade. Trois hommes s'avancèrent dans l'encadrement de la grande porte. Le premier, grand, beau, le regard fier, vêtu de soie bleue et d’étoiles d’or, poussait du poing le deuxième, plus petit, plus maigre, qui avançait d’une démarche asymétrique, son regard hésitant et peiné caché derrière de petites lunettes et une bataille de boucles rousses et flamboyantes, malgré la poussière qui les recouvrait. Il portait une camisole de force, réservée aux prisonniers les plus dangereux, et qui laissait voir une bonne partie de ses jambes maigres, blafardes et couvertes d’hématomes. L’homme grand, beau et fier et le prisonnier à lunettes étaient suivis par un vieillard osseux, pâle et ridé, tremblant de ses genoux noueux sous le poids de l’âge et d’un immense manteau orné d’or et de rubis à n’en plus finir, le crâne écrasé par une coiffe aussi précieusement ornée que le vêtement. Accroché à un bâton d’or, il peinait à aligner les pas, et ses yeux roulaient dans leurs orbites en fixant autour de lui un regard de glace terrifié de vieillesse.

À quelques pas de là, derrière les fenêtres embuées des bâtiments de service du Palais Blanc, un gros cuisinier épluchait des patates, avec autant de soin que s’il taillait du cristal. Il en était à la soixante-quatorzième, mais celle-ci, à cause de sa forme singulière, lui donnait du fil à retordre.


 

Cinq heures cinquante-neuf et trente secondes.

Non loin du cuisinier aux patates, plus précisément dans la pièce d’à-côté, un apprenti boulanger pétrissait le pain. Ses mains étaient couvertes de brûlures plus ou moins anciennes, plus ou moins cicatrisées. Elles étaient sa fierté. Le boulanger aux belles mains brûlées disait souvent : « des mains abîmées sont des mains utiles ». Mais à ce moment-là, le boulanger aux belles mains brûlées ne pensait pas à ses mains, ni à leurs brûlures, ni même à la pâte à pain qu’il malmenait avec une rage excessive. Il était concentré sur le fait de ne surtout, surtout pas regarder par la fenêtre le cimetière d’automates en manteau noir, ni l’homme grand, beau et fier, ni le prêtre aux yeux terrifiés de vieillesse, ni la vieille chaise, et encore moins le prisonnier à lunettes qui venait de prendre place dessus.

Le cuisinier aux patates lâcha une larme. Il venait de rater la soixante-quatorzième patate, celle qui avait une forme de cœur, celle qu’il voulait donner à la petite demoiselle. La petite demoiselle avait des yeux tristes, si tristes qu’en la voyant on avait envie de lui demander comment elle s’était perdue si loin de son conte de fée. Elle aimait le matin, le ciel, et les patates qui n’ont pas une forme de patate ordinaire.

Le prisonnier à lunettes, en plein dans le faisceau froid des regards du cimetière d’automates en manteau noir, leva le sien, de regard, vers l’homme grand, beau et fier qui tirait son épée de son fourreau dans un geste très théâtral et solennel. Derrière les boucles rousses, un sourire navré s’était dessiné sur le visage du prisonnier. Il allait mourir.

Dommage.


 

Cinq heures cinquante-neuf et cinquante-neuf secondes.

Le sens artistique du hasard, du destin ou de tout ce que vous voudrez, n’est que rarement reconnu. Il arrive pourtant, bien plus souvent qu’on ne le reconnaît, qu’il accomplisse des merveilles insoupçonnées, des chef-d’œuvre inattendus, des éclats d’absurdité. Des miracles. Et ce jour-là, le hasard fut particulièrement créatif.

Il faut dire qu’il avait tout bien préparé. Car à ce moment-là, à cette seconde, précisément celle-là, il a fallu que le cuisinier aux patates et le boulanger aux belles mains brûlées soient déconcentrés, par deux mains et une patate meurtrie, à cette seconde où brusquement, au milieu du calme, quelque chose se passa dans le ciel. Ce devait être particulièrement spectaculaire, car cela suffit à attirer les mille regards du cimetière d’automates en manteau noir, de l’homme grand, beau et fier, du prisonnier à lunettes et du prêtre aux yeux terrifiés de vieillesse. Et ces mille regards de cimetière, ces mille paires d’yeux de la mort, s’arrachèrent à la chaise et se hissèrent à l’unisson vers le ciel blafard du matin. Et le raz-de-marée de regards attira ceux de deux visages d’anonymes, d’oubliés, de ceux qui travaillent, de ceux qui ne comptent pas. Et, cachés derrière les vitres embuées des bâtiments de service, les yeux insignifiants du boulanger aux belles mains brûlées et du cuisinier aux patates se tournèrent vers la cour du Palais Blanc.

Cela dura une éternelle seconde.

Puis le hasard se recula, pour contempler son travail d’un air satisfait. Puis tous les yeux du cimetière d’automates en manteau noir, de l’homme grand, beau et fier et du prêtre aux yeux terrifiés de vieillesse reprirent leur place sur la chaise vide qui trônait pitoyablement au milieu de la cour. Chaise vide.

Vide.

Oui, le hasard avait fait du bon boulot. Le prisonnier à lunettes avait disparu, en moins d’une seconde, malgré mille regards implacables, et on n’avait rien pu faire. Quelques pas plus loin, derrière leurs vitres, quatre yeux s’écarquillèrent, seuls témoins de cette seconde de miracle. La patate mort roula sur le sol.

Le soleil darda ses premiers rayons sur la Capitale.

Les cloches du Palais sonnèrent six heures.

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Zosma
Posté le 31/01/2021
Bonjour !

Alors ça c'est le genre d'histoire que j'aime ! Je crois que tu m'as tout de suite séduite.

Un peu déconcertant au début mais on se fait vite au style et on se laisse emporter. Les répétitions sont maitrisées, j'aime bien la façon dont tu désignes les personnages par leurs caractéristiques.

C'est très très intriguant, maintenant il faut voir où est-ce que tu nous emmène avec ça et j'ai hâte !
v_lamerand
Posté le 22/01/2021
Très belle exposition !
Le rythme, avec l'utilisation des répétitions, rappelle les vieux contes de notre enfance.

Je me permets d'ouvrir la réflexion cependant, sur les patates. "Éplucher" est plus employé pour les salades, choux et autres feuillu.e.s. "Peler" me semble plus adéquat, surtout pour renforcer l'idée du cristal et de la délicatesse.
Et enfin, troisième ligne en partant de la fin, ne dit-on pas "La patate mortE" ?

J'ai hâte de continuer cette lecture en tous cas !
Orfelle
Posté le 15/01/2021
J'aime beaucoup ce début, même s'il est assez court ! Le rythme et l'ambiance sont bien maintenus, et la fin donne envie de lire la suite, je l'attends avec impatience !
marbraille
Posté le 15/01/2021
Merci beaucoup ! Oui les chapitres seront un peu plus longs à l'avenir, celui-ci était plus une sorte d'introduction !
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