Chapitre 2
Axe VI – Coopération
En plus de son carnet, il amènera deux bouquins sous le bras et, avec désinvolture, les déposera sous le nez de la libraire. Six pièces pour un Haltfed, douze pour un Dolet, pour, respectivement, six cents pages et une cinquantaine de pages. « Les avez-vous lus ? » demanda Murio à la libraire en reprenant les livres...... Un long silence s’installa, car elle faisait défiler les informations sur sa main-portable sans prêter attention à son client. Elle lèvera la tête, sourira puis fera son boulot.
LA LIBRAIRE
(Tout en scannant les articles avec une lenteur semblable à une tortue millénaire)
Sans trahir les instincts d’un goût sévère
Il faut admettre que ses livres vulgaires
Ne plaisent à personne.
Chez lui, tout est laid, lent et lait.
En un mot : je le hais.
En revanche, Basile, quel délice !
Du bon art, il rend justice !
Chez lui, tout est beau, bon et bonbon.
En un mot : je l’adore.
Quelle honte ! Sacrilège ! Indignité ! Il en était choqué, le Murio... Même qu’il en bafouillait : « Euh… Pourquoi vous… vous trouvez ça nul ? »
ENCORE LA MÊME INGRATE QUI CONSPUE
Son style, dit « neuf » n’est que
Vaine parure. Puante
Métafiction, intrigue sans structure.
Il croit bâtir un univers en six points confus
Mais il défèque une œuvre mal conçue.
Ses points de fuite aux peints murs font la jointure
Veut-il, médiocre, qu’en portraitiste on se le
Figure ?
MURIO HALTFED
Assez ! Dame ! Cesse ce blasphème !
Tu m’ôtes le cœur, tu brûles ce que j’aime
Votre mépris enfonce encor un pieu
J’en saigne ! Moi qui suis si pointilleux !
LA LIBRAIRE
Bien ! Bien ! Mais sachez que
Je préfère ce qui est clair
Comme la lumière nankin
Alors point-virgule ; ou six points
Du scénario, j’aime l’éclair
La foudre, la rapidité
Et non la stylistique élasticité !
Maintenant, si vous le voulez bien
Laissez passer les autres clients.
À contre-cœur, Haltfed se décalera pour laisser les autres clients passés. En se retournant, il constata que, derrière lui... Personne... Sûrement les fantômes de son esprit malade... Il voulait désespérément continuer sa conversation avec la libraire pour prouver sa valeur. Mais même elle avait des hallucinations... Le monde va mal !... Et ça n’ira que de mal en pis. Triste, Murio jeta un œil au-dehors. Il pleuvait. Haltfed fit mine de partir, mais juste avant de sortir, il vola un sac pour mettre les livres à l’abri... Et fila à l’anglaise comme un mafioso italien ! La libraire, elle, s’en foutait. Comme s’il commettait un crime innommable ! Son esprit s’emportait déjà ! Quel fou celui-là ! Il s’imaginait sous le feu des armes policières...
Traqué par les gouvernements du monde entier, en quête du sac volé par le terrible écrivassier !... Partout, des fanatiques voulant l’égorger, le découper puis jeter les petits bouts au feu, au bûcher !... Au secours ! Comment ?... Il avait oublié sa panique d’avant...... Lui avait-on effacer la mémoire ?... Hein ?... La quoi ?... Soupir !...... Pas moyen de s’en souvenir ! Son hippocampe déconne ! Que craignait-il ?
*
Dans la banlieue grisâtre, cernée par les gratte-ciels aux rideaux de verre et les immeubles bétonnés, une anomalie se remarquait : une maison rustique au toit de chaume. C’est ici qu’habitait l’écrivassier. Quand Murio Haltfed rentra enfin chez lui, il fut heureux de constater que les centaines de feuilles éparpillées, accrochés au plafond, aimantées au frigidaire ou scotchées sur le sol et les murs ne bougeaient pas, comme il le souhait. Ce foutoir organisé ressemblait pour lui à un havre de paix et de clarté duquel il puisait son inspiration la plus pure. Le bain-douche était rempli jusqu’au bord, des cahiers y flottaient. Rien n’était inscrit dessus... Tant mieux. Il monta au dernier étage. Par l’œil-de-bœuf au grenier, il voyait bien que dehors se trouvait encore des ruines. D’épaves aux inscriptions « SSE », des engins de guerre, des avions ou des tanks, Murio ne savait pas faire la différence. Apaisé par la laideur paysagère, il descendit jusqu’à sa chambre, s’allongea sur son lit, remplie de feuilles aussi, puis s’endormit. Il se réveilla vers 4 heures du matin.
Il lut toute la matinée, et se prit de passion pour les nouvelles de Basile. Elles étaient merveilleusement bien écrites. Ni les personnages, ni les événements, ni le style, ni la narration, ni la page de couverture, ni la police d’écriture, ni les mots ne faisaient défauts. Avant de poétiser tel Villon, il se prenait pour Mérimée, pour Zweig, pour Maupassant... En tout cas, dans le cœur des lecteurs, il talonnait ses prédécesseurs.
Pour se venger, Murio ne sortit pas de sa maison pour se réfugier aux ruines ou lire dans les parcs fréquentés, mais il resta sur son bureau, à écrire frénétiquement des pages et des pages qu’il jetait en l’air une fois achevées. Sa motivation venait de sa volonté à faire tomber l’idole de son piédestal, renverser le tyran des lettres – Basile Dolet – et prendre sa place par un coup d’état artistique. Dans quelques heures, la fête en son honneur allait commencer. Haltfed ne voulait pas arriver au retard. Alors il finit rapidement sa dernière page puis s’habilla.
En regardant par la fenêtre carrée de son salon, il s’aperçut que ses voisins sortaient déjà pour aller travailler... Sous son bureau, il cachait un coffret avec des manuscrits – qu’ils n’éditeraient jamais – et un couteau basique, à tranchant droit, où ses initiales étaient gravées : « M.H. ». Il le prit avec lui et sortit dehors, non sans peine… Avant de tuer Denys Luhmann, Murio devait s’échauffer. Il prit pour cible la libraire qui osait critiquer sa sérénissime œuvre... Il sortit dehors... Il marcha. Il arriva devant. Aperçut la librairie. Il s’y engagea. Haltfed dégaina sa lame, scintillante de pâleur...... Prêt à faire un malheur...... Où est sa cible ? Enfin !... Il la repère !... Murio se précipita sur elle... Main haute ! Mais aussitôt qu’elle se retournât, Haltfed, à vitesse lumière, rengaina son arme pour éviter toute confusion... L’écrivasser remarqua qu’elle pleurait... Dans ses mains, elle tenait une photographie, sûrement un portrait de sa famille...... Deux parents, maigres comme des cure-dents, et deux filles, une grande rouquine et une p’tite aux cheveux vermeils... Un silence gênant s’installa, seulement interrompu, çà et là, par le gazouillement des oisillons... Cette pauvre libraire ne méritait pas ce sort. Il devait l’épargner. Murio lança la conversation : « Toi aussi, tu les as perdus, hein ? La guerre civile n’a épargné personne... J’te présenterai bien mes condoléances, mais ces derniers temps c’est devenu une telle banalité qu’il faut mieux se taire plutôt que d’la proférer...
– Je t’en remercie... Mais attends ! Ta tête me dit quelque chose... Par hasard, tu ne serais pas le client taré de la dernière fois, dit ?
– Non, non... Je n’ai jamais mis les pieds ici... Sinon, comment tu t’appelles ?
– Aurore Althusser... Et toi ?
– Murio Haltfed. »
Courroucée, Aurore se leva et cracha par terre. Murio se précipita à sa suite, la saisit par le bras en la priant de bien vouloir l’écouter. Aurore le toisa... Qu’il accouche donc ! Qu’est-ce que ce connard pouvait lui apporter ? Il lui lança : « Au vu de ta réaction, je comprends bien que t’as une dent contre les Grammairiens et le florilège de vermine composant celle-ci. Crois-moi, j’en fais peut-être parti mais rien ne me dégoûte plus qu’eux... S’il-te-plaît... Écoute-moi ! Triomphons ensemble d’eux ! »
Oh la belle tirade ! Oh le beau mensonge ! Jamais elle ne goberait un truc pareil ! À moins que... Qu’elle réfléchisse bien ! N’est-ce pas un moment inespéré ? Une chance inouïe ? Des propositions comme ça, on n’en entend pas tous les jours ! « Il y a dix ans de ça... Shinta Kazu... Enfin... Madame Kazu plutôt, s’est vue attribuée le Prix Lobuni... Suite à cette validation sociale, sa popularité n’a cessé de grimper et elle s’est retrouvée à la tête des Grammairiens. C’est elle, ma cible... Murio, je déteste tes écrits mais... Madame Kazu, et son mari, Antiochus Luhmann, m’ont fait beaucoup de mal. Ils m’ont... Retirés ma sœur, la petite Tiphaine... Et à l’heure actuelle, je ne sais pas si elle est en vie ou... Bref. Je marche. Mais avant, dis-moi, qui est ta cible, à toi ? Je ne vois pas ce que tu pourrais reprocher à la Société Suprême des Écrivains, toi qui es le premier...
– Je veux assassiner Basile Dolet, car... Il a reçu le Prix Lobuni à ma place. »
Aurore, ébahie, n’osa piper mot. Comment peut-on vouloir ôter la vie d’un homme pour si une mauvaise raison ? Elle, par exemple, possédait une noble ! Enfin, à défaut de noblesse, nous pourrions préciser, en quelque sorte, conventionnelle : revanche !
« D’accord, je vois... Bon, Murio, ce n’est pas que ta compagnie m’est désagréable, mais là... Tu vois... J’ai dû boulot... Les clients ne vont pas tarder... Donc rendez-vous demain, à dix-huit heures, au Square Blum. »
Ils se serrèrent la main... Et tandis qu’il s’interrogea sur ce choix d’endroit pour un rendez-vous, un client entra... Brisant la complicité du moment...
Aurore snoba Murio et salua le nouveau-venu.
« Yo, Hakim ! Ça fait un bail que j’t’ai pas vu dans le coin !... Qu’est-ce que tu foutais ?... Toujours en quête d’argent facile ou t’as une autre raison ?...
– Exactement !... Là, j’ai trouvé un poste à l’Hôpital Psychiatrique de Saint-Médard d’Aortique !... Quel plaisir ! »
L’Écrivassier voulait s’esquiver. Il s’en alla, mais resta à proximité afin d’espionner leur conversation. Par bribes, il comprit qu’Hakim plaisanta sur la possibilité que Murio soit le petit copain d’Aurore. Cette dernière pouffa comme quoi il s’agissait d’une impossibilité ! Ça le vexait...
Il continuait de fliquer les deux amis afin de s’assurer qu’Aurore ne le trahisse pas en révélant que le but de leur se résumait dans la planification d’une vengeance...... Il n’en fût rien.