Axe I – L’Ininspiration
Aucun autre monde ne miroitera mieux la mocheté. Çà et là, les ruines nées de la guerre offriront une atmosphère crépusculaire. Murio, encerclé par les décombres, se servira de ce paysage infertile pour justifier son syndrome de la page blanche. Il n’assumera pas son manque de créativité lequel avoisinera sa stérilité artistique & son impuissance à retranscrire, avec les mots justes, les peintures de son imagination. Quelles sont les raisons de cette régression ? Jadis, il s’apparentait à une machine à écrire ! Chaque matin, une nouvelle. Chaque aprèm, un roman. Il poursuivait ensuite, mécaniquement, à produire une centaine de textes infâmes, huilés, irréfléchis et propulsés en avant, au cœur du néant. Ses échecs retentissants finirent par lui tailler une réputation sur mesure, il obtint le surnom d’Écrivassier, un homme qui pond mal et trop.
Ih ! Lectorats... Critiques... Cruels, inflexibles, ne se dépensent pas, eux, en efforts ! Ces insectes ! Tant d’encre pour rien ! Ils lui coupaient l’inspi... Pas l’appétit !... À l’abri des regards, le voilà en train de dépérir... Sur les rails de la mort. Archicrounir... ultracroulant... Telle une bête... Écervelée... Épuisée, affamée, son ventre gargouillait. Pour se nourrir, Murio devait chasser. Impatient, il dégaina son vieux revolver Lefacheux M1858 au barillet rouillé & choisit, avec minutie, les bestioles qu’il allait exécuter. Les occasions de se remplir l’estomac se raréfiaient. Plus de chipotages ! Finie la fine bouche, de céder aux caprices du ventre ! Néanmoins, les chats-mutants le dégoûtaient... Justement, en voilà un ! La grâce féline au milieu des gravats a quelque chose de gravissime. Son flingue était usé donc il ne pouvait tirer qu’une seule balle. Fort heureusement pour lui, nous vivons dans un monde où la magie à sa place... Son sort fut surnommé, par les spécialistes, « Rebond ». Nous y reviendrons plus tard. Mais, pour le moment, en quoi consistait-il, ce sort ? Dès qu’il jetait un objet celui-ci ricochait à volonté, et plus il heurterait fort une surface au premier contact plus l’objet rebondirait avec vélocité et férocité... Donc s’il tirait une balle sur un mur, le plomb se déploiera en une vaste toile redoutable, un filet de mort. Le chat, appelons-le, Théophile-Philibert Xavier des Gnollesvi (TPXG pour les intimes) miaula.
L’Écrivassier n’aura aucune pitié. À sa droite, un lampadaire cramoisi gisait pitoyablement. Parfait ! Il visa puis fit feu. La balle dansa macabrement mais n’atteignit pas sa cible. Il exécuta plutôt une mouche laquelle se crasha tel un avion, ivre. Murio sautilla jusqu’à sa récolte. TPXG avait filé depuis longtemps. Cet imbécile laissait ses poils traîner partout !
Enfin bref, après la mouche il se mit à rêvasser. Il rêvait de mets exquis : vieux vins, saucissons secs, yaourt à l’huître, grenouilles crémeuses, méduses moelleuses, cuit cuistre ! Brochette de pastèques !
C’est bien beau d’en oniriser, en revanche, au lever du soleil son sérieux se réveillera, en panique. Il avait glandé !... Et l’aube cruelle le lui rappelait. Pas une seule esquisse gribouillée, pas une ligne pondue, pas de notes, que dalle ! Et pendant qu’il se prélassait dans les débris comme un clochard, sa némésis, sa cible, Basile Dolet, fraîchement auréolé de gloire, achevait son recueil de poésie ! Enragé à cette pensée, Murio jeta son carnet au loin. Haltfed soupirera, puis se relèvera, fouillera ses poches & en ressortira la carte offerte par son ennemi juré. Soudain, un éclair de réminiscence le gifla ! La douloureuse soirée ayant eu lieu quelques jours auparavant lui revint.
Axe II – Portrait des rivaux
Vers Lunule-sur-Marne, alors qu’il tardait au sein de sa résidence, Murio Haltfed reçut une invitation à la prestigieuse remise du Prix Lobuni, lequel récompensait l’écrivain le plus lu & apprécié de la décennie en France.
La dernière fois, il s’agissait de Cynthia Kazu, initialement cardiologue, elle avait tout plaqué afin de se lancer. Cette activité artistique était très mal vue dans son milieu. Personne ne croyait en elle, sous prétexte que ses rares écrits – publiés sous pseudonyme – ne se vendaient pas... Pour remédier à cela, elle fit jouer de ses relations. Et hop !... Une fois le tour joué 72 586 exemplaires se comptaient en une poignée de semaines.
Ainsi, nous la retrouvions invitée sur les plateaux télévisés à raconter n’importe quoi sur des sujets politiques, à s’exprimer sur les réseaux sociaux pour proférer des banalités, ou encore à dédicacer ses bouquins à de candides & saugrenus personnages qui, ayant acheté son produit, exigeaient l’autographe bien qu’ils ne l’ont jamais lu et ne la liront jamais !
À force de désillusion et d’hypocrisie, la malheureuse élue finit par tomber en dépression, faute de réussite esthétique. Ses œuvres se résumaient à une succession de merdes commerciales sans profondeur, et elle le savait très bien. Bien qu’elle savourât sa renommée, le bonheur ne toqua jamais à sa porte. Lorsqu’elle fut intégrée aux Grammairiens, ça ne la toucha pas. Elle ne refusait pas de faire preuve d’originalité ou de sincérité dans ses créations mais elle craignait plutôt le scandale, et ne voulait pas heurter la sensibilité académique des comités. Sans parler de son éducation bourgeoise laquelle s'accompagnait de... pudibonderie.
D’ailleurs, c’est seulement par ce biais... Hmm... C’est seulement par ce zèle qu’elle devint lauréate du Prix Lobuni. Murio détestera cette absence de courage. Toutefois, qu’est-ce qui différenciera vraiment Madame Kazu de Monsieur Haltfed ?
Simple : l’origine sociale.
Une fille de riche face à un gosse de pauvre. Dans ce monde, le second a peu de chance de succéder à la première, surtout dans le nid à bourges que représentait cette cérémonie ! Pourtant, l’Écrivassier s’aveuglait de vanité. Enfin !... Le grand jour !... Sans cesse qu’il se le répétait... Murio se persuadait d’être le seul apte à recevoir cette suprême consécration. Que nul autre ne disposait d’un plus grand mérite que le sien. Expliquant, sans doute, sa fierté déplacée. Soigneusement coiffé & habillé, il se déplacera à grandes enjambées de sa maison jusqu’à l’hôtel Pyuma – cinq étoiles et aménagé pour l’occasion –, toutefois, on le trouvera ridicule dès son arrivé. Ce « on » désignera les personnes du même rang que Cynthia Kazu, la Haute Société, ou, plus précisément, l’intelligentsia du moment... Les plus grands éditeurs, journalistes, penseurs, critiques et écrivains au même endroit. En plus, ils procréaient des poussins entre eux... Et puis, les poulets juniors exerçaient la même profession que leurs parents... dans une boucle sans fin.
Tache noirâtre sur la chemise blanche, Murio, affublé d’un monocle, d’une cravate-foulard & d’un chapeau haut-de-forme, apparaîtra à l’assemblée comme un dandy du XVIIIème siècle.
Axe III – Désillusion d’un orgueilleux
Pour « on », il ne sera qu’un risible moucheron sur lequel l’on pourrait cracher sans retenue. Non sans raison car sitôt qu’il s’installait à une table, il se comportait terriblement mal.
Tantôt il faisait des blagues grasses aux invités les plus raffinés, tantôt il faisait preuve d’un puritanisme hautain face aux invités les plus vulgaires. Sans mentionner toutes les fois où il a dragué des serveuses ou hurlé à sa propre gloire tel un détraqué narcissique. Conséquemment à cette attitude déplorable, les gérants l’isolèrent aux derniers rangs avec les gratte-papiers décérébrés. Haltfed trépignait désormais d’impatience. Tous les dix ans, la même chose se répétait. Le précédent lauréat devait annoncer l’identité de son successeur. Sur scène, Cynthia Kazu apparaîtra, en chemise de nuit, cheveux en bataille et yeux creusés par les cernes, puis balbutia le nom du gagnant. L’assemblée tendit l’oreille, attendant qu’elle répète plus clairement : « Basile Dolet ! »
Des applaudissements frénétiques suivirent cette annonce... La surprise de Murio, au moment où il constata, défait, que Basile recevait le Prix Lobuni, se métamorphosa en fureur courroucée. Ses mains tremblaient. Ses muscles se contractaient. Sa mâchoire se serrait. Ses dents grinçaient : « Dolet – ce satané mioche moche –, ce débile d’à peine dix-neuf piges ne possédant à son compte que deux romans et un paquet de nouvelles oubliables, lui, privilégié... immature ! »
Une blague. À coup sûr ! Murio rigolait, faussement (il ne trouvait pas le comique là-dedans), alors quand il aperçut les coups d’œil méprisant qu’on lui jetait, son rictus minable s’affaissa en une expression de profond dégoût. Dépité, il comprit la réalité. Brusquement, il se leva, trébucha, rampa sur le sol jusqu’aux toilettes, se réfugia dans une cabine puis vomit dans la cuvette. Son cœur battait à la chamade, des perles de sueur coulaient sur son front blême... Visiblement, une tornade de jalousie le tourmentait. Qu’est-ce que c’était blessant de ne pas recevoir cet honneur malgré sa place parmi les Grammairiens. Ces ingrats-là, comment pouvait-ils agir de manière aussi outrageuse ? Ça lui semblait une attaque personnelle. Cette cicatrice ne disparaîtrait jamais, elle graverait son âme d’une infinie douleur et seule la vengeance se révélerait salvatrice pour lui. Emporté par l’âpreté, Murio Haltfed se mordra & n’arrêtera qu’au moment où il saignera.
Axe IV – Hallucinations
L’Écrivassier entrapercevait un octillion de minces mains inconnues dont les ongles, par une force fantomatique, s’arrachaient ; tombaient, et dans leur chute, entraînaient avec eux la peau, de l’hyponychium à l’épaule ; panique, sudation, matraquage, enroulement, coquillage, tourbillon de désolation infinie ! Grande douleur... Orage ! Tempête ! Passés, Avenirs ! Et d’autres tombées ! Des hordes d’ombres ! De Gobelins ! Oui, vous savez, ces grandes et longilignes créatures vermeilles, aux oreilles rectangulaires et épaule mastoc, mâchoire comac, avec une démarche à califourchon, comme s’il chevauchait un mini-poney invisible à chaque fois qu’il se déplaçait !
Murio observait aussi, dans les méandres de son hallucination, des Fardeaux – bâtards d’elfes – riquiqui, stupides, mesquins, désargentés qui se battaient à leur côté... De sacrés monstres...
Dans sa tête, d’innombrables questions se bousculaient. Une, surtout, le tourmentait : comment les français pouvait préférés Dolet plutôt que Haltfed et sa quantité colossale de productions littéraires ? Certes, l’adage dit bien : quantité n’est pas synonyme de qualité mais il ne pouvait – par mauvaise foi – entendre un tel argument... Au contraire de bon sens et d’acceptation, il préférait entêtement et déraison... Il voyait des bourdonnements, ses tympans traviollaient. Finalement, il sortit des toilettes, sans se laver la bouche de telle sorte que du vomi lui restait sur un coin des lèvres. S’en rendant compte, avec gêne, il profita qu’un robot, avec une magnifique robe blanche, passât par-là, pour s’essuyer Ni vu ni connu. Il retomba juste après.
Pour regagner sa table, il devait à nouveau ramper. C’est ce qu’il fit, et cela attira l’attention... Murio réussit tout de même à se rasseoir à sa table, et ne dit plus aucun mot, en essayant tant bien que mal d’ignorer l’inquisition derrière lui... Sa frustration le poussa à s’engloutir d’alcool.
Littéralement tête en l’air, ses yeux se rivaient sur les lustres dorés qui illuminaient la grande salle, les tables nucléaires et les grands tableaux tapissant les murs hauts. Il parlait tout seul, rigolait à ses propres blagues, à ses propres pensées, s’agitait sans mélodie, restait figé quand « on » chantait. Il se désynchronisait de tout c’qui l’entourait. Et alors qu’il s’enfonçait dans son monde, minuit approchait. Dans quelques minutes, la cérémonie se terminerait. Il pourrait s’en aller enfin ! Se barrer puis plus jamais revenir ! Avant que les invités ne partent, Luhmann donna aux écrivains une carte spéciale – dans laquelle était spécifiée son adresse personnelle – afin d’inviter quiconque voulait venir à une fête, en son honneur ! Assurément, Murio ne s’y rendrait pas. Du moins le pensait-il, car en son for intérieur, il jubilait à l’idée d’y venir, tarder à partir, rester seul à seul avec Basile puis le tuer dans son sommeil. Lui faire sa fête ! Comme il se doit ! Une fois assassiné, le monde et le lectorat l’oublieraient. Avant qu’il ne puisse profiter de sa fantasmagorie macabre, la lucidité revenait avec ses sabots gros. S’il laissait tomber ces enfantillages ? Éliminer Basile reviendrait à avouer son infériorité... De plus, c’était une idée insensée, et même lâche puisqu’au lieu d’envier, il aurait dû accepter humblement sa défaite. En effet, qu’il se disait, pourquoi ne pas plutôt se concentrer sur soi et revenir dans le milieu littéraire, plein de fougues et d’énergies, afin de batailler pleinement contre ses ennemis ? Ça lui apparaissait comme une idée plus courageuse ; commettre un crime compromettrait sa carrière d’écrivain, entacherait son âme et puis… – ah ! – c’est à son tour...
Basile Luhmann s’approchait de lui tout en regardant aux alentours pour adresser des clins d’œil complices à d’illustres inconnus... Il regarda enfin en face Murio puis lui donna la fameuse carte... Hésitant, Basile fit demi-tour mais finit par se retourner et ironisa : « Eh, vous êtes très élégant ce soir !... La prochaine fois, pourquoi vous ne viendriez pas en salopette ? »
Les gens aux alentours rirent volontiers... Une déclaration de guerre, en somme. Murio sortit par la porte de secours avec un pas lourd, las, ivre, colérique, haineux et envieux.
La soirée se termina. Chacun rentra chez soi.
Niché en loge, Basile sanglotait. Publiquement, il avait humilié son idole, et arraché une victoire illusoire grâce à ses liens privilégiés – mais secrets – avec le jury. Quant à son concurrent épris de panache, il n’avait aucune chance. Luhmann se dégoûtait. En début de carrière, son rêve se résumait en une continuation des travaux de l’Écrivassier... Rêve contrarié, d’insuccès en insuccès, par son style filandreux, raboteux. Il s’embourbait dans l’académisme et la couardise. La même voie qu’avait prise Cynthia Kazu avant lui. Il en est ainsi des artistes qui privilégièrent la gloire à la sincérité, le mépris de leurs maîtres et le désintérêt des critiques futurs.
Axe VI – Le commerce de livres
Au retour, il trouva une petite librairie. Construite à partir d’un bois vermoulu, elle paraissait modeste et charmante malgré son caractère repoussant. Son toit, coiffé de tuiles faîtières, menaçait de s’écrouler à tout moment. À se demander comment ça n’était pas déjà arrivé ?
Sinon, des guirlandes clignotaient sur sa façade comme durant les fêtes hivernales. Elles éclairaient les livres visibles à travers les baies vitrées... La beauté de leurs pages de couverture égalait le purin... Chose bien singulière, mais, entre deux bouquins, il y avait une chaussurette rose de petite fille étiquetée « Tiphaine ». Mignonne décoration... Touche de tendresse... La librairie était accolée à des ruines. Rien d’alarmant après une guerre civile...
On en trouvait partout, pour le plus grand plaisir de Murio, mais là, il s’agissait de ruines différentes, des ruines, disons, ecclésiastiques. Ça n’appartenait pas à n’importe quel culte. C’étaient les ruines d’une église métafictionnelle.
Dans son enfance, Murio se rappelait que sa famille y allait souvent, à Saint-Médard d’Aortique, prier. Prier le saint-narrateur ou un truc du genre... Que des conneries... Soi-disant que le monde. Non... L’univers tout entier serait une fiction.
L’Écrivassier n’y croyait pas, même, au contraire, il détestait cette idée et ne se dispensait pas de la critiquer dans ses livres.
Ainsi donc, le peu de lecteurs fidèles finissait par l’abandonner car, en somme, ils le lisaient par solidarité pour un homme appartenant à la même foi qu’eux... Erreur. Cet (énième) échec de Murio lui tordit les intestins. Du stress... La nervosité lui bousillait le ventre, Haltfed entra avec difficulté... Encore en proie à d’étranges crises, Murio avançait, parfois au ralenti, parfois à cloche-pied sous le regard ahuri de la libraire, mais cette dernière finit par marmonner qu’elle voyait défiler des tarés depuis sa plus tendre enfance, à commencer par ses propres parents ! Tout un tas de livres entassés dans des cartons avec une centaine de genres différents : science-fiction et fantastique, poésie et polémique ou bande-dessinée voire manuel didactique. Le choix s’offrait à lui. Mais Murio ne se laissait pas berner par la publicité.