Dans la peau d'un Autre

Par Virgile

IV. Dans la peau d’un Autre.

 

 

 

Bruxelles — Noël

 

La bouche pâteuse et les paupières collées, Clémence s’extirpa du sommeil avec une langueur rarement égalée. Elle avait des courbatures à des endroits de son corps dont elle ne soupçonnait même pas l’existence, quelques semaines plus tôt. Avec précaution, elle ouvrit les yeux et la réalité lui sauta au visage avec la violence d’un loup affamé.

Ainsi, ce n’était pas un rêve ! Elle avait été exilée chez les Autres. La panique embruma l’atmosphère et elle chassa ce brouillard incongru d’un mouvement sec de la main. Si elle voulait se fondre dans la masse, ce problème devrait être réglé le plus rapidement possible.

La jeune fille défroissa les vêtements de la veille qu’elle portait toujours sur le dos et s’avança vers l’unique fenêtre de l’appartement. D’instinct, elle recula d’un pas en regardant vers le bas : une hauteur vertigineuse la séparait du sol. Comment des êtres dépourvus de magie pouvaient-ils ériger des bâtiments aussi hauts ? Elle se rapprocha à nouveau, ouvrant le battant, et étudia la rue avec intérêt. La veille, elle avait suivi Axel et Solène, leurs deux guides, sans poser de questions. Mais il était temps qu’elle s’intéresse d’un peu plus près au monde qui deviendrait le sien pour les mois à venir.

Les « voitures » qui avaient failli coûter la vie à Horacio filaient sur la route, s’arrêtant de temps à autre, avant de redémarrer. Certaines étaient grosses, d’autres de couleur criarde. Beaucoup étaient sales. Toutes étaient bruyantes.

Ecœurée, Clémence referma la fenêtre et se dirigea vers la porte qui séparait la pièce à vivre de la salle d’eau. À l’intérieur, il faisait très sombre et l’orpheline rechercha une chandelle. Pestant contre l’imprévoyance des sans-magie, elle revint vers le lit, où elle avait abandonné sa cape, la veille au soir. Elle la ramassa, roulée en boule au pied de la couchette et fouilla dans l’une des poches, tâtonnant pour récupérer son briquet, qu’elle battit énergiquement. À la faible lueur qu’elle parvint à en tirer, elle s’engagea jusqu’à la douche et retira un essuie d’un placard. Elle devrait se laver dans le noir.

Posant le briquet à quelques pas, elle tourna le bouton de gauche et hurla : l’eau était glacée ! Abandonnant l’idée de se laver les cheveux, elle fit une toilette aussi rapide que sommaire.

Clémence finissait de s’habiller quand des coups impérieux contre la porte d’entrée troublèrent le silence.

— Qui est là ? questionna-t-elle, prudente.

— Jean. Tout le monde t’attend pour la présentation.

Clémence déverrouilla la porte, qu’elle ouvrit en grand.

— Comment ça ? exigea-t-elle.

— Axel et Madame Defour sont arrivés depuis une demi-heure. Ils sont installés chez Delia Ashborn. Dépêche !

La pupille de Loras Oistin ravala la remarque acerbe qu’elle avait sur le bout de la langue et suivit Jean, pénétrant à l’intérieur d’un appartement assez semblable au sien. Lily et Horacio étaient installés sur un divan parfaitement replié. Jean prit place sur l’une des chaises et Solène désigna l’autre à Clémence. L’Illusionniste adulte qui leur servait de garde regardait par la fenêtre, les mains croisées dans le dos, apparemment indifférente au monde qui peuplait son nouveau domicile.

— Nous devons parler, annonça Solène, dès que tout le monde fut assis. Hier, vous étiez trop éreintés pour discuter efficacement.

Les quatre orphelins gardèrent le silence. Non seulement, ils étaient toujours aussi fatigués mais, en plus, ils ne connaissaient absolument rien du lieu où ils se trouvaient. Ils ressemblaient étrangement à des agneaux sacrificiels.

— Je n’ai rien avalé depuis hier matin, se rebiffa Clémence. On nous a trainé dans cette « aventure » sans même nous assurer un minimum de confort. J’ai faim et j’ai dû prendre une douche glacée, dans le noir.

Tous les convives la regardèrent, déroutés. Ce fut le rire d’Axel qui rompit le silence inconfortable.

— Tu n’as pas trouvé l’interrupteur ?

— Le quoi ?

Le jeune homme lui fit une démonstration qui la laissa médusée.

— Les miracles de l’électricité, ironisa-t-il. Et pour la température de l’eau, tu as un mitigeur : il te permet de choisir les degrés que tu souhaites.

— Vous le saviez ? grogna Clémence, en regardant ses compagnons d’infortune.

— Madame Defour nous l’a expliqué avant de repartir hier, avoua Lily.

Clémence fusilla Axel du regard : il ne lui avait rien dit.

— Un café ? proposa-t-il, en lui tendant une tasse fumante. Et j’ai apporté le petit déjeuner.

— Vous ne devriez pas passer Noël avec votre famille ? s’inquiéta Horacio, en grignotant dans un petit pain en forme de boule.

Solène prit le temps de boire une gorgée de café avant de répondre :

— Officiellement, nous travaillons, aujourd’hui. Je suis infirmière et Axel est mon stagiaire.

— Infirmière ? s’enquit poliment Jean.

— Guérisseuse, si tu préfères. Du moins, si je devais comparer mon métier avec celui d’un Illusionniste. Ce que nous avons à vous dire est très important. Sans doute plus que de rester avec nos proches.

— Ils ne savent pas…, comprit Clémence.

— Non, bien sûr que non ! Qui pourrait croire une fable pareille ? Deux mondes parallèles, avec d’un côté des personnes dotées de pouvoirs magiques et de l’autre… eux. Nous.

— Mais les livres d’Histoire attestent de notre existence.

— L’histoire de la magie — de la sorcellerie — n’a aucun rapport avec la réalité que vous connaissez, contredit Axel. La Grande Cassure n’existe que chez vous.

— C’est pourquoi vous ne devez pas en parler, reprit Solène. Vous venez d’un pays étranger pour poursuivre vos études. Et vous vous en tiendrez à ça.

— Qui vous a informé de votre passé ? questionna Clémence, soupçonneuse. Comment se fait-il que vous soyez des « contacts » de notre gouvernement alors qu’on vous a exilés ?

— Emilian Oistin, la renseigna Axel. C’est lui qui communique avec nous. Il est venu, un jour, nous débusquer dans notre petite vie bien rangée. Il nous a parlé d’un monde dans lequel nous avions vu le jour et qui était peuplé de magie.

— Et vous l’avez cru ? Comme ça ?

— Il est très… persuasif.

— C’était quand ?

Les deux exilés se regardèrent. Clémence prit cet échange muet pour une tentative de complot et elle se raidit tout entière. Elle ne leur faisait pas confiance.

— Il y a deux ans, maintenant.

— Deux ans ? ricana la jeune femme rousse, ses boucles embrasées. Nous étions en guerre. Nous mourrions, alors.

— Oui, confirma Axel. C’est la raison pour laquelle il a tenté de retrouver tous les enfants d’Illusionnistes qui n’avaient pas de Don. Et les anciens bannis.

Les bannis… Des Illusionnistes qui avaient été condamnés à franchir la Déchirure, parce qu’ils avaient un jour transgressé tant de lois que même le Goulag n’en voulait pas. Des criminels de tous poils, dangereux au point d’être définitivement écartés de leur monde. Ainsi, cette légende-là aussi était réelle.

— Et moi ? intervint Lily. Emilian Oistin m’a avoué que j’étais une Autre kidnappée par les Illusionnistes.

Solène approuva.

— D’après ce que Oistin nous a expliqué, cela arrive que des bébés d’ici développent un Don, peut-être parce qu’un ancêtre avait de la magie en lui…

— Comment… comment peuvent-ils savoir ?

— Je n’en sais rien. Apparemment, tu n’es pas un cas isolé, même si cela reste rare.

Clémence se redressa pour se diriger vers l’unique fenêtre de l’appartement., délogeant par la même occasion Delia Ashborn, aussi mutique que depuis leur arrivée. Quelque chose n’allait pas. La mission qu’on leur confiait était bancale et vouée à l’échec. Emilian Oistin lui-même avait tenté de trouver des Illusionnistes potentiels et s’était cassé les dents. Jamais quatre orphelins, même pas majeurs, ne réussiraient une telle gageure. À moins que l’enjeu ne soit pas celui-là ?

— Pourquoi sommes-nous ici ? exigea-t-elle, en les regardant tous, l’œil étincelant.

— Récolter des informations.

— En apprendre davantage sur les mœurs des Autres.

Les réponses fusèrent. Jean prit plus de temps pour intervenir :

— Nous sommes là pour ouvrir le passage d’une invasion à courte échéance.

Clémence l’approuva, tandis que l’envoyée du gouvernement tressaillait. Raidie, elle siffla :

— Il t’a été donné une mission et tu n’as pas le droit de poser de questions.

Que Ashborn réagisse ainsi réconfortait Clémence dans son avis. Oui, ils allaient fournir des renseignements importants aux dirigeants de leur monde, mais dans le but de permettre une colonisation plus aisée aux survivants. Emilian Oistin l’avait laissé entendre dans son allocution de la veille : ils devaient se fondre parmi les Autres, les initier à leur Savoir. Il n’avait jamais été question d’arriver en paix, ni de dénicher quelques Illusionnistes ou prédisposés à la Magie. De plus, son tuteur lui avait parlé de leur monde qui s’effondrait peu à peu. Ils n’avaient d’autre choix que de migrer ailleurs. Et le seul ailleurs envisageable, c’était effectivement chez les Autres. Ils ne possédaient plus d’Illusionnistes assez puissants pour recréer de toutes pièces un univers parallèle. Cette option-là n’était plus envisageable. Seule la colonisation était possible.

— Croyez-vous vraiment, Mademoiselle Ashborn, que nous soyons assez stupides pour ne pas nous interroger sur les raisons réelles de notre exil ? ironisa-t-elle.

— Tu es ici parce que Oistin a exigé ton départ d’Olissipo, bâtarde, gronda la jeune femme aux cheveux courts. Le président ne voulait pas de toi dans cette mission, ni que tu puisses t’échapper.

Le sang de Clémence s’enflamma, tandis qu’elle contenait difficilement les émanations de son Don. Consciente de sa condition de fille naturelle, elle ne permettait néanmoins à personne de l’insulter de la sorte.

— Prends garde, la menaça l’adulte, ses paroles faisant écho à celles qu’Achille lui avait dit la veille. Je pourrais toujours te ramener au Goulag pour manifestation non autorisée de tes pouvoirs. Tu n’es pas majeure et aucune Proclamation ne te désigne comme détentrice et utilisatrice d’un Don.

— Nous sommes là pour vous aider, s’interposa Axel. Fais-nous confiance.

Il s’approcha de Clémence et lui posa une main apaisante sur l’épaule. D’un geste brusque, la jeune fille se dégagea. Elle n’avait jamais accordé sa confiance, mais avait-elle vraiment le choix ? Lily et les garçons devenaient ses seuls alliés, même s’ils ne s’appréciaient pas, et les deux sans-magie étaient leurs guides, qu’elle approuve ou non la méthode. Tant qu’à Delia Ashborn… Elle devrait s’en accommoder et tenter de lui glisser le plus possible entre les doigts. Elle n’avait pas quitté Olissipo pour être enchainée à d’autres. Elle jouerait profil bas, puisqu’il le fallait.

— Qu’il en soit ainsi, capitula-t-elle.

 

* * *

 

Bruxelles — Vingt-sept décembre

 

Clémence appuya sur le bouton rouge de la « télécommande » du « téléviseur » et le silence envahit la pièce. Elle se frotta les yeux, rouges et piquants à force de regarder l’écran aux lumières bleues. Que des êtres doués de raison puissent passer leurs journées face à cet engin de torture dépassait son entendement. Elle s’y était contrainte depuis la veille au soir, lorsque Axel Vandorp et Solène Defour étaient repartis chez eux, éprouvant le besoin de se renseigner un maximum sur les Autres. Axel lui avait assuré que la télé serait un excellent moyen d’y parvenir. Il est vrai qu’elle avait appris une quantité de choses intéressantes, notamment que les sans-magie avaient aussi des moyens pour s’entretuer, comme les Illusionnistes… La race humaine n’avait guère besoin de Don pour se détruire.

Avec prudence, la jeune fille décrocha le téléphone, un moyen de communication dont Solène avait vanté les mérites. Appliquée, Clémence enfonça les différentes touches qui comportaient le numéro qu’on lui avait donné et colla son oreille au combiné, attendant que son interlocuteur lui réponde.

— Allo ? décrocha une voix jeune, bien loin de celle que l’Illusionniste attendait.

— ALLO ?! hurla-t-elle, les lèvres posées contre les petits trous du téléphone. JE SUIS BIEN EN COMMUNICATION AVEC MADAME DEFOUR ?

— Inutile de crier, enjoignit son interlocutrice. Je vous passe ma mère…

— Oui ? demanda Solène, après quelques secondes de silence.

— C’EST CLÉMENCE, JE…

— Oh, bien sûr, l’interrompit la guérisseuse. Je suis contente de t’avoir en ligne. Comment vas-tu ? As-tu besoin d’une aide quelconque ?

— Je voudrais me rendre en ville, répondit Clémence, un ton plus bas.

— En ville, maintenant ? C’est que je suis avec ma fille… Un instant… Oui, oui, pourquoi pas ? … Clémence ? Cela te pose-t-il un problème si ma fille nous accompagne ? Elle aimerait faire quelques emplettes dans la rue commerçante… Nous pourrions être là d’ici une demi-heure.

Clémence répondit par l’affirmative, curieuse d’en apprendre davantage sur la famille de l’un des guides contactés par Emilian Oistin.

 

 

— Lisbonne, répéta Camille, rêveuse. Et pourquoi as-tu quitté la douceur portugaise pour te perdre dans la grisaille bruxelloise ?

Clémence haussa les épaules, tandis qu’elles avançaient lentement, à quelques pas en retrait de Solène. Difficile de répondre sans se trahir.

— Mes parents voulaient que j’en apprenne davantage sur les coutumes des autres pays, tenta-t-elle d’expliquer.

— Il n’y avait rien de plus exotique ? gloussa l’adolescente. Et comment se fait-il que tu connaisses ma mère ?

Cette fois, ce fut Solène elle-même qui répondit :

— La maman de Clémence…

— … Lysandra, compléta la fougueuse Illusionniste.

— … est une infirmière qui avait participé à un programme d’échange avec l’hôpital où je travaille. Nous avions sympathisé.

Clémence admira la dextérité avec laquelle Solène Defour parvenait à mentir à sa propre fille.

— Oh, regarde ! s’extasia cette dernière. J’adore ce magasin, il faut que je te le montre ! Leurs jeans sont à tomber !

Clémence se laissa guider, complètement ignorante de ce que Camille appelait un « jeans ».

Il était midi bien tassé lorsque les trois acheteuses se posèrent dans une brasserie, les bras chargés d’emplettes.

— Tu seras un peu plus à la mode avec tes nouvelles fringues. Ta cape est magnifique mais elle est ringard.

D’un geste machinal, Clémence caressa le tissu soyeux et épais de l’objet du dédain de Camille. Elle y tenait beaucoup : à lui seul, il évoquait le monde qu’elle avait été contrainte d’abandonner. Lorsqu’elle avait bouclé sa valise, elle s’était juré que les Autres ne la changeraient pas et qu’elle resterait égale à elle-même. Force lui fut de constater que si elle voulait vraiment se fondre parmi eux, aider à « l’invasion » programmée du Gouvernement de Paix, elle n’avait d’autre alternative que celle de les imiter le plus possible. Elle avait finalement troqué ses magnifiques tuniques colorées pour des tenues plus sobres, dans les tons gris et bordeaux. Des pantalons avaient remplacé ses collants chauds et opaques qu’elle portait habituellement. Elle s’était ainsi délestée d’une bonne partie de la bourse que Solène leur avait remis, le lendemain de leur arrivée à Bruxelles.

— Tu vas dans quelle école ?

— Au lycée international. C’est là que ma mère m’a inscrite, récita Clémence. Je ne sais même pas à quoi il ressemble…

— L’an prochain, je suis inscrite à l’université, en droit.

— Si tu as ton diplôme, nuança Madame Defour, avec un clin d’œil indulgent envers sa fille. Tu dois bosser davantage tes maths…

— Rho, m’man ! Ne sois pas rabat-joie ! Et toi, Clem’, tu as une idée de ce que tu vas faire après ?

Surprise par le surnom affectueux, Clémence haussa les épaules. Comment pourrait-elle savoir ? Elle espérait sincèrement être de retour à Brosella, ou même à Olissipo d’ici à l’année suivante. Là-bas, elle avait déjà imaginé et peaufiné tout son avenir : elle se présenterait devant le Collège des Érudits, avec des résultats au-dessus de la moyenne, et Emilian Oistin lui-même serait impressionné par la force de son Don ; il la dirigerait vers un maître de la Nature qui lui permettrait de prétendre aux plus hautes fonctions du gouvernement. Elle n’avait pas sa place dans ce monde-ci, dépourvu de magie et de fantaisie.

— Non, répondit-elle finalement. Non, je ne sais pas ce que je vais faire. Peut-être que je rentrerai chez moi.

Lorsqu’elle quitta Camille et Solène, il faisait déjà sombre dans les rues de la ville. Devant sa porte, Delia patientait, la mine lugubre.

— Où étais-tu ? exigea-t-elle d’emblée.

Clémence leva les yeux au ciel, peu disposée à répondre à ce chaperon qu’on lui imposait. Elle allait ouvrir la porte quand la clé qu’elle tenait lui échappa des mains. Elle fusilla Ashborn du regard, parfaitement consciente que c’était le Don de la jeune femme qui en était responsable.

— Je t’ai posé une question, persiffla-t-elle, ses cheveux courts ébouriffés de colère. Tu n’as pas à disparaitre comme cela.

— Je croyais que vous n’aviez pas le droit d’intervenir dans nos interactions avec les Autres.

Ashborn hésita. Ses yeux verts luisaient de méchanceté dans la semi-pénombre du couloir. Finalement, elle s’effaça pour que la jeune fille puisse récupérer ses clefs et repartit vers son propre appartement, non sans lui lancer :

— Je suis responsable de vous. Vous ne pouvez pas aller et venir sans cesse à votre guise. Vous n’êtes que des enfants.

L’orpheline se mordit la langue, s’interdisant de répondre à la provocation. En entrant dans son appartement, elle alluma le plafonnier. D’un geste machinal, elle s’empara de la télécommande de la télévision et l’alluma, directement sur un film aux allures de fêtes : un sapin clignotait derrière les acteurs.

Sortant du frigo les restes du plat qu’elle avait cuisiné la veille, Clémence s’installa à table et mangea directement dans le récipient de conservation, les yeux dans le vague. Elle se questionnait sur l’utilité d’aller voir Lily et les autres, avant de se coucher, et finit par classer cette obligation dans la colonne « plus tard ». Elle délaissa les reliquats de son repas sur la table et s’attaqua au rangement des vêtements qu’elle s’était offert. Cette tâche terminée, elle bascula le canapé en lit, enfila un pyjama neuf et se glissa au fond des couvertures, avec un livre qu’elle n’avait pas eu le cœur d’abandonner à l’orphelinat. C’était un vieux bouquin, à la couverture usée, dont la reliure s’était fragilisée à force d’être manipulée. Tous les petits pensionnaires d’Olissipo l’avaient reçu lors d’un Noël, vers l’âge de 5 ans. Clémence avait gardé son exemplaire, parce qu’elle appréciait les histoires qu’il contenait. Il s’agissait d’un recueil de contes et de légendes des régions froides, proches du Goulag, la prison des Illusionnistes. Elle entamait la lecture du « Chaudron de Semias » quand la sonnerie du téléphone la fit sursauter. Rapidement, elle s’empara du combiné et cria :

— ALLO ?

— Bonsoir, Clémence ! C’est Axel ! Je ne te dérange pas ?

— NON, non, répéta-t-elle, un ton plus bas.

— Ça te dit une soirée entre potes ?

— Entre potes ?

— Oui, avec des amis à moi. On sort en ville : avec les fêtes, y a plein de trucs à faire. Je te présenterai.

— Ce sont des personnes comme toi ? Des bannis ?

— Euh… non… ce sont des Autres.

À travers le téléphone, Clémence perçut clairement la note ironique qui pointait au fond de la voix d’Axel.

— Je suis en pyjama, renseigna-t-elle finalement.

— Je te donne dix minutes.

Et il raccrocha, sans laisser le temps à la jeune femme de répondre quoi que ce soit.

Clémence enfilait ses nouvelles chaussures aux talons hauts quand des coups frappés à la porte d’entrée annoncèrent l’arrivée d’Axel.

— J’arrive ! claironna-t-elle en s’emparant de sa veste noire.

— Ouah ! souffla le jeune homme en la détaillant d’un œil critique. La classe ! Tu as fait des emplettes ?

— Oui, ce matin. Je suis allée avec Solène et sa fille, Camille.

— Voici Arnaud, Manu et Lucie.

— Bonsoir, les salua-t-elle, d’un signe de tête guindé. Clémence.

— Allons-y.

Dans l’ascenseur, Clémence se retrouva aux côtés de Manu, un garçon très brun de peau, un peu plus petit qu’elle. Elle s’obligea à lui rendre son sourire. Ici, personne ne savait qui elle était, elle restait une anonyme, sans ascendance détestable. Aussi, les gens ne la regardaient pas comme un monstre en devenir et elle avait la possibilité de se lier avec eux. Chez elle, elle restait la bâtarde de Lysandra Sloane et elle avait pris l’habitude d’être celle que l’on fuyait. Cela ne la dérangeait guère : elle ne se familiarisait pas volontiers.

— Pourquoi n’as-tu pas demandé aux autres de nous accompagner ? chuchota-t-elle, proche d’Axel, dès qu’ils s’élancèrent dans la rue.

— Tu sembles être la moins coincée des quatre, rigola-t-il. Allez, viens ! Profitons de la soirée.

— Si nous allions à la patinoire ? suggéra Lucie. À cette heure-ci, on ne devrait pas être trop nombreux.

La proposition fut accueillie avec enthousiasme et ils se dirigèrent vers la Grand-Place, où une immense esplanade de glace avait été assemblée. Lucie avait vu juste : peu de personnes glissaient à cette heure avancée.

— Je n’ai jamais fait ça, souffla Clémence, inquiète, en regardant Axel qui enfilait les patins qu’il venait de louer.

— Je ne te lâcherai pas la main, promit-il.

Elle terminait le laçage des liens quand les trois « potes » s’élancèrent sur la piste. Axel l’attendait, un sourire avenant détendant ses traits encore jeunes.

— Viens, l’encouragea-t-il, en lui tendant une main gantée.

Réticente, Clémence lui céda la sienne et il la tira vers la glace. Avec un cri, elle se sentit propulsée et, sous ses pieds inexpérimentés, le sol se dérobait. Elle s’accrocha à la veste chaude de son cavalier, les joues rouges.

— Prête ?

Sans lui laisser l’occasion de répondre, il la dirigea vers le centre et ils patinèrent, riant et se soutenant mutuellement.

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Fannie
Posté le 08/09/2020
La femme qui sert de chaperon est vraiment antipathique. Je peux comprendre qu’elle soit frustrée de faire un travail aussi ingrat, mais elle pourrait le rendre plus agréable pour elle-même en étant plus aimable. Mais ça fait partie du charme du personnage.  :-)
La douche froide dans le noir, c’est marrant pour nous, mais pas pour la pauvre Clémence. Sur ce coup-là, elle n’a pas été très futée. Elle avait bien vu qu’il y avait de l’éclairage artificiel, des boutons pour actionner divers dispositifs ; pourtant, elle est partie du principe qu’il n’y avait ni lumière ni eau chaude et elle n’a même pas cherché à presser sur des boutons, à tourner ou triturer le mitigeur.
Clémence prétend venir de Lisbonne. Il faudrait peut-être qu’elle explique pourquoi elle n’a pas d’accent. C’est un peu risqué : si on lui demande comment on dit ceci ou cela en portugais.
Maintenant qu’elle commence à se lier avec des gens, espérons que sa vie sera plus agréable.
Mais je continue à trouver étrange et même suspect qu’on envoie une bande d’adolescents pour cette mission, dont une qui risque de révéler involontairement son Don à tout instant. Je peux comprendre que le neveu Oistin ait voulu s’en débarrasser, mais cette option est quand même risquée.
Coquilles et remarques :
— dont elle ne soupçonnait même pas l’existence, quelques semaines plus tôt [Je ne mettrais pas la virgule.]
— Elle se rapprocha à nouveau, ouvrant le battant, [Tu emploies souvent ce mot ; il y a aussi « vantail », pour varier.]
— Ecœurée, Clémence referma la fenêtre [Écœurée]
— où elle avait abandonné sa cape, la veille au soir [Je ne mettrais pas la virgule.]
— et retira un essuie d’un placard [Chez toi c’est un essuie, chez moi c’est un linge ; mais en français de France, c’est une serviette.]
—Comment ça ? exigea-t-elle. [Elle exige peut-être une explication, mais ce verbe ne convient pas dans cette incise. Je propose « s’écria-t-elle » ou « rétorqua-t-elle ». Tu pourrais aussi enlever l’incise et ajouter un adjectif dans la phrase d’introduction pour exprimer son agacement.]
— annonça Solène, dès que tout le monde fut assis. [Je ne mettrais pas la virgule.]
— Non seulement, ils étaient toujours aussi fatigués mais, en plus, ils ne connaissaient absolument rien [Je placerais les virgules comme ça : « Non seulement ils étaient toujours aussi fatigués, mais en plus, ils ne connaissaient absolument rien ».]
— Je n’ai rien avalé depuis hier matin, se rebiffa Clémence. [Je propose « protesta », « maugréa », « pesta », « fulmina ».]
— On nous a trainé dans cette « aventure » [trainés]
— Le jeune homme lui fit une démonstration qui la laissa médusée. [Il y a aussi pantoise, stupéfaite, ébahie, ébaubie…]
— Officiellement, nous travaillons, aujourd’hui. [Pour éviter de morceler la phrase, on peut omettre la virgule après « Officiellement ».]
— Qui vous a informé de votre passé ? [informés ; plus loin, elle dit « que vous soyez des « contacts » de notre gouvernement ».]
— Emilian Oistin, la renseigna Axel. [Je propose « raconta », « expliqua » puisque l’incise est aussi valable pour les paroles qui suivent.]
— pour se diriger vers l’unique fenêtre de l’appartement., délogeant [Point indésirable avant la virgule.]
— Pourquoi sommes-nous ici ? exigea-t-elle, en les regardant tous, l’œil étincelant. [Voir plus haut. Je propose « interrogea-t-elle ».]
— Que Ashborn réagisse ainsi réconfortait Clémence [Qu’Ashborn]
— à celles qu’Achille lui avait dit la veille [dites]
— Tant qu’à Delia Ashborn… Elle devrait s’en accommoder [Quant à]
— sur le bouton rouge de la « télécommande » du « téléviseur » / que la télé serait un excellent moyen [Guillemets ou italique, il faudrait harmoniser.]
— que les sans-magie avaient aussi des moyens pour s’entretuer, comme les Illusionnistes [Dans le chapitre 1, tu avais écrit « ils avaient fini par s’entre-tuer, trop différents, trop méfiants ». Comme tu emploies l’orthographe rectifiée, il faudrait écrire « s’entretuer » partout.]
— Allo ? décrocha une voix jeune [Ce n’est pas la voix qui décroche, et elle ne décroche pas le mot « Allo ». Je propose simplement « fit une voix jeune ».]
— Inutile de crier, enjoignit son interlocutrice. Je vous passe ma mère… [Enjoindre, c’est ordonner. Ici, il faudrait plutôt dire « répliqua », « rétorqua » ou « repartit ».]
— Ta cape est magnifique mais elle est ringard [« elle est ringarde » ou « elle fait ringard »]
— elle n’avait d’autre alternative que celle de les imiter le plus possible [d’autre solution, d’autre option ; l’alternative est un choix entre deux possibilités]
— la bourse que Solène leur avait remis, le lendemain de leur arrivée [remise / je ne mettrais pas la virgule]
— Où étais-tu ? exigea-t-elle d’emblée. [Voir plus haut. Je propose « s’écria-t-elle », « lança-t-elle ». Si son ton est autoritaire, tu peux le préciser.]
— quand la clé qu’elle tenait lui échappa des mains / que la jeune fille puisse récupérer ses clefs [Il faut choisir une graphie et t’y tenir. Comme tu emploies l’orthographe rectifiée, la graphie moderne « clé » est préférable.]
— Je t’ai posé une question, persiffla-t-elle, [« persifla » ne prend qu’un « f » ; d’autre part, persifler veut dire se moquer, or là, elle est fâchée. Je propose simplement « insista-t-elle » ; sa colère est déjà exprimée.]
— d’aller voir Lily et les autres, avant de se coucher [Je ne mettrais pas la virgule.]
— et s’attaqua au rangement des vêtements qu’elle s’était offert [offerts]
— C’était un vieux bouquin, à la couverture usée, dont la reliure s’était fragilisée [Je ne mettrais pas la double virgule.]
— Je suis en pyjama, renseigna-t-elle finalement. [Le verbe « renseigner » ne convient pas à ce genre d’incise. Je propose « avoua-t-elle », « signala-t-elle », « précisa-t-elle ».]
— Ouah ! souffla le jeune homme en la détaillant [Souffler, c’est parler à voix basse. Je propose « s’exclama ».]
— Bonsoir, les salua-t-elle, d’un signe de tête guindé. Clémence. [Si elle les salue d’un signe de tête, c’est qu’elle ne parle pas. Je propose « avec un signe de tête guindé », sans virgule avant « avec ».]
— Aussi, les gens ne la regardaient pas comme un monstre [Je propose : Aussi les gens ne la regardaient-ils pas comme un monstre ; le changement n’est pas obligatoire, mais je trouve ça plus fluide.]
— Tu sembles être la moins coincée des quatre, rigola-t-il. [Rigoler n’est pas un verbe de parole. Je propose « fit-il en rigolant ».]
— Elle terminait le laçage des liens [« des liens » pour des lacets de chaussures ? Je propose « Elle terminait son laçage » ou « Elle terminait de lacer les siens », puisque tu parles de patins juste avant.]
— Viens, l’encouragea-t-il, en lui tendant une main gantée. [Je ne mettrais pas de virgule avant « en ».]
— Avec un cri, elle se sentit propulsée et, sous ses pieds inexpérimentés, le sol se dérobait. [Si tu mets « et », il faut le passé simple : « elle se sentit propulsée et, sous ses pieds inexpérimentés, le sol se déroba ». Autre solution : « elle se sentit propulsée alors que, sous ses pieds inexpérimentés, le sol se dérobait ».]
Concernant les incises de dialogue, voici des liens intéressants :
http://bernard-gensane.over-blog.com/article-de-l-incise-88684774.html
http://academie-francaise.fr/sauta-t-il-au-plafond-haussa-t-il-les-epaules-en-incise
UnePasseMiroir
Posté le 01/11/2019
Je sens venir un éventuel couple Axel x Clémence... ;) d'ailleurs, elle m'a bien fait rire en hurlant au téléphone ! C'est sûr que l'adaptation n'est pas facile dans un monde aussi différent ! Heureusement qu'il y a Axel, Solène et sa fille, parce que l'autre, Ashborn, je la sens pas...
Est-ce que tu poursuivras cette histoire ? Même si ce n'est pas le cas, sache que j'ai vraiment adoré ce début, et que ton écriture est vraiment agréable à lire ! ❤❤ bisous !
Virgile
Posté le 03/11/2019
Ashborn est volontairement antipathique (lol). Je poursuis l'histoire, oui. J'ai cent pages de plus mais je corrige pour l'instant. J'avais modifié les premiers chapitres (tu en as lu la dernière version) et donc, pas mal de choses ont changé. Ashborn, par exemple, qui n'existait pas dans la première version.
En tout cas, un grand merci pour tes commentaires et ta lecture positive de mon histoire. ^^
Moje
Posté le 19/04/2018
Tu écris sacrément bien! C'est très agréable à lire et j'ai hate de savoir la suite!
Moje
Virgile
Posté le 19/04/2018
Merci beaucoup ! J\'essaie de soigner mon écriture mais parfois, j\'ai l\'impression que ça part dans tous les sens... Au plaisir de te lire !
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