La Déchirure

Par Virgile
Notes de l’auteur : Pour ceux qui auraient - éventuellement - lu le début de cette histoire, j'ai réalisé quelques changements suite aux commentaires. J'ai essayé d'être un peu plus claire mais il faut aussi le temps que l'histoire avance pour que tout soit bien en place. Merci à vous pour les commentaires, très constructifs !

III. La Déchirure.

 

 

 

Brosella — Nuit de Noël

 

Le pied engourdi de froid, Clémence resserra frileusement le col doublé de sa cape. Ils venaient de se matérialiser de l’autre côté du transporteur qui reliait Olissipo à la capitale et les températures avaient amorcé une chute libre. Il faisait glacial, à Brosella, et la noirceur d’une nuit sans nuage n’arrangerait rien. Le contraste entre les deux villes était saisissant.

— La vache ! jura Horacio, en glissant sur une plaque de verglas.

Sans la promptitude du garde qui l’escortait, il serait tombé.

— Merci, balbutia-t-il.

— Regardez où vous mettez les pieds, conseilla l’homme. Il ne faudrait pas vous casser quelque chose.

Clémence renifla, nullement dupe de cette fausse sollicitude. Ils avaient besoin d’eux pour exécuter leurs sales besognes : ils se moquaient bien de savoir dans quel état ils leur reviendraient.

— Je suis transie, se plaignit Lily.

Effectivement, elle tremblait sous son manteau trop léger. Elle n’avait jamais quitté le climat doux et tempéré d’Olissipo et, maintenant, elle payait brutalement son ignorance.

— Nous sommes bientôt arrivés, la consola son propre gardien. Courage.

Clémence le vit offrir à l’orpheline son bonnet, qu’elle s’empressa d’enfoncer sur ses cheveux sombres. Devant eux, Emilian Oistin ne ralentissait pas, se dirigeant rapidement vers leur destination. Il n’hésitait pas sur le chemin à suivre, pourfendant les ténèbres de la nuit de son assurance.

— Où allons-nous ? demanda la jeune fille à celui qui l’accompagnait.

Un grognement lui répondit. Elle manquait de chance : elle était tombée sur le seul membre de la maréchaussée désagréable. Aussi, elle accéléra l’allure, pour se porter auprès du représentant du Conseil de Paix et de son mystérieux compagnon. Tous deux discutaient à voix basse et, malgré une ouïe fine, Clémence ne parvenait pas à comprendre ce qu’ils se disaient.

— Reviens ici, bâtarde, l’insulta le gendarme qui l’escortait, en lui harponnant violemment le bras.

L’adolescente se dégagea, la colère incendiant ses sens. Elle n’avait jamais permis à quiconque de l’injurier de la sorte. Le poing serré, elle sentait le picotement familier de la manifestation de son Don. Devant elle, l’escorte de l’Érudit gela sa progression et pivota lentement vers le duo récalcitrant.

— Voulez-vous vous joindre à moi, Mademoiselle Dubois ? intervint calmement Oistin, une main apaisante sur le bras de son compagnon de route.

Son œil bleu lança un avertissement vers le garde qui battit prestement en retraite. Clémence relâcha sa respiration tandis que la légère brume qui commençait à recouvrir leurs pieds se dissipait.

— Je…, balbutia-t-elle, impressionnée.

Même elle, au caractère de feu, éprouvait une grande déférence envers l’homme qui avait permis la chute de Victor Sloane, son grand-père maternel. D’un geste élégant de la main, il l’invita à cheminer à ses côtés.

— Vous êtes la pupille de mon oncle, n’est-ce pas ? demanda-t-il, civil, au bout de quelques minutes de silence. Vous lui êtes très chère.

Elle ne sut que répondre à cette étrange déclaration, prenant garde de ne pas trébucher sur les pavés mal joints des ruelles sombres.

— Il s’inquiète pour vous, continua Oistin. A-t-il raison de vous témoigner une telle affection ?

La question était directe et sans doute déplacée. Mais Emilian Oistin ne s’embarrassait pas de scrupules. Il était le président du Conseil des Érudits et sans doute l’Illusionniste le plus puissant. Que risquait-il en étant indiscret ?

— Je lui dois beaucoup, avoua lentement l’adolescente. Et je lui suis reconnaissante de ce qu’il fait pour moi.

— Bien.

Il s’immobilisa devant une façade vieillotte, étroite et très haute. Deux personnes les y attendaient.

— Monsieur, salua une femme aux cheveux courts.

Cette coupe, inconvenante, choqua Clémence et elle rechercha l’appui des autres orphelins qui s’agglutinaient les uns auprès des autres.

— Mademoiselle Ashborn. Quel plaisir de vous voir.

Un léger signe de tête accepta la civilité et elle fit signe à son compagnon d’ouvrir une porte, aussi ancienne que le reste de la demeure misérable. C’est en file indienne qu’ils s’engouffrèrent à l’intérieur du vestibule poussiéreux. Une étincelle perça les ténèbres et une lanterne éclaira l’avant de cet étrange cortège. Un escalier leur faisait face, sa bouche béante menaçante et sombre.

— Descendons, intima Emilian Oistin.

Ce fut son protecteur taciturne qui s’exécuta, le visage toujours dissimulé sous sa capuche. Derrière lui, mademoiselle Ashborn l’imita, suivie de leur étrange troupe. Les marches qui descendaient vers le sous-sol étaient abruptes et glissantes. Clémence s’agrippa à la rampe vermoulue, son autre main prisonnière de la malle de voyage. En bas, il faisait encore plus froid qu’à l’extérieur. Des stalactites chutaient du plafond bas et le souffle des invités se cristallisait au bord de leurs lèvres.

— Regardez ! s’étrangla Jean, la voix remontant vers les aigus sous le coup de l’émotion.

Clémence tressaillit et, inconsciemment, elle se rapprocha de Oistin, recherchant l’aura tranquille de son Don. Elle n’avait jamais rien vu de comparable. Une ouverture circulaire crevait le sol et semblait aspirer toute la vie qui l’entourait. C’était un énorme trou noir. Il ondoyait d’une puissance ancestrale et destructrice. L’adolescente en avait entendu parler mais elle pensait qu’il ne s’agissait que de légendes.

— La Déchirure, chuchota Lily.

Là où tout avait commencé. Le lieu qui avait vu leur monde se dissocier de celui des Autres, lors de la Grande Cassure. De cet événement, il ne restait que cette cicatrice mal refermée, purulente.

— En effet, confirma Oistin. Peu d’Illusionnistes peuvent se vanter de l’avoir approchée d’aussi près. C’est ici que le Déchireur a scindé le monde en deux, voici sept cents ans.

Le messager du gouvernement pivota vers les quatre adolescents, tournant le dos au gouffre gorgé de ténèbres.

— Et aujourd’hui, vous aussi, vous allez entrer dans l’Histoire. Pour la première fois, des émissaires seront envoyés chez les sans-magie, dans l’espoir que nombre d’entre nous sera apte à être assimilé à leur culture. Grâce à vous, c’est tout un peuple qui pourrait survivre.

— Pourquoi nous ? réclama à nouveau Lily. Nous n’avons aucune influence, aucun pouvoir. Nous ne sommes rien.

— Détrompez-vous, chuchota Oistin, presque tendrement. Vous n’avez pas été choisi au hasard.

Elle, peut-être, intervint Horacio, en désignant Clémence. Après tout, son ascendance n’est un secret pour personne. C’est sa famille qui est à l’origine de notre perte : elle doit payer pour eux. Mais moi ? Je ne suis issu d’aucun Clan, ma famille faisait partie du Petit Peuple…

— Le Petit Peuple est mort, rétorqua l’ombre de Oistin.

Clémence eut un hoquet de stupeur en reconnaissant enfin celui qui venait d’assener cette horrible vérité. Elle fut surprise de l’entendre intervenir pour prendre sa défense, lui qui avait été le persécuteur de ses toutes jeunes années.

— Qui êtes-vous ? s’étrangla Horacio.

— Achille Esteros, murmura Clémence. Ne le reconnais-tu pas, sombre crétin ?

Comment, elle-même, ne s’était-elle pas rendu compte que c’était lui qui se cachait derrière l’anonymat de son manteau de deuil ? Tous les cinq, ils venaient du même endroit, ils avaient grandi à l’Orphelinat. Certes, Achille était plus âgé — il devait avoir 27 ou 28 ans, maintenant — mais le souvenir qu’il laissait derrière lui glaçait les sangs des plus téméraires. Certains le disaient dévoué corps et âme à Victor Sloane ; d’autres le prétendaient fidèle à Emilian Oistin. Aucun ne se portait réellement garant de son allégeance.

— Esteros a malheureusement raison, intervint Ashborn. La guerre a massacré le Petit Peuple.

— Vous en êtes certainement l’un des derniers représentants, Monsieur Cabri, confirma Oistin.

Malgré la pénombre, Clémence vit l’adolescent blêmir. La nouvelle était rude à encaisser : il s’agissait de la majorité des Illusionnistes et apprendre leur disparition pure et simple justifiait les inquiétudes des Clans dominants concernant la survie de leur race.

— Chacun d’entre vous a été désigné pour une raison bien précise.

— En plus de celle d’être des orphelins sans attache ? ironisa Clémence.

— Même moi ? s’étonna Lily en même temps.

— Vous venez de là-bas, Mademoiselle Smith, renseigna l’homme au regard limpide, en désignant le cercle mouvant de la Déchirure. Parfois, des enfants sont importés chez nous car leur Don nous appelle. Un Passeur les amène et leur offre ainsi la possibilité d’apprendre notre Savoir.

— Vous m’avez kidnappée ? hoqueta-t-elle. Vous m’avez enlevée à ma famille pour me placer dans un orphelinat ?!

Clémence grimaça devant le ton tragique qu’elle employait mais, au fond d’elle-même, elle l’approuva. Arracher un nourrisson à ses parents pour le parquer volontairement dans un orphelinat déserté d’amour avait de quoi choquer.

— Je comprends votre révolte. Mais c’est ainsi que nous procédons depuis des centaines d’années. Vous êtes la preuve vivante qu’il est possible de nous mélanger.

Lily se prit la tête entre les mains et éclata en sanglots. Clémence regarda Jean, s’attendant à un éclat de sa part.

— Je suppose que mon appartenance aux Clans supérieurs explique mon départ, déclara-t-il calmement.

— Oui… Et vous, Mademoiselle Dubois…

— Oh, ne vous justifiez pas, l’interrompit l’adolescente aux boucles rousses. Je n’ignore pas les raisons de mon exil. Si je n’ai guère bénéficié des avantages du sang maternel, j’en aurai au moins reçu les inconvénients.

L’un des gardes renifla face à son impertinence mais elle n’y prit pas attention. Elle s’interrogeait surtout de la présence des deux Illusionnistes qui les avaient rejoints devant la maison de la déchirure. Pourquoi étaient-ils là ? Quel était donc leur rôle dans tout cela ?

Clémence haussa les épaules, avant de reprendre sa malle qui gisait à ses pieds depuis leur arrivée dans les sous-sols. Elle allait s’immerger au cœur des ténèbres quand la main impitoyable d’Achille lui emprisonna le poignet.

— Prends garde, menaça-t-il de sa voix de rocaille.

Pour la première fois, elle ressentit l’aura de son Don. Celui-ci restait un mystère bien dissimulé sous des couches d’indifférence mais il se gorgeait de noirceur. Un Don de l’Ombre, comprit-elle, tandis que ses doigts laissaient échapper quelques volutes de brume. Pas surprenant qu’il eût été le pupille de Victor Sloane en personne. Le granit de son regard percuta le bleu de ses iris et elle tressaillit. Elle eut peur, pour la première fois. Cet homme-là était dangereux. Elle se dégagea avec répugnance, décidée à échapper aux rouages nauséeux du Don maudit. Esteros ne lui en laissa guère l’occasion, s’interposant entre elle et l’ouverture vers l’autre monde.

— Ne soyez pas si impatiente, la gourmanda la voix onctueuse de Oistin. Nous devons régler quelques détails avant votre départ.

Clémence réfréna sa mauvaise humeur et laissa sa valise retomber sur les pieds d’Achille. Il la fusilla du regard mais se contint. À nouveau, son pouvoir sommeillait, ce qui le rendait bien moins inquiétant. Elle n’oubliait pas la cruauté dont il faisait preuve, à l’orphelinat, lorsqu’il en était encore pensionnaire. Une dizaine d’années les séparait l’un de l’autre. Pourtant, le souvenir qu’elle gardait de lui restait vivace. Elle n’avait jamais cherché à se lier avec les autres enfants de son âge et l'adolescent solitaire l’avait fascinée. Elle se rappelait avec netteté la fois où, minuscule fillette, encore chancelante sur ses jambes potelées, elle s’était approchée de sa silhouette maigre et revêche. Elle voulait qu’il s’intéresse à elle, elle tentait d’attirer son attention. Elle s’était hissée sur ses genoux et, au moment où ses mains s’agrippaient à la tunique sombre qu’il portait, il l’avait repoussée avec une force démesurée. Elle avait chuté lourdement et le bruit sinistre d’un os brisé s’était fait entendre. Il lui avait cassé le poignet, ce jour-là. Après, elle l’avait détesté. De loin, la plupart du temps. Évitant le moindre contact lorsqu’il revenait de l’Institut des Illusionnistes, durant les vacances scolaires.

— Mademoiselle Ashborn vous accompagnera, reprit l’Érudit. Nous ignorons tout du monde au-delà de la déchirure.

— Si elle y va, je ne comprends pas pourquoi nous devons aussi nous y rendre, se braqua à nouveau Horatio.

— Je ne serai là qu’en observatrice, expliqua la jeune femme. Je n’interférai en rien dans vos contacts avec les Autres. Néanmoins, vous êtes mineurs et le Président VanWinckel ne souhaite pas qu’il vous arrive quelque chose de fâcheux.

Clémence laissa échapper un ricanement ironique. Comme si le gouvernement s’intéressait au destin des orphelins qui peuplaient Olissipo. L’œillade froide que lui renvoya Oistin la congela, la réduisant au silence.

— Deux Sans-Magie que nous avons contactés et initiés vous accueilleront à votre arrivée à Bruxelles. Ils vous serviront de guides.

— Il est temps, conclut fermement Ashborn. Allons-y !

Sans un regard en arrière, l’envoyée présidentielle s’engouffra au fond de l’immensité ténébreuse.

— Avant que vous ne partiez, les informa Oistin, une sorte d’urgence dans la voix, vous devez comprendre… Il s’agit d’un aller-simple. À moins que le Président ne vous offre un passeport, il vous est impossible de retraverser la frontière. Vous seriez déchiquetés.

Les quatre orphelins tressaillirent. Ils ne reviendraient pas chez eux. L’un après l’autre, les adolescents s’élancèrent. Clémence fut la dernière à prendre son élan, son regard achoppant une nouvelle fois le bleu céruléen de celui d’Emilian Oistin. Le souvenir de son tuteur la submergea, tandis que l’onde noire l’aspirait.

 

* * *

 

— Bienvenue à Bruxelles, claironna une voix à quelques pouces de l’oreille de Clémence.

La jeune fille sursauta, sur ses gardes. Elle venait d’atterrir lourdement de l’autre côté de la Déchirure, dans un endroit aussi sombre que celui qu’elle venait de quitter. Un brouillard épais l’enveloppa, la dissimulant efficacement, alors que ses yeux perdaient de leur vie et se changeaient en masse d’argent.

— On se calme, tranquillisa une voix de femme.

Une main légère se posa sur l’épaule maigre de Clémence qui tourbillonna sur elle-même. L’espace d’un instant, elle s’imagina au Goulag, prisonnière pour expier les crimes de sa famille.

— Nous ne te ferons aucun mal.

Le ton se voulait apaisant.

— Quelle purée de pois ! rit l’homme qui l’avait apostrophée à son arrivée. C’est ce que vous appelez un Don de la Nature, n’est-ce pas ? Impressionnant…

Clémence se raisonna : elle était encerclée et l’un de ses agresseurs la tenait. Inutile de gaspiller ses forces pour une bataille perdue d’avance. Son œil reprit sa teinte bleue habituelle, tandis que la brume se dissipait. Autour d’elle se tenaient les trois autres orphelins, ainsi que Mademoiselle Ashborn. Ils la regardaient tous d’un air médusé.

— Bien, approuva la femme, en lui libérant l’épaule. Je me présente : Solène Defour. Tu viens de te matérialiser à Bruxelles, chez les sans-magie.

— Nous sommes le comité d’accueil. Je m’appelle Axel Vandorp.

— Vous êtes des… Autres ?

Axel éclata de rire, le son se répercutant contre les parois et le plafond bas de la pièce dans laquelle ils se trouvaient.

— Quel mépris dans cette question, déclara-t-il, une fois calmé. Non, nous ne faisons pas partie des Autres. Du moins, pas dans le sens où tu l’entends.

— Nous avons vu le jour chez les Illusionnistes, continua Solène. Mais, rapidement, on nous a exilés.

— Pourquoi ? Qu’avez-vous fait ?

Solène haussa les épaules.

— Nous sommes nés sans Don…

— … et les responsables de notre bon peuple ne veulent pas abâtardir la « race », termina Axel.

Cette fois, ce fut Clémence qui reçut de plein fouet tout leur dédain. Elle étudia le visage de Solène, essayant de percer les mensonges. C’était une femme dans la force de l’âge, ayant suffisamment vécu pour se connaître et apprendre les fourberies des autres. Axel semblait plus jeune, vingt ans tout au plus.

— Venez, nous allons vous installer.

Les cinq Illusionnistes emboitèrent le pas de leurs hôtes et ils quittèrent la maison miteuse où ils se trouvaient jusqu’à maintenant. Ils parcoururent quelques rues animées où des lanternes géantes diffusaient une lumière artificielle. De tous côtés, des décorations criardes rappelaient la période de Noël.

— Attention ! prévint Solène, en retenant Horacio par le bras.

— Qu’est-ce que…

Un bruit assourdissant couvrit le reste de sa phrase et des engins vomis de l’enfer leur passèrent sous le nez.

— Des voitures, renseigna la dame.

— Où sont les chevaux ? questionna Jean, la gorge serrée.

— Sous le capot, s’exclama Axel.

— Idiot, le réprimanda tendrement Solène.

Clémence se douta que la blague ne pouvait pas être comprise par les fraichement débarqués de Brosella. Ils traversèrent la rue quand un bonhomme vert lumineux remplaça le rouge du dessus.

Rouge, je m’arrête ; vert, je passe, se dit-elle

— C’est ici, annonça Solène, en stoppant devant un bâtiment d’une hauteur impressionnante. Vos appartements se trouvent dans cet immeuble.

— C’est un orphelinat ?

Leur guide les regarda intensément, soudain incertaine.

— Non, bien sûr que non. Il s’agit d’un complexe estudiantin. Entrez.

Clémence laissa les autres la devancer. Ils pénétrèrent dans une minuscule pièce remplie de boutons, aux portes coulissantes.

— Un ascenseur, renseigna Axel. Vous logez au dixième… Ça ira plus vite que les escaliers.

Clémence sentit son estomac sombrer jusqu’à son nombril au moment où la machine s’ébranlait. Elle s’agrippa à la main courante à côté d’elle, la mâchoire contractée. Lorsque les portes métalliques s’ouvrirent, elle fut la première à déserter la boîte. Ils débouchèrent dans un couloir étroit qui s’alluma tout seul. En enfilade, il s’ouvrait sur une série de portes sombres. Une dernière, au fond, était éclairée.

— Les escaliers, lui apprit Axel en suivant son regard. Viens, je vais te montrer ton nouveau chez toi.

À l’aide d’une clé, il ouvrit l’une des portes et s’effaça pour que Clémence puisse y pénétrer. Elle déposa sa malle à l’entrée et s’aventura à l’intérieur de la pièce, éclairée par les lumières de la rue. C’était plus spacieux qu’elle ne s’y attendait. Au fond de la salle, un petit divan faisait face à un étrange tableau tout noir posé sur un socle ; près du coin cuisine, où des objets surprenants s’amoncelaient, se trouvait une table avec deux chaises. De l’autre côté, un battant séparait la salle d’eau du reste de l’appartement.

— Où je dors ? s’entendit-elle demander.

— Oh, le canapé se transforme en lit. C’est un clic-clac.

— Pardon ?

Hébétée, elle regarda son vis-à-vis, consciente qu’elle manquait terriblement de sommeil et que la journée qu’elle venait de vivre ne l’aidait pas à avoir les idées claires. Axel s’en rendit compte et lui fit une démonstration, en soulevant l’assise et en la rabaissant, créant par la même occasion une couchette.

— Clic-clac, reproduisit-il, en même temps que le mécanisme qu’il actionnait par son geste plein d’assurance. Les draps sont en-dessous.

Il les sortit lui-même de leur cachette et entreprit de compléter le couchage.

— Voilà ! Je crois que tu peux en profiter.

— Je… Merci.

Clémence n’était pas habituée à ce qu’on lui vienne spontanément en aide et elle ne remerciait que rarement. La cape toujours arrimée aux épaules, elle s’avachit sur la couche, plus morte que vive.

— Repose-toi. Je crois que c’est bien assez pour une nuit… Demain, nous viendrons vous présenter votre nouveau monde. Je pose la clé de ton appart’ sur la table.

L’œil vitreux, la jeune fille le regarda quitter la pièce. Dès que la porte fut claquée, elle se précipita pour refermer à double tour. Elle ne connaissait personne et rien ne lui inspirait confiance en ce lieu.

Il était plus de minuit et elle était épuisée. La journée avait été rude en évènements et en découvertes.

En se levant ce matin, à l’aube, comment aurait-elle pu imaginer qu’une telle folie s’emparerait de son existence ? Elle avait voulu profiter de sa journée de liberté pour se rendre à Brosella, à la recherche de l’hôtel particulier des Sloane, persuadée qu’elle y débusquerait la petite survivante. D’une part, elle n’avait pas pu mettre la main sur le bâtiment ; d’autre part, elle s’était retrouvée sur la Grand’Place pour y écouter une allocution qui allait bouleverser complètement sa vie.

À partir de là, tout s’était enchainé à une allure terrifiante. Elle se voyait encore revenir à l’orphelinat, entrer dans le salon où l’attendait son tuteur et l’entendre énoncer cette terrible sentence qui l’exilerait de tout ce qu’elle avait toujours connu. Les membres éminents du gouvernement venaient de l’envoyer chez les Autres, dans un lieu qu’elle ne connaissait pas et sur lequel elle ne s’était jamais vraiment penchée. Elle avait, bien sûr, étudié les grandes dates de l’Histoire mais le reste lui était inconnu. Ses aspirations étaient autres. Elle voulait se faire un nom, elle qui portait celui du lieu où sa mère l’avait abandonnée. Elle espérait intégrer le Collège des Érudits, participer à l’élaboration des lois, être une conseillère du gouvernement… Mais Loras Oistin en avait décidé autrement. Parce qu’elle ne doutait pas que c’était lui qui avait suggéré son départ pour le monde des sans-magie. Il lui avait assuré que c’était pour son propre bien : elle n’était plus en sécurité parmi les siens. Malgré la non-reconnaissance de sa famille, le sang de Victor Sloane coulait dans ses veines.

Le Clan des Sloane avait, douze ans plus tôt, tenté de ravir le pouvoir, jusque là partagé équitablement entre huit Clans dominants qui prenaient les décisions en collège. Victor Sloane, le patriarche, voulait assainir la race des Illusionnistes, en taillant parmi le Petit Peuple, qu’il considérait comme une sous-classe, émergence d’ancêtres sans-magie qui abâtardissaient la pureté de la Magie. Certains Clans avaient été séduits par les discours grandiloquents de ce despote charismatique. De plus, il possédait un Don d’une grande puissance, que la plupart des dirigeants craignait. Pendant plus d’une décennie, il avait fait régner la terreur et la mort parmi les Illusionnistes. Finalement, juste avant la grande fête du Samain, lui et les siens avaient été anéantis. Peu de détails circulaient concernant cette fin de guerre : beaucoup vantaient l’intervention d’Emilian Oistin, considéré comme un véritable héros. Selon toute vraisemblance, Clémence restait la seule représentante vivante des Sloane, même si elle n’en portait pas le nom. Des rumeurs prétendaient que la dernière née de la famille, Méline, avait été épargnée et cachée par les bons soins d’une nourrice. Aucune preuve ne venait étayer cette fable des cœurs trop tendres.

Clémence se laissa retomber sur le lit, les yeux perdus dans les dessins du plafond.

Cette « cousine » n’avait pas de visage. Elle ne l’avait jamais croisée. Parce que, elle, Clémence, est une bâtarde et que Méline est — était — une héritière. Sans doute avait-elle, comme elle, les cheveux roux et des taches de son lui recouvrant les joues et le front. Son regard devait être d’or, comme celui de son père, alors que Clémence avait certainement hérité des yeux de son géniteur.

Elle soupira, se débarrassant de sa cape, et se lova sur le côté. Elle ferma les yeux et le sommeil la happa aussitôt.

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Fannie
Posté le 08/09/2020
Alors finalement, on peut considérer que les camarades de Clémence sont renvoyés dans leur monde ? Ils ont été importés ou j’ai mal compris ? Ce portail qui ressemble à un trou noir est impressionnant et pas très engageant ; c’est une bonne idée.
La brume qui entoure parfois Clémence vient bien de son pouvoir, non ? Pourtant, au début de l’histoire, elle semblait vouloir s’en débarrasser comme si elle n’avait rien à voir avec son apparition.
Autrement dit, le monde des Autres, c’est le nôtre ? Ces Autres ne sont pas si nuls, puisqu’ils ont évolué techniquement et socialement, contrairement aux Illusionnistes.  ;-)
C’est amusant de voir à quoi notre équipe doit s’adapter. Mais peut-être que tu pourrais mieux tirer parti de ce contraste si le lecteur avait une vision plus précise du monde qu’ils viennent de quitter.
Coquilles et remarques :
— Il faisait glacial, à Brosella [Curieuse expression ; « Le temps était glacial », peut-être ?]
— la noirceur d’une nuit sans nuage n’arrangerait rien [sans nuages ; on s’attendrait à ce qu’il y en ait un certain nombre]
— Nous sommes bientôt arrivés, la consola son propre gardien. Courage. [Je propose « annonça son propre gardien pour la réconforter ».]
— elle était tombée sur le seul membre de la maréchaussée désagréable [le seul membre désagréable de la maréchaussée]
— Reviens ici, bâtarde, l’insulta le gendarme qui l’escortait [Le verbe « insulter » ne colle pas avec « Reviens ici » ; je propose « ordonna ».]
— demanda-t-il, civil, au bout de quelques minutes de silence / accepta la civilité et elle fit signe [Il y a des synonymes : poli, politesse, courtois, courtoisie.]
— Un léger signe de tête accepta la civilité et elle fit signe à son compagnon d’ouvrir une porte [Ce n’est pas le signe de tête qui accepte et il y a deux fois « signe ». Je propose : « D’un léger mouvement de tête, elle accepta la civilité et elle fit signe à son compagnon ».]
— Des stalactites chutaient du plafond bas [Le verbe « chutaient » me laisse dubitative.]
— Regardez ! s’étrangla Jean, la voix remontant vers les aigus sous le coup de l’émotion. [Je propose « s’écria ».]
— L’adolescente en avait entendu parler mais elle pensait [Je mettrais une virgule avant « mais ».]
— de l’avoir approchée d’aussi près. [C’est redondant.]
— dans l’espoir que nombre d’entre nous sera apte à être assimilé à leur culture [seront aptes à être assimilés]
— Pourquoi nous ? réclama à nouveau Lily. [Je propose plutôt « protesta » ou « pesta ».]
— Vous n’avez pas été choisi au hasard [choisis]
— celui qui venait d’assener cette horrible vérité [Comme tu adoptes l’orthographe rectifiée, il faudrait écrire « d’asséner ».]
— Qui êtes-vous ? s’étrangla Horacio [Je te propose de passer à la ligne après « Qui êtes-vous ? » pour indiquer : « Ces mots s’étranglèrent dans la gorge d’Horacio ».]
— En plus de celle d’être des orphelins sans attache ? [sans attaches ; normalement, on a des attaches]
— Mademoiselle Smith, renseigna l’homme / Des voitures, renseigna la dame. / Un ascenseur, renseigna Axel. [Le verbe « renseigner » ne me semble pas adéquat pour des incises (d’ailleurs, on ne peut pas renseigner qqch). Je propose : « révéla l’homme » / « répondit » ou « indiqua la dame » / « expliqua Axel » ; d’ailleurs « C’est un ascenseur » me paraîtrait plus clair.]
— l’homme au regard limpide, en désignant le cercle mouvant [Je ne mettrais pas de virgule avant « en ».]
— L’un des gardes renifla face à son impertinence mais elle n’y prit pas attention. [Je mettrais une virgule avant « mais » / « elle n’y fit pas attention » ou « elle n’y prêta pas attention ».]
— Elle s’interrogeait surtout de la présence [sur la présence]
— Pas surprenant qu’il eût été le pupille de Victor Sloane [qu’il ait été ; il n’y a pas de raison d’employer le subjonctif plus-que-parfait ici alors que tu ne le fais nulle part ailleurs.]
— décidée à échapper aux rouages nauséeux du Don maudit [nauséabond (pas nauséeux)]
— et laissa sa valise retomber sur les pieds d’Achille. [Je dirais « laissa retomber sa valise ».]
— Elle avait chuté lourdement [Elle était tombée ; dans cette acception, « chuter » est familier.]
— lorsqu’il revenait de l’Institut des Illusionnistes, durant les vacances scolaires. [Je ne mettrais pas de virgule avant « en ».]
— Si elle y va, je ne comprends pas pourquoi nous devons aussi nous y rendre, se braqua à nouveau Horatio. [Je propose « contesta », « argüa », « objecta ».]
— Je n’interférai en rien dans vos contacts avec les Autres. [Je n’interférerai]
— Deux Sans-Magie que nous avons contactés [Ailleurs, tu ne mets pas de majuscules.]
— Il s’agit d’un aller-simple [aller simple ; sans trait d’union]
— À moins que le Président ne vous offre un passeport [Pas de majuscule à « président » quand on parle de lui.]
— On se calme, tranquillisa une voix de femme. [Je propose : « suggéra tranquillement une voix de femme ».]
— Quelle purée de pois ! rit l’homme qui l’avait apostrophée à son arrivée [Je propose : « fit en riant l’homme qui (…).]
— Ils la regardaient tous d’un air médusé. [Quand on est médusé, on est pétrifié, immobilisé par la surprise : on n’a pas un air médusé. Je propose : « Ils la regardaient tous, médusés. »]
— Les cinq Illusionnistes emboitèrent le pas de leurs hôtes [à leurs hôtes ; on emboite le pas à qqn]
— ne pouvait pas être comprise par les fraichement débarqués de Brosella [« les personnes fraichement débarquées » ou « les gens fraichement débarqués »]
— Rouge, je m’arrête ; vert, je passe, se dit-elle [Il manque le point.]
— Les draps sont en-dessous [en dessous ; sans trait d’union]
— Elle avait voulu profiter de sa journée [Je dirais « Elle aurait voulu » puisqu’elle n’a pas atteint son but.]
— jusque là partagé équitablement [jusque-là]
— voulait assainir la race des Illusionnistes, en taillant parmi le Petit Peuple [Je ne mettrais pas de virgule avant « en ».]
— Parce que, elle, Clémence, est une bâtarde et que Méline est — était — une héritière [Comme le récit est au passé, tu ne peux pas jouer sur cette distinction entre présent et passé, à moins de citer ses pensées (entre guillemets ».]
Dans les incises, c’est préférable d’employer des verbes de parole ou des verbes auxquels se superpose naturellement l’idée de parole. Les incises doivent rester discrètes également ; donc mieux vaut choisir les verbes les plus simples et en choisir d’autres pour éviter les répétitions.
UnePasseMiroir
Posté le 01/11/2019
J'aime de plus en plus cette histoire ! L'univers que tu as construit est riche et complexe, juste comme j'aime ! même si j'avoue que je m'emmêle encore un peu avec les noms ^^
J'imagine que la fameuse cousine Méline n'est autre que la petite fille croisée au tout premier chapitre...
Et c'était une arrivée épique dans le monde des autres XD entre les voitures, les feux de circulations, les ascenseurs et les clic-clac, il y a de quoi être dépaysé, c'est sûr !
Virgile
Posté le 03/11/2019
Oui, Méline est la petite fille du prologue. Tant mieux si tu aimes l'arrivée des orphelins dans notre monde. J'ai essayé d'imaginer sur quoi le choc des cultures pouvait être le plus grand. Et les voitures me parlaient bien :-p
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