Le message corpo accueille Lorquès alors qu’il pénètre dans son bureau. Il se dit que la machine avait de l’humour, avant de se raviser. Pourquoi attribuer une volonté aux algorithmes ?
« Fo-T » était son plus bel enfant.
En père indigne, il ne se souvenait plus très bien de l’âge de ce petit… Huit ans ? Dix ans ? Il consommait beaucoup de cocaïne à l’époque, aussi, le temps était devenu une suggestion. Il se rappelle seulement que Fo-T était né avant l’assassinat, non, l’accident qui a coûté la vie au ministre Erkan et ses deux filles. Le Système venait d’approuver le statut d’appellation contrôlée pour le thé, le café et le chocolat. Fini les « choco-cho », « Café o-lait » et autres « thé en boîte » et leurs savants mélanges de colorants, additifs et arômes artificiels qui auraient rendu jaloux les alchimistes des anciens jours.
Ce progrès matière de santé publique entraina un désastre pour les publicitaires.
Lorquès et ses idées à rebours en vinrent à une conclusion évidente : pourquoi mentir ? Puisque le thé était faux, autant l’annoncer sur l’emballage ! Ainsi, « Thé frais » est devenu « Fo-T ». Faux thé.
Au sommet de son art et rock-star parmi les siens, sa vie n’attendait qu’un dérapage.
Ce matin-là, Raul Lorques s’était levé comme d’habitude, était monté dans son automobile, mais s’était dirigé hors de la ville, au lieu de se rendre au bureau. Puis dans une route de campagne, il avait pris le contrôle de son véhicule et foncé sur un arbre.
Les tentatives de suicide minaient Port-Orange avant la création de zones aveugles. Elles suivaient le même M.O : des citoyens d’apparence saine qui, du jour au lendemain, attentaient à leurs vies. L’acte résultait d’un « virus Cogito », un élan de liberté, d’un inconscient qui, comme un ressort compressé, cherchait à libérer une pression mortifère. Le Système apprit à la dure que l’illusion d’autonomie devait convaincre. Aujourd’hui encore, le Système reste maintenant vigilant aux signes avant-coureurs de cette maladie de l’âme.
Les secours intervinrent en moins d’une minute. Raùl Lorquès périt ce jour-là.
Sa renaissance, il la doit à une phrase, celle d’un livre. Elle noircissait une simple page, enfermée entre deux plaques de verre comme si l’on cherchait à confiner le message. Elle décorait un mur du thérapeute de l’hôpital psychiatrique, pardon, de la maison de repos ou il était interné.
Sur la feuille calcinée, et jamais lue, entreposées entre deux toiles jamais regardées, on ne pouvait déchiffrer quelques lignes :
« Nous sommes gouvernés par des algorithmes. Mais on ne décide jamais de leurs critères ! On ne discute pas du programme ni des arbitrages qu’ils vont faire pour nous. Ce sont des boîtes noires. Ça nous rend dépendants. Le système nous gère. »(1)
« Le système nous gère. ». Cette phrase si évidente pour les citoyens de Port-Orange prit alors un sens terrible. <Raul Lorquès> n’existait pas. Il n’était qu’une donnée chiffrée parmi des milliers d’autres. La composante insignifiante d’un algorithme effroyable ! Ces mots, écrits avant même la naissance de la Machine Infernale, lui ouvrirent les yeux sur une vérité essentielle. Les Systémistes proclament qu’Elle vous aime, mais la Machine ne vous considère pas. Elle n’a ni but ni sens et prend la place d’un Dieu vengeur et chasse l’humanité de l’Eden. Pourtant, <Raul Lorquès> aspire aussi à son coin de paradis.
Lorsqu’il s’installe à son bureau, un live stream se lance.
« Mesdames et messieurs, le voici ! » s’exclame une présentatrice « C’est exceptionnel ! Nous suivons actuellement le convoi qui transfère Reynia XV-568 à la prison de haute sécurité O.R-861. »
Son bureau-console lui retransmet l’image du véhicule vu du ciel, entouré de six drones qui roulent à ses côtés. Il nettoie du dos de la main les cendres qui le salissent et pousse quelques tasses vides pour avoir une meilleure vision. Étrange. En accord avec l’Exécutrice, le transport de XV-568 devrait être censuré. Seul le Système a autorité pour annuler cette décision.
La Machine est un Dieu de logique et chacun de ses actes a un sens, mais il n’arrive pas à déterminer quel but cache celui-ci.
Il entend les notifications prioritaires d’ABELI alors qu’elles fusent au rythme accéléré des battements de son propre cœur et elles m’agacent. Il y répond rapidement : non, il ne comprend pas pourquoi le Système a pris cette décision, oui il ira la voir à la fin de la diffusion. Le cri du commentateur ramène son attention sur le flux, mais a raté le moment où le véhicule s’est retrouvé allongé sur le bord de l’autoroute. Heureusement, la voie a été barrée aux autres usagés pendant le transport, les exécutrices qui accompagnent la fille sont les seules victimes.
Les portes arrière volent et XV-568 se hisse hors du camion blindé. Elle lève les yeux vers le drone qui capte ces images. La caméra zoome sur son visage. Elle est blessée. Son nez saigne et plusieurs entailles lacèrent sa figure. Pendant quelques secondes, la France entière regarde une criminelle droit dans les yeux.
Sa console lance une alerte. Le taux de stress crève le plafond et le Système, en dieu bénévole, coupe la diffusion.
Derrière sa porte entrouverte, il entend le bureau de l’exécution s’agiter. Les IA notifient, les secrétaires et assistants se pressent, mais la panique reste à dehors. Il laisse à XV-568 dix minutes avant d’être rattrapé.
Lui se demande alors : « Comment ? ».
Il lance sa 0056 TOS. L’IA d’analyse décortique la scène frame par frame.
Après l’explosion du pneu gauche, le camion percute le drone sur la droite qui sort de la route. Le conducteur compense avec un coup de volant dans la direction opposée et reverse son escorte. Puis le véhicule bascule sur le côté, glisse vers l’avant.
L’IA décompose chaque action à la seconde près. La 0056 TOS ne trouve aucune cause à l’accident et réclame des informations supplémentaires, des données que Lorquès n’a pas. Il se gratte la tête, cherche dans sa veste la cigarette qu’il n’a pas pu allumer en compagnie de XV-568 et l’embrase.
Il tire dessus, le son du tabac consumé par les braises le recentre. Alors qui crache la fumée, ses pensées s’affairent.
La piste la plus probable, une faute humaine, semble impossible. Même si ces véhicules sont pilotés par des exécuteurs de chair et de sang pour éviter toute attaque mentale ou informatique, leur statut d’élite leur interdit une erreur aussi banale. Une mauvaise maintenance peut-être ? Non, les rapports d’entretien ne datent que de deux jours et Lorquès ne détecte aucune falsification.
Il songe alors à une aide extérieure, mais cette piste ne fait pas long feu : la prisonnière n’a pas le soutien requis.
Lorquès réfléchit. Les IA sont en réalité très limitées. Elles s’appuient sur les miettes d’information qu’on leur donne et contentent de répondre aux questions qu’on leur pose.
« Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. »
Les IA manquent d’imagination. Elles calculent et écartent d’elles-mêmes les improbabilités statistiques. En cela, l’esprit de Lorquès les domine. Il cherche alors l’invraisemblable. Et le trouve sous la forme d’un 0 %, résultat d’un test psychique. On considère que l’éventualité d’avoir des dons se situe autour des 20 %. Ce taux atteint, on envisage un éveil contrôlé. La plupart des non méta obtiennent un score entre 3 et 6 %.
Le seul moyen de réussir un zéro, c’est de les connaître les réponses et de les éviter.
Au moment de ce test, XV-568 vient d’avoir dix ans. Elle sort tout juste de deux ans de rééducation, son esprit est une page blanche.
“..."Ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. »
Les pouvoirs psy n’apparaissent que dans certaines conditions.
Les études montrent que les sujets à l’hérédité adéquats ayant subi un choc psychique majeur ont une chance près de 80 % d’éveiller leurs aptitudes. La corrélation entre puissance du trauma et capacités est considérée comme admise.
Il fouille dans son historique, l’amnésie de XV-568, résulté forcément d’une perturbation mentale. Certes, certaines questions restent en suspens : pourquoi une enfant de dix ans a-t-elle eu la présence d’esprit de cacher ses dons ? Que lui est-il arrivé ?
Il aimerait pouvoir tracer la généalogie de la jeune fille, mais la Machine n’avait trouvé aucune concordance dans la banque d’ADN du Système. Pourquoi ? Un ADN non référencé ? Une étrangère ? Une famille de haut profil ?
Lorquès encrasse sa cigarette sur la vitre colorée par les notifications de sa console, puis efface le résultat du test psy. Alors qu’il parcourt les quelques mètres qui le séparent du bureau de l’Exécutrice, il réfléchit : comment utiliser de cette information ?