De l’ambiguïté
N.B. Je ne prétends pas disserter sur cette phrase, mais j’ai essayé d’en trouver une illustration possible.
« C’est en cherchant à être trop franc, en tentant d’éviter l’ambiguïté, qu’on commence à mentir. »
— * —
Aaron : jeune pianiste qui commence à se faire connaître tant par ses disques que par ses récitals et concerts.
Ruth : une de ses amies.
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Dans un petit appartement, dans une pièce assez grande où trône un piano à queue Bösendorfer noir et visiblement neuf, Ruth et Aaron discutent, assis sur un canapé.
R : — Tu te souviens pas du moment où on s’est quittés, dans le train ?
*
Dans un compartiment de train.
R : — Aaron !
Il se retourne et la regarde. Il est grand maintenant, et toujours très mince. Ses traits se sont accentués, mais son visage n’a pas beaucoup changé de quand il était enfant.
R : — … Ça va peut-être te paraître idiot que je te dise ça… surtout que tu es si jeune, mais… je t’aime.
A : — (la regarde un instant de ses yeux sombres, et avec un air grave) … Moi aussi, je t’aime… J’aurais jamais osé te le dire... Tant pis… il faut oublier tout ça… de toute façon ça aurait rien donné…
R : — Pourquoi ?
A : — Je sais pas, je le sens, il y a aussi mes parents…
R : — Ils t’interdiraient ?
A : — Je pense pas, non… Mais je sais pas… ça aurait rien donné. (...) Je dois descendre.
Il prend le visage de Ruth entre ses deux mains, dépose un baiser sur ses lèvres, puis il laisse glisser ses mains. Il la regarde encore un instant, avant de dire, avec un demi-sourire :
A : — (à mi-voix) Adieu.
Il se détourne et s’en va.
*
A : — (sourit) … si… (il la regarde) Et je suis encore persuadé que ça aurait rien donné.
R : — Pourquoi ?
A : — J’étais trop près de l’enfance… – je sais que je le suis encore d’une certaine manière et que je le serai peut-être toujours – mais là, je comprenais encore pas bien ce qui se passait en moi… Je sentais bien que je n’aurais pas été prêt.
R : — C’est marrant, comme idée ; à cet âge surtout. Moi, je me posais pas la question.
A : — J’ai toujours été entouré de gens raisonnables.
Silence.
A : — Tu sais, Ruth… j’ai encore été troublé longtemps par un sentiment que j’arrivais pas à cerner : c’est cet amour unique que j’ai pour tout le monde. Et je crois que c’est pas seulement un concept judéo-chrétien, mais je crois que ça touche tout le monde, même les athées. (…) C’est un sentiment qui peut avoir plus ou moins d’intensité, alors on parlera de sympathie, camaraderie, amitié, amour, et finalement, on arrivera jamais à déterminer de frontière entre toutes ces idées. (…) J’ai cherché à cerner le problème, à disserter ; j’ai aussi consulté des dictionnaires très complets, mais j’étais jamais satisfait parce que personne ni aucune encyclopédie pourront te donner la réponse : il y a pas de frontière. Et c’est ça qui me gênait : cette éternelle ambiguïté. J’aurais voulu pouvoir donner une limite à tous mes sentiments, les ranger dans différents compartiments… et plus tard, j’ai compris que la réalité – et même la vérité – sont pas comme ça définies. Alors j’ai appris à accepter les ambiguïtés et les équivoques. Autant celles de mes pensées que celles de mon langage.
R : — (après un petit silence) Dans le train, t’étais sincère ?
Il pose son regard sur elle, un instant, grave. Ses traits sont nettement plus marqués que quelques années auparavant, mais il garde sur son visage, dans ses traits même, quelque chose de presque enfantin, accentué encore par ses cheveux bouclés, qu’il porte un peu plus longs. Ses yeux limpides ont conservé un curieux mélange de naïveté et de maturité qui les a toujours caractérisés (depuis que Ruth le connaît du moins), résultat d’années passées bien à l’abri, mais riches de toute une vie intérieure.
*
Dans un salon richement meublé, appartenant visiblement à une famille aisée, un enfant de neuf ans est assis sur un canapé, les jambes croisées, un coude sur le dossier, et la tête appuyée sur sa main fermée, les yeux dans le vague. Une fillette de douze ans s’approche de lui, furtivement, comme pour lui dire quelque chose en secret. Elle regarde un moment ce visage enfantin et cette pose d’adulte, puis elle s’assied sur ses talons, à même le sol, en face de lui. Il baisse la tête et pose sur elle un regard grave, par-dessous ses arcades sourcilières, puis il sourit, d’un sourire empreint de maturité, comme ferait une personne adulte devant un enfant. Puis il pose une main sur sa tête.
*
A : — Oui. (…) Mais parfois, on sait pas bien où on en est… on peut se tourner d’un côté et de l’autre, ou même être victime d’interférences… ce qui n’exclut pas la sincérité.
R : — … C’est grave, ce que tu dis là : avec ce raisonnement, t’excuses l’infidélité, en fait.
A : — Non, je l’excuse pas – d’ailleurs c’est pas à moi d’en juger – mais je l’explique. (…) Tu sais, c’est pas l’infidélité en soi que je condamne, si déjà, mais l’abus de confiance sous toutes ses formes… Je crois qu’on peut pas te reprocher une infidélité, parce que les sentiments, au fond, c’est une telle confusion… et suivant les circonstances, tu peux te laisser guider par eux et t’écarter momentanément de ton chemin ; ça arrive… mais ce que je trouve impardonnable, à ce moment, c’est seulement de t’en cacher et de te mettre à mentir parce que tu l’as pas assumé.
R : – Au fond, tu trouves que c’est une chose normale ?
A : — … Plus ou moins. (…) Je pense quand même que si on est équilibré, une fois qu’on est fixé, on a plus besoin de se tourner vers l’extérieur, à moins d’éprouver un manque.
R : — Tu sais, au fond, je crois que j’ai toujours été ce qu’on appelle « amoureuse » de toi, même quand t’étais gosse…
*
Au milieu de la pièce, un piano à queue Pleyel brun, dont les pieds sont ornés de pattes de lion dorées. Des partitions sont entassées des deux côtés du porte-musique. Au fond, à droite, un enfant, déjà préadolescent, repose sur un divan. Il dort, avec une expression abandonnée, paisible. Son visage paraît encore plus enfantin et naïf que de coutume ; il a presque quelque chose d’angélique. Une jeune fille entre dans la pièce, contemple un instant les cheveux châtains en désordre, les sourcils bien dessinés, les cils fournis, le nez très légèrement relevé au bout, les lèvres charnues et la pose gracieuse. Une femme entre dans la pièce par une autre porte. Elle a une assez grande ressemblance de traits avec l’enfant. Elle s’arrête près de la jeune fille.
R : — (à mi-voix) Il est beau, ce gosse…
M : — (aussi à mi-voix) … Oui, il est beau… (elle lui pose la main sur l’épaule).
*
R : — … et je ne sais pas si un jour je serai capable de t’oublier suffisamment pour aimer quelqu’un d’autre…
A : — (détourne le regard, sourit légèrement) Ruth… tu t’es fixée sur une image. (Il la regarde de nouveau.) Il faut rester au niveau humain, pas rêver d’un idéal. (…) On a presque toujours été tenus à distance… à des kilomètres de distances… et il y a jamais eu aucune circonstance pour nous rapprocher – je veux dire au-delà d’un certain stade – ça fait seulement la deuxième fois qu’on se voit à part l’année où t’étais chez nous à la maison… T’as ta vie, j’ai la mienne, et nos chemins sont divergents… Tu t’es habituée à regarder vers l’impossible, tu rêves, tu te détournes de tout ce qu’il y a autour de toi. (…) Je sais pas… il y a tellement de gens intéressants !
R : — Tu crois ?
A : — Bien sûr. (…) Tu sais, celui qui a dit – c’est Cortot, je crois – que rêver d’un monde meilleur suffit parfois à rendre invivable celui qu’on habite avait pas tort. (…) C’est un peu ce que tu es en train de faire… et tout ça, c’est un mensonge. Tu te mens à toi-même et à moi aussi. (…) Tu t’es fait une image de ma personne qui est certainement pas entièrement vraie et tu l’as définie comme étant la seule image possible de l’amour. (…) T’as pensé trouver des limites concrètes à tes sentiments de cette façon et tu vois que ça… tu regardes plus autour de toi. (…) S’il y a des veufs et des divorcés qui se remarient, c’est bien la preuve qu’il y a pas qu’une personne au monde qu’on puisse aimer… (Plus bas) Dieu merci. (…) (de nouveau normalement) Ça, c’est une chose… En plus, t’as défini comme étant de l’amour au sens où on l’entend habituellement un sentiment certainement bien plus compliqué que ça : tu le nourris en écoutant mes disques et en voyant mon image… Mais finalement, tu sais cerner, là-dedans, ce qui est ton amour de la musique, du piano, ton admiration pour une certaine école, ton envie de rêver d’une chose inaccessible, de toi-même devenir pianiste, de donner des concerts, de te faire un nom ?
Ruth le regarde, un peu déboussolée.
A : — Quelle est ma place, là-dedans ? Je parle de l’être humain que je suis.
R : — … je sais pas… je sais plus où j’en suis…
A : — J’ai été dans la même situation que toi, à une certaine époque, je peux te dire… Toutes ces idées t’ont donné un sentiment que t’as trouvé très grand ; t’as voulu lui donner un nom et par-là, le différencier des autres ; t’as voulu éviter l’ambiguïté en le définissant, t’as voulu être franche en l’avouant et en le disant dans toute son exactitude et tu lui as enlevé une part de vérité. (…) Ton sentiment, c’est à la fois l’affection que tu as pour moi et tout ce que je t’ai dit avant, non ?
R : — (pensive ) … tu as raison… et comme ça, c’est vrai que je me mens à moi-même. (…) Mais pourquoi tu dis que je te mens à toi aussi ?
Aaron regarde un moment dans le vague, les yeux grands ouverts, pensif, puis :
A : — (…) Si je prenais tes mots à la lettre et que je te faisais des avances, maintenant… (il se tourne vers elle)
R : — …
A : — Tu aurais peur, non ?
R : — … je crois…
A : — … tu voudrais pas…
R : — … je sais pas, au fond…
A : — Ton affection pour moi va pas jusque-là… tu t’en rendrais compte si tu étais en situation… Et pourtant ce qu’on appelle être amoureux, c’est ça… Au fond, t’aimes en moi autant ce qui appartient à ma carrière que ce qui fait vraiment partie de ma personne… surtout que tu me connais assez peu…
R : – Mais toi, Aaron, tu crois pas que tu cherches une vérité trop absolue en disant ça, et que tu passes par-dessus certains de tes propres sentiments, ou bien que tu nies certains des miens que tu préférerais que j’aie pas ?
A : — Je crois pas, non… Je me rends très bien compte que c’est pas si simple… même pas aussi simple que ce que je dis. (…) Je pense qu’on a un amour unique pour tout le monde. C’est déjà dire que les sentiments que tu as pour n’importe qui viennent en partie de l’[aspect] extérieur de l’autre… Je nie pas ton affection pour moi… je nie même pas que tu m’aimes, mais je voulais simplement te faire comprendre que de là à être ce qu’on appelle « amoureuse », c’est-à-dire prête à vivre avec moi avec tout ce que ça implique, il y a un pas… Tu m’aimes certainement comme j’ai pu aimer mes profs de piano par exemple – que je considérais plus ou moins aussi comme des modèles – . Moi, je t’aime aussi, d’une certaine manière… C’est ambigu, tout ça, équivoque… nos rêves le sont encore plus… Je tente pas de tout expliquer, mais je crois que c’est surtout des symboles.
Je dois avouer avoir été surprise en découvrant la forme de ton texte, car je ne suis pas habituée à lire cette forme-là. Je ne m'attaquerai pas à des remarques de forme car je ne suis pas assez à l'aise pour le faire (je soulève juste des petites répétitions), mais je vais te donner mon ressenti.
La forme aurait pu glisser au script théâtral, mais tu as réussi à dégager une certaine atmosphère. Le lien qui unit les personnages aussi, on le ressent, même si j'étais un peu perdue par rapport aux changements de scènes et d'époques.
Quoi qu'il en soit, les dialogues sont intéressants ! Je ne sais pas si mon commentaire est utile, il me paraît assez décousu en fait, mais je suis contente de découvrir tes textes !
Merci d'avoir passé par là et laissé un commentaire.
Comme ce sont d'anciens textes que je ne vais pas retravailler, tu fais bien de ne pas entrer dans les détails au sujet de la forme. À cette époque, j'appelais mes écrits "dialogues" parce qu'il y avait encore moins de narration que dans ce texte.
En fait, les passages en "flash back" illustrent ce qui a été évoqué juste avant dans le dialogue. C'est utile de savoir que ce n'est pas clair pour tout le monde.
Je trouve qu'il démontre une grande maturité, à la fois sur le fond et sur la forme.
Sur la forme parce que les choix stylistiques sont résolument emprunts d'une "signature" originale : le découpage temporel non linéaire, l'alternance pièce pour les dialogues/paragraphes narratifs, à mon avis, tu n'avais pas dû les copier sur un texte que tu avais lu, mais bien les inventer, non ?
Quant au fond... on ne peut nier qu'on est au coeur du sujet : c'est pour le moins ambigu ! Personnellement, je ne suis pas d'accord avec la théorie d'Aaron, parce que je suis trop intuitive pour me poser ce genre de questions, et que j'aurais tendance à me baser sur mon instinct (ce qu'il suggère d'ailleurs, dans le passage sur les avances), mais il a au moins le mérite de se poser des questions.
D'ailleurs, je ne sais pas à quel niveau tu voulais situer l'ambiguité, à l'époque. Pour moi, elle résiderait presque plus dans la question de savoir pourquoi il s'acharne à convaincre Ruth qu'elle ne l'aime pas vraiment, que de savoir si elle est "amoureuse de lui". En étant particulièrement retorse, je dirais qu'on a un peu l'impression qu'il ne veut pas d'elle et qu'il tourne le truc de manière à lui faire croire que le renoncement viendra d'elle.
Bon si ce n'est pas ce que tu voulais faire, désolée de prêter des intentions aussi perverses et calculatrices à tes personnages. L'âge et l'expérience déforment peut-être ma vision des choses :D
J'ai une réserve sur l'ellipse des négations, tout de même, qui n'apportent rien voire gênent un peu, à mon avis, puisque les deux personnages ont un langage assez châtié et qu'avec la forme choisie, on voit bien que c'est du langage oral.
Mais sinon, c'est un texte intéressant. Et c'était une très bonne idée de le poster ! ;)
Merci pour ta lecture et ton commentaire.
Concernant le découpage temporel, l'alternance entre dialogue et paragraphes narratifs, ainsi que ces pièces qui servent de décor, où le modèle du piano nous situe également dans le temps (le Pleyel nous situe chez les parents d'Aaron et le Bösendorfer, dans son propre appartement) sont bien sortis de mon imagination.
Pour les négations, j'ai résisté à la tentation de rétablir les "ne" (idem pour "tu as" ou "tu es"). Aujourd'hui, je trouve aussi ces élisions dérangeantes.
Concernant le raisonnement d'Aaron, il reflétait ma propre réflexion sur le sujet. Moi-même, je me suis crue amoureuse de musiciens que j'admirais et, à un moment donné, j'ai pris conscience du fait que je n'aurais été prête à vivre une relation amoureuse avec aucun d'entre eux.
L'ambiguïté réside dans les sentiments eux-mêmes, et la manière d'en parler est une tentative de mieux les comprendre. Aaron n'est absolument pas calculateur et il n'a pas ce genre d'intention perverse. Probablement que dans cette histoire-là, il se cherche encore un peu.
Je crois qu'à l'époque, j'avais une grande maturité intellectuelle (probablement due à mon habitude d'être entourée de personnes plus âgées que moi), mais sur les plans relationnel et émotionnel, j'étais immature (certainement à cause de l'aspect dysfonctionnel de ma famille).
Merci pour les compliments.