Prélude, choral et fugue
« Tu auras beaucoup à lutter contre ta personnalité. »
C’est pour vous faire part d’une expérience et de la réflexion qu’elle a suscitée en moi que je prends la plume aujourd’hui. Peut-être que je vous apporterai une vision nouvelle, peut-être aussi que vous sourirez en voyant avec quelle naïveté je découvre, ou je crois découvrir, certains aspects des êtres et des choses, quel étalage je fais de mes impressions, comme si mon évolution dans la vie devait être unique.
Il y a un monde entre l’approche inconsciente d’une œuvre et la perception de celle-ci dans toute sa grandeur ; et c’est ce monde que j’ai entrevu en abordant le « Prélude, choral et fugue » de César Franck, une œuvre monumentale qu’il me faudra laisser en repos par manque de ressources.
Ce n’est pas (encore ?) un échec, mais une étape, qui me montre que savoir vaincre les difficultés de texte n’est pas tout. C’est entre les notes qu’il faut voir : prélude, choral et fugue, c’est la fin d’une vie ; cette idée m’a traversée lorsque j’ai pensé :
« Le choral, tu dois le jouer comme une marche funèbre ; tu dois t’y étendre, comme la procession, longue, lente, solennelle... »
Le travail ne s’accomplit pas que dans l’action – où il s’avère parfois inefficace devant l’ampleur d’une œuvre – mais aussi au repos, se prolongeant dans le temps, nous révélant l’existence d’une autre dimension ; celle par laquelle l’œuvre nous échappe : l’incommensurable.
« Il ne faut pas l’oublier, mais continuer à le travailler en pensée. Quand tu te promèneras dans la nature, tu y penseras… C’est un tout grand chef-d’œuvre. C’est le genre de morceau qu’il faut travailler un moment, laisser reposer, reprendre après deux ou trois ans et de nouveau laisser mûrir, pendant des années, pour pouvoir peut-être le jouer une fois... »
Maintenant, je découvre que l’interprétation d’une œuvre est le résultat de tout un voyage dans le temps. Je commence à comprendre les choses en profondeur. Je me sens naître, entraînée par un courant qui me charrie irrésistiblement vers un but lointain.
Ma pensée s’accroche à vous. Votre nom, votre image me reviennent à l’esprit. Vous avez déjà accompli une partie de ce voyage que j’entame. Votre visage, vos paroles reflètent déjà cette sérénité que par un effort quotidien j’essaie d’atteindre.
C’est de cette manière que je répondrai à une question – presque un reproche – que vous m’avez adressée plus ou moins à mots couverts : « Pourquoi vous tourner vers l’extérieur, chercher chez les autres des réponses à vos questions ? C’est vers votre intérieur qu’il faut vous tourner. »
Cette question, j’ai eu l’impression que vous me la posiez une fois de plus dans les « Lettres à un jeune poète » de Rilke – dans lesquelles j’ai retrouvé ma position face à vous comme dans un miroir – et je me suis crue incapable de vous répondre comme vous avez l’air incapable de me répondre. Mais je m’aperçois que la réponse, je la vis (comme le préconise Rilke) en votre présence parce que sans la formuler, vous me la fournissez, par votre être et le regard que vous portez sur le monde.
Prélude, choral et fugue, je dirai que c’est la fin d’une phase d’évolution (non d’une vie) que vous illustrez bien – vous avez la chance d’avoir quelque chose derrière vous – ; c’est l’aboutissement, vers lequel j’avance pas à pas, non seulement d’un travail pianistique, mais aussi spirituel ; c’est, sinon un idéal, du moins un but.
Si vous avez l’heur de recevoir cette lettre (à vous de décider du préfixe mal- ou bon-), ce n’est pas parce qu’elle aura été destinée à être expédiée – vous pouvez constater qu’elle ne comporte pas d’en-tête – ; elle ne demande donc pas de réponse.
Merci d'avoir passé par ici et de m'avoir lue.
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Intéressant pour le lecteur car ce texte-ci, comme le précédent que j'ai lu, pose des questions et propose une réflexions qui ne sont pas courantes sur FPA.
Intéressant pour les plumes qui te côtoient sur le forum aussi, car ils révèlent quelque chose de toi : pas seulement la maturité dont tu faisais preuve à 18 ans ou tes préoccupations de l'époque, mais aussi la capacité que tu as, aujourd'hui, à soumettre à nos regards l'intimité de ta pensée. Je trouve ça courageux, d'autant que 18 ans n'est pas n'importe quel âge... Pour moi, ça montre que tu es capable de beaucoup de recul !
Intéressant, enfin, car le texte lui même illustre assez bien cette période de l'entrée dans l'âge adulte et toutes les contradictions qui lui sont propres.
On y sent les grandes vérités qu'on pense avoir découvertes, mais aussi des pointes de doutes (dans l'introduction notamment).
On sent la maturité de la réflexion et un certain recul, mais aussi une attitude un peu "fangirl" ;) ou à tout le moins une très grande admiration.
On sent aussi une certaine emphase parce qu'à cet âge, tout geste ou tout écrit à quelque chose de définitif et de symbolique. Les choses sont gravées dans le marbre. (Personnellement, j'ai découvert que ce n'était pas le cas il n'y a pas si longtemps !).
En tout cas je suis à peu près sûre que je n'écrivais pas comme ça à 18 ans ! Ca me donne envie d'aller fouiller les archives chez mes parents pour tenter de retrouver mes dissertations !
Merci pour ces petits "ovni" ;)
A bientôt
Merci d’avoir lu ce texte.
Tu m’épates : tu as toujours tellement de choses intéressantes à dire.
Comme ce travail a été lu en classe, il a déjà reçu son baptême du feu, si je peux le dire ainsi. Je craignais les réactions de mes camarades de classe parce qu’ils étaient rarement bienveillants à mon égard, contrairement aux Plumes. C’est là qu’il m'a fallu du courage : pour accepter que le prof le lise à haute voix devant eux.
Aujourd’hui, en effet, j’ai du recul. Je regarde celle que j’étais et je me rends compte que je ne peux plus penser comme elle, ni ressentir les choses de la même façon. J’ai perdu des illusions, mais aussi une grande part de la douleur qui allait de pair avec certaines attentes, certains vains espoirs.
Écrire ces choses à l’époque était certainement déjà une tentative de m’en distancer : la réflexion musicale est mise en avant, mais c’est un prétexte pour transmettre un autre message, celui qu’on lit entre les lignes.
On pourrait croire que ce texte n’a rien à voir avec celui que tu as lu précédemment ; pourtant, en écrivant ce dialogue l’année suivante, j’ai tenté d’expliquer, entre autres, ce qui a pu se passer en moi à l’époque où j’ai rédigé cette lettre.