Les cailloux rosés du trottoir s’agitent, gigotent, ballottent et roulent. Leurs minuscules ombres dansent en esquissant des rayons grisâtres sur la surface râpeuse. Les souliers vernis trébuchent, d’imperceptibles poussières s’y arriment ; Timoléon soupire.
Il marche de long en large sur le trottoir. Son regard d’abord cramponné à ses chaussures lâche prise ; les deux morceaux de cuir se brouillent, sa vision se suspend sur son bras. Il s’arrête sur cette main striées de patentes veines bleues, cette main brun-rouge, cette main tavelée, cette main vieillie avec des plis comme des chemins qui retracent les souvenirs ; sa main où jaillit une fleur. Peut-être qu’il vient de la cueillir parmi les gerbes de coquelicots qui s’arrachent au bitume, peut-être qu’il a visité le fleuriste ; peut-être avait-il prévu de venir avec une fleur, peut-être la fleur s’est glissée dans son esprit troublé puis dans sa main fragile.
Timoléon marche de long en large de l’autre côté de la route en écrasant les cailloux qui doivent croustiller. Il regarde sa fleur rouge sans trop la voir ; il pense à la maison en face. La façade s’orne de lierre et les vitres réfléchissent le soleil. Il redresse la nuque. Ses yeux dérivent sur la maison ; il a trop fixé la corolle, de petites taches écarlates s’interposent sur la tortille de son regard moiré. Les points virevoltent comme des paillettes qui tournoieraient autour de la maison.
Un doux sourire flotte comme le tremblement d’une feuille sous la brise. La feuille frétille et se défait de sa branche, volette et s’apaise entre les épaules courbées ; plus haut, sous des mèches pyrites, le feuillage est radieux.
La fleur frissonne entre les doigts moites de Timoléon qui arpente le trottoir. Elle va lui plaire, c’est certain : sa maison et son jardin sont des refuges fleurissants de plantes diaprées et parfumées ; il doit savoir d’ailleurs que ce puissant rouge est sa couleur bien-aimée : elle peint toujours ses lèvres en amarante. Il adore lorsqu’elles sursautent comme des éclosions flamboyantes de joies.
Rouge, c’est aussi ce sang vif qui traverse les tiges qui déforment la peau de Timoléon, précipité par la tulipe intérieure, le cœur. Il a un sourire qui remonte jusqu’à ses yeux embrumés d’émotions. Il marche en regardant tantôt sa fleur, tantôt la maison ; il ne s’éloigne jamais de la maison de l’autre côté de la route : il fait huit pas, se retourne lentement, et recommence.
Il sait qu’elle est à l’intérieur… à cette heure-là, elle arrose peut-être ses plantes en chantonnant dans sa maison plein de rayons… et elle doit être sublime avec les pétales argentés qui frisottent sur sa tête… La fleur lui plaira, Timoléon n’en doute pas : mais lui ? Va-t-il lui plaire avec toutes ses stigmates de sa vie consumée ?
Le ciel bleuit.
Il cherche son courage entre les cailloux ; il doit bien être quelque part puisqu’il est parvenu jusqu’ici… !
Il n’a qu’à passer de l’autre côté de la route. Il devra pousser le portail, le refermer maladroitement… peut-être avec un grincement et un tremblement. Ensuite, il faudra parcourir l’allée bordée de lavandes : l’odeur sera comme un nuage confus, il sera ému de ces effluves puissants. A côté de la porte, il y aura un joli réverbère éteint… il sera quand même ébloui… il cherchera à tâtons le battant et frappera trois coups… et… et… après…
Timoléon a beau se jouer la scène mille fois en marchant de long en large, la fleur serrée entre ses doigts pour bien la sentir sans l’abîmer, il ne parvient pas imaginer la suite.
Elle lui ouvrira, il bredouillera : jusque là, ce n’est pas bien compliqué. Donnera-t-il la fleur avant de parler ? Comment les mots sortiront de sa bouche ? Est-ce qu’ils auront la consistance d’un parfum, d’une pluie fine, d’un voile léger… ? Et quels chemins prendront-ils ? Iront-ils droit à son cœur pour le surprendre, l’alléger, l’embrasser… ? Et ses lèvres rouges, souriront-elles ? Et ses yeux charmants, pétilleront-ils ? Y aura-t-il un frissonnement de ses rides si joliment dessinées, une teinte plus soutenue sur ses joues, un geste pour attraper la fleur et… sa main ?
Timoléon balbutie et s’arrête net. Il est tout tremblant en se mettant face à la route, ses genoux s’entrechoquent et se bloquent ; mais il est prêt à traverser. Il ne peut pas demeurer empêtré dans ses conjectures ; il faut qu’il lui déclare chaque pétale de son amour ; et il cueillera le moindre regard, le moindre sourire, le moindre sentiment tendu vers lui.
Offrir une fleur ! C’est un simple acte, qui se voit partout et en toutes circonstances. Et pourtant… Il ne bouge plus ; il pense à la femme de l’autre côté de la route, avec déjà une teinte rose sur sa peau chiffonnée.
La fleur n’est qu’un prétexte… tout au plus, un symbole, un infime témoignage rouge vif de l’amour qui l’exalte.
Il traverse à grands pas pressés qui doivent faire grincer ses vieilles articulations. Timoléon est arrivé sur le trottoir de l’autre côté de la route. Il soupire et il inspire, se remet à marcher de long en large, regarde tout sans que son attention ne quitte la maison ensoleillée ; sa fleur reflète sur ses deux pommettes, son regard étincelle.
Il faut qu’il parcoure l’espace qui le sépare de son aveu. Son pouls s’effarouche. Il frissonne. Sa gorge brûle. Il lui offrira cette fleur.
A trop fixer la maison, il ne la détaille plus : il ne voit pas la femme argentée auréolée de rayons de soleil qui, de sa fenêtre, le contemple marcher de long en large avec sa fleur. Et même lorsqu’il était de l’autre côté de la route, la couleur des pétales lui plaisait, mais l’homme grisonnant, davantage. Elle se languit en marmottant son impatience, marche de long en large devant la vitre, rosit et rougit, lâche et reprend son arrosoir, tente une chansonnette et s’arrête. Elle souhaite presque appuyer son nez au carreau depuis qu’elle l’a aperçu en rempotant un lys. Elle ouvre la fenêtre pour respirer. Les gonds grincent. Timoléon se retourne en bougeant sa lèvre inférieure et sa moustache peignée.
Il pousse le portail en tendant la fleur.
Elle sort précipitamment par la porte ; s’immobilise sur le seuil.
Il aurait bien aimé avoir plus de temps pour lisser ses rides.
Elle sourit, la bouche grande ouverte.
Étourdi de sentiments et de l’odeur des lavandes, il ne regarde pas où il va en tendant toujours sa fleur ; il chancelle alors et rit gauchement.
Elle approche sa main pour l’attraper.
Ils se penchent l’un vers l’autre de vieillesse et d’amour.
Leurs doigts marqués et flétris s’enlacent à la fleur rouge.