T'as les yeux tout plissés. Comme quand t'essaies de lire les panneaux trop loin sur l'autoroute. Ça fait trois fois que tu secoues la tête en regardant ton téléphone.
— Tu sais, papa, toutes ces catastrophes que tu lis, elles n'existent que parce que tu les regardes.
— Comment ça?
— C'est comme les monstres sous mon lit. Quand tu allumes la lumière, ils disparaissent. Peut-être que si tout le monde arrêtait de regarder les malheurs, ils s'évaporeraient aussi.
— Ce n'est pas si simple, ma chérie.
— Pourquoi les grands compliquent toujours ce qui est simple ? Quand les arbres perdent leurs feuilles, est-ce qu'ils pleurent? Non, ils attendent. Ils savent que d'autres feuilles viendront. C'est ce que tu m'as expliqué l'automne dernier. Les adultes disent des choses et puis ils les oublient. Ils fabriquent des vérités pour les enfants et gardent les mensonges pour eux. Pourquoi?
— Je ne sais pas
— Tu vois, ce n'est pas si difficile de ne pas savoir. Je ne sais pas plein de choses et ça ne m'empêche pas de dormir. Est-ce que tu veux que je te raconte une histoire à l'envers? Une histoire qui commence par la fin et qui remonte jusqu'au début ? Il était une fois un homme qui a découvert qu'il était heureux. Et parce qu'il était heureux, il a cessé d'avoir peur. Et parce qu'il a cessé d'avoir peur, il a commencé à vraiment regarder autour de lui. Et parce qu'il regardait vraiment, il a vu la beauté cachée dans les détails. Et parce qu'il voyait cette beauté, il s'est mis à l'aimer. Et parce qu'il aimait, il a commencé à comprendre. Et parce qu'il comprenait, il a appris à pardonner. Et parce qu'il pardonnait, son cœur s'est allégé. Et avec ce cœur léger, il est devenu l'homme qui allait découvrir qu'il était heureux.
Et puis je suis sorti.
J'ai un caillou dans ma chaussure. Il se promène sous mon pied. Tickle-tickle contre ma peau. C'est énervant mais c'est rigolo aussi.
Et alors?
Tu dis que le monde devient fou. J'ai demandé à maîtresse ce que ça veut dire, un monde fou. Elle a fait sa tête qui réfléchit, celle avec les sourcils qui montent vers le plafond. Elle a dit que les grandes personnes disent ça quand elles comprennent plus ce qui se passe.
Les fourmis dans le jardin, elles s'en fichent que le monde soit fou. Elles transportent des miettes mille fois plus lourdes qu'elles. Hier, j'en ai vu une qui traînait un bout d'aile de papillon. Bleu brillant. Trésor minuscule volé au vent.
Tu tritures ton bracelet-montre. Clic-clic-clic avec l'ongle. Comme le bruit de l'horloge de la cuisine quand tout le monde dort. Un bruit qui creuse des trous dans le silence.
Les grandes personnes fabriquent du souci avec des bouts de rien.
J'ai léché mon doigt et dessiné un soleil sur la table. Un soleil mouillé qui a vécu dix secondes. J'ai soufflé dessus. Pfff. Disparu. Mais j'en garde un dans ma tête. Les soleils de ma tête, personne peut les effacer. Même pas les nuages de la tienne.
Et alors?
Quand je trempe mon pain dans le chocolat chaud, ça fait des vagues marron. Des vagues minuscules. Un océan dans un bol. Si on avait des yeux-loupes, on verrait peut-être des bateaux minuscules et des poissons-miettes qui nagent dedans.
Tes peurs sont comme des chiens méchants sans laisse.
La nuit dernière, mon doudou est tombé du lit. J'ai rêvé qu'il était perdu dans la forêt. J'ai pleuré dans mon sommeil. Au matin, je l'ai retrouvé par terre, plein de poussière. J'ai soufflé sur ses poils gris. Il avait l'air tout content de me revoir. Les doudous, ils ont pas peur du noir sous les lits. Ils ont juste peur qu'on les oublie.
Tu fronces les sourcils quand tu regardes les nuages. Tu vois des dragons et des monstres. Moi j'y vois des chiens qui courent et des montagnes de crème glacée.
Y a un bruit bizarre qui sort de la machine à laver. Comme si elle avalait des cailloux. Ça me rappelle la mer, quand les vagues reprennent les galets en faisant schloup-schloup-schloup. J'ai mis un coquillage contre mon oreille l'autre jour. La mer était toujours dedans, prisonnière et libre en même temps.
Les catastrophes dans ta tête sont plus bruyantes que le tonnerre dehors.
J'ai mis mon doigt sur une limace hier. Elle s'est recroquevillée d'un coup, comme quand tu te replies sur toi-même avec ton journal. Sa peau était froide et chaude en même temps. Bizarre. Elle m'a laissé un petit bout de brillant sur le doigt. Un cadeau de limace.
Et alors?
Il pleut des cordes, tu dis toujours. J'ai cherché les cordes dans la pluie. J'ai juste trouvé de l'eau qui chatouille mes cils et qui fait des rivières sur mes joues. Si on ouvre la bouche vers le ciel, on peut boire les nuages morceau par morceau.
On dirait que grandir, c'est oublier de goûter la pluie.
Un chat a vomi dans la rue ce matin. Une flaque bizarre avec des morceaux dedans. Tu as fait "beurk" et t'as nettoyé en fronçant le nez. Moi j'ai trouvé ça intéressant. Le chat, il garde pas les choses qui lui font mal au ventre. Il les recrache et après il fait sa sieste tranquille.
Tes inquiétudes, tu les avales encore et encore. Elles te rendent tout pâle.
Les graines de pissenlit s'envolent quand on souffle dessus. Elles savent pas où elles vont atterrir. Elles s'en fichent. Le vent décide. Elles font juste leur travail de graine: s'accrocher quelque part et pousser. Même dans les fissures de béton, elles font des fleurs jaunes.
J'ai un bleu sur le genou depuis trois jours. Il change de couleur comme un caméléon lent. D'abord violet, puis bleu-noir, maintenant il devient jaune sur les bords. Mon corps repeint ses accidents en couleurs bizarres.
Et alors?
Je t'ai vu sourire hier quand j'ai attrapé une goutte de pluie sur ma langue. Un vrai sourire, pas celui que tu mets comme un chapeau pour les photos. Pendant trois secondes, tes rides ont disparu. T'étais là, juste là, pas ailleurs dans tes pensées qui piquent.
Les crayons qu'on appuie trop fort se cassent. Les gens aussi, peut-être.
Cette nuit, y avait un orage. Le tonnerre faisait trembler mes dents. Tu m'as prise dans tes bras. On a compté ensemble: un-mississippi, deux-mississippi... Pour savoir si l'orage s'éloignait. Tes bras étaient chauds et ton cœur faisait boum-boum contre mon oreille. Plus fort que le tonnerre.
T'as peur pour l'hiver qui vient, tu dis. Moi j'ai hâte de voir mon souffle faire des nuages. De sentir la neige craquer sous mes bottes. De lécher un flocon posé sur ma moufle.
L'autre jour à l'école, un camarade a pleuré parce que sa tortue est morte. La maîtresse a dit que c'est triste mais normal. Que tout ce qui vit doit mourir un jour. Il a arrêté de pleurer quand on a fait un dessin de sa tortue avec des ailes. Une tortue-ange qui vole plus vite qu'elle ne marchait. Ma maîtresse m’a demandé pourquoi je n’étais pas triste.
“Ce n’est pas que je ne suis pas triste,” ai-je répondu. “C’est que je suis occupée à vivre.”
Elle n’a pas compris. Les adultes comprennent rarement.
Ils croient toujours qu’il faut choisir: être conscient ou être heureux.
Comme si les deux s’excluaient mutuellement.
Comme si on ne pouvait pas danser au bord du précipice.
Et alors?
Les araignées font des toiles parfaites même quand il y a du vent. Même quand on les détruit, elles recommencent. Sans se plaindre, sans dire que c'est injuste. Elles tirent juste un nouveau fil brillant et continuent leur ouvrage.
Quand je t'apporte des pissenlits, tu les mets dans un verre d'eau sur le rebord de la fenêtre. Tu dis que c'est des mauvaises herbes, mais tu souris quand je te les donne. Les mauvaises herbes, c'est juste des fleurs qui poussent là où les grandes personnes voudraient pas.
J'ai appris à l'école que notre corps change toutes ses cellules. Dans sept ans, je serai faite de morceaux tout neufs. Toi aussi. Peut-être que tes nouveaux morceaux auront moins peur que les vieux.
La nuit, je touche le mur à côté de mon lit. Il est frais et solide. Il bouge pas même quand le vent hurle dehors. Comme ta main quand j'ai peur.
Et alors?
Les catastrophes que tu redoutes? Elles viendront.
Les pertes que tu crains? Elles se produiront.
Les souffrances qui t’empêchent de dormir? Elles se manifesteront.
Et alors?
La beauté n’est pas distraction du réel, papa.
Elle est concentration du réel.
Quintessence du réel.
Vérité du réel.
Les prophètes de malheur hurlent à la fin du monde?
Laisse-les hurler.
Les statistiques annoncent l’extinction?
Laisse-les calculer.
Les experts prédisent l’effondrement?
Laisse-les prédire.
Toi et moi, nous serons occupés ailleurs.
Les grandes personnes réparent le monde avec des mots cassés.
Je collectionne les instants comme tu collectionnes les inquiétudes.
Tu amasses des “et si…” — moi, des “maintenant”.
L’autre jour, tu m’as demandé pourquoi je souris souvent “sans raison”.
La question m’a surprise. Comme si on avait besoin d’une raison pour sourire.
A-t-on besoin d’une raison pour respirer?
Je souris parce que mes lèvres connaissent cette forme.
Je souris parce que le soleil caresse ma joue comme le ferait un ami.
Les raisons ne manquent pas.
C’est plutôt ton froncement de sourcils perpétuel qui me semble inexplicable.
Tu m’as demandé pourquoi je danse sous la pluie.
Je t’ai répondu: “Parce qu’il pleut.”
Tu n’as pas compris.
La simplicité te déconcerte plus que toutes les complexités.
Pourtant c’est si clair:
Je danse sous la pluie parce qu’il pleut et que j’ai des jambes.
Je chante parce que j’ai une voix et que l’air existe pour la porter.
Je ris parce que mon corps connaît cette alchimie qui transforme la joie en son.
Est-ce si mystérieux?
Tu parles toujours de “sauver le monde”,
comme si le monde était quelque chose d’extérieur à toi,
un objet à réparer, à protéger, à préserver.
Mais le monde n’est pas ailleurs.
Il est cet espace vibrant entre ta peau et la mienne quand je prends ta main.
Il est ce champ de forces invisibles où nos regards se croisent.
Il est cette alchimie subtile de l’air qui entre et sort de nos poumons.
Si tu veux sauver le monde, sauve cet instant.
Habite-le pleinement, totalement, radicalement.
Le reste suivra de lui-même.
Tu me demandes souvent ce que je ferai quand je serai grande.
Comme si “plus tard” était plus réel que “maintenant”.
Comme si l’avenir comptait davantage que cette lumière qui joue sur le plancher.
Comme si le but de l’enfance était de la quitter.
La vérité, c’est que je suis déjà tout ce que je pourrais être.
Une collection temporaire d’atomes qui a miraculeusement pris conscience d’elle-même.
Un fragment d’univers qui contemple l’univers.
Une vague qui se sait océan.
Quel métier pourrait surpasser cela?
Je te vois t’agiter pour un futur qui n’existe que dans ta tête.
Te tourmenter pour un passé qui n’existe plus nulle part sauf dans ta mémoire.
Pendant ce temps, le présent – seul temps qui existe réellement – s’écoule entre tes doigts comme du sable fin.
Je ramasse ces grains que tu négliges. J’en fais des châteaux éphémères.
Des royaumes minuscules où règne la joie féroce d’être en vie malgré tout.
Malgré la mort qui nous attend. Malgré les glaces qui fondent.
Malgré les forêts qui brûlent. Malgré les espèces qui s’éteignent.
Car “malgré” est peut-être le plus beau mot de la langue humaine.
Plus puissant que tous vos “parce que” et vos “afin que”.
Je t’observe lire les grands livres que tu gardes sur l’étagère du haut.
Philosophie, économie, écologie, politique.
Tu cherches des réponses, je le sais.
Mais as-tu remarqué comment la lumière danse sur les pages?
Comment le silence entre tes pensées contient déjà tout ce que tu cherches?
Comment ta respiration raconte l’histoire complète de l’univers?
Les réponses ne sont pas dans les livres, papa.
Elles sont dans cette attente tranquille entre deux questions.
“Et alors” — ces deux mots contiennent tout le secret:
L’acceptation qui n’est pas résignation.
La paix qui n’est pas fuite.
La joie qui n’a besoin d’aucune raison pour fleurir.
Tu voudrais des certitudes, je le sais.
Des garanties. Des assurances. Des promesses.
Je n’en ai aucune à t’offrir.
Juste cette évidence: l’herbe est verte, le ciel est vaste, ta main est chaude dans la mienne.
Est-ce si peu?
Est-ce si fragile?
Peut-être.
Pose ton téléphone.
Éteins ton ordinateur.
Ferme ton journal.
Viens avec moi dans le parc.
Allongeons-nous dans l’herbe, côte à côte, yeux vers le ciel.
Sentons la terre humide sous nos dos.
Écoutons le chant des grillons dans le crépuscule.
Laissons l’univers nous traverser comme la lumière traverse une vitre propre.
Tout ce que tu crains arrivera peut-être. Certainement, même.
Les civilisations s’écrouleront. Les espèces disparaîtront. Les êtres aimés mourront.
Et alors?
Et alors, nous aurons vécu.
— Je crois que tu as raison. Tu me dis
— Bien sûr que j'ai raison. Les enfants ont toujours raison sur l'essentiel. C'est pour ça que les grands ne nous écoutent pas. Ça leur fait peur.
La sagesse n’est pas quelque chose qu’on acquiert.
C’est quelque chose qu’on se rappelle.
Rappelle-toi, papa.
Rappelle-toi comment c’était avant que le monde ne devienne un problème à résoudre.
Rappelle-toi la joie simple d’exister sans pourquoi.
Et alors, rien. Et alors, tout.