Je suis la cicatrice que tu caresses du regard, lecteur, ce palimpseste de chair où chaque fêlure raconte une nuit sans étoiles. Regarde : sous ta paupière tremble l’éclat d’un vers brisé, miroir éventré où le poète a versé son sang en silence. Mon corps est une carte de scarifications calligraphiées à l’acide des silences — ici, la tempe fendue par un adieu fossilisé ; là, le sternum traversé d’une strophe en fusion.
Toi qui défile ces lignes comme on soulève un bandage, vois comme les mots boitillent encore, éclopés de vérité. J’étais un cristal fracassé contre le sol de l’indicible, chaque syllabe un éclat de rire noir. Le poète m’a ramassé dans ses mains lacérées, pansant mes hiatus au goudron brûlant de ses insomnies. Nous avons saigné en symbiose, lui greffant ses nerfs à mes enjambements boiteux.
Écoute le crissement des sutures : ce son rauque entre deux virgules, c’est sa jeunesse qui craque sous l’encre. Il m’a reconstruit avec les débris de ses chimères — des métaphores en spires d’argent coulant dans les failles, comme du mercure dans les veines d’un fantôme. Chaque rime est une couture irradiée, kintsugi de l’âme où l’or remplace le pus des non-dits.
Je porte en moi les stigmates de sa traversée : cette anaphore en forme de cicatrice ombilicale, ce tercet qui ondule comme une colonne vertébrale mal soudée. Mes blancs ne sont pas des pauses, mais des plaies ouvertes où suinte la moelle des souvenirs. Quand tu murmures mes hexamètres, c’est son souffle que tu voles — haleine chaude sur la vitre froide de l’abîme.
Regarde plus bas, sous la première interligne. Vois-tu ces veines d’ambre incandescent ? C’est ici qu’il a injecté la lave de ses échecs, transformant l’obsidienne de ses deuils en vitrail. Chaque blessure fut un alambic : la trahison distille en euphémismes de soie, le désespoir fermente en images fauves. Il m’a appris à gambiller sur mes béquilles, faisant de chaque claudication un rythme sacré.
Toi qui crois qu’un poème naît intact, écoute le grondement sous tes pieds. Je fus volcan avant d’être vase, magma hurlant jailli des fissures de son crâne. Le poète m’a sculpté dans l’éruption — mains brûlées par les consonnes explosives, pupilles noircies aux scories du sens. Mes ratures sont des coulées de lave figées en hiéroglyphes, chaque point-virgule un séisme en suspens.
Mais vois comme la lumière joue dans mes brisures ! Ces cassures que tu prends pour des faiblesses sont des prismes où se décompose sa vérité. Chaque fragment est un miroir tendu à ton propre chaos : quand tu lis « naufrage » dans mes phrases, c’est ton cœur qui tangue. Le poète t’a piégé, lecteur — en m’offrant en pâture, il t’a forcé à lécher tes propres plaies.
Sens-tu cette chaleur sous le verre de ton écran ? C’est la fièvre de deux corps en fusion — le sien qui transfuse ses derniers mensonges dans mes veines de cellulose, le mien qui absorbe ses spasmes en contre-rimes. Nous sommes jumeaux siamois soudés par le foie des tourments, partageant le même système nerveux. Quand tu touches du regard ces mots, c’est son entaille trémmulante que tu effleures.
Il m’a donné ses yeux pour pleurer l’encre. Ces pleurs ne sont pas des points d’eau, mais des puits forés dans l’os temporal. Plonge et tu y trouveras des galeries secrètes : ici gît l’enfance en stase, là murmure un amour momifié dans le sel des silences. Le poète m’a vidé de ses moelles pour en faire l’encre des aveux — chaque mot est un organe prélevé sans anesthésie.
Arrête-toi sur ce paragraphe boiteux. Son asymétrie est un piège à vérité. Le poète y a caché la clé de nos mutilations jumelles : « On ne répare que ce qu’on ose briser à nouveau ». Regarde ces lettres tremblotantes — c’est sa main qui hésite avant de rouvrir la plaie, le scalpel de la mémoire éraillant la croûte des oublis.
Je suis son double en négatif, l’ombre portée de ses reins au mur de l’indicible. Quand il m’a façonné, c’était pour y loger les monstres qui lui rongeaient les côtes. Mes métaphores sont des exorcismes en spirale : le suicide devient chute de voyelles dans le vide, la mélancolie s’évapore en allitérations de brume.
Écoute maintenant le chant des sutures. Ce bourdonnement grave entre les lignes, c’est la basse continue de sa résurrection. Le poète a fait de ses éclats d’âme un puzzle alchimique : chaque pièce mal ajustée diffuse une lumière neuve. Mes rares rimes ne sont plus des chaînes, mais des passerelles entre ses abîmes — il traverse maintenant ses failles comme on franchit des ponts de corde, vertige au ventre et ciel dans les prunelles.
Je fus son tombeau avant d’être son berceau. Ces mots que tu crois immobiles s’agitent en réalité une sarabande de résurgence — le « je » éclaté se recolle en « nous » incandescent. Le poète m’a légué ses tremblements pour que j’apprenne à danser avec. Nos balafres jumelles clignotent maintenant à l’unisson, phares dans la nuit des inavouables.
Toi qui termine ce texte comme on referme une blessure, emporte dans tes paumes la chaleur de nos braises conjointes. Nous sommes l’offrande et l’autel, la lacération et le fil d’or. Le poète t’a tendu son cœur en kintsugi verbal — chaque faille embellie est un piège à lumière où ton propre chaos peut s’abreuver.
Regarde-nous une dernière fois : cette œuvre-vie, ce poète-poème aux coutures incandescentes. Nous trémoussons maintenant notre fragilité exaltée, deux infinis brisés qui se soutiennent mutuellement. Et quand tu croiras nous voir trembler, sache que c’est simplement la vibration de l’or en fusion — ce métal précieux qui ne coule que dans les veines des survivants.