Le train a rejoint la terre ferme. Elle a adoré le passage par la mer, voir les vagues se briser contre les flancs du wagon, voir flotter, juste en-dessous de la surface de l’eau, les rails immenses rendus légers par l’utilisation de nouveaux matériaux conçus par des planifieurs du XXIIème siècle. Elle ne détache pas son regard des paysages qui défilent, comme si elle les découvrait, ce qui est presque le cas, puisqu’elle ne les a jamais vus physiquement. C’est la première fois qu’Elle sort de son île, qui si elle est suffisamment grande, lui paraît minuscule à côté du continent européen.
Les noms des villes et des lieux ont changé depuis la réforme qui a suivi la grande connexion, sauf ceux des continents, c’était plus simple, se rappelle-t-elle. Quant aux pays, ils n’existent plus. C’est là un des bienfaits indiscutables de la toile : il n’y a plus de gouvernements au sens où on l’entendait avant. Il y a des gens qui gèrent, qui planifient, qui préparent, mais à la vérité, toute la toile s’en charge. Il n’y a plus de dictatures mais il n’y a plus besoin d’élections non plus, parce que grâce à la grande connexion, les esprits humains ont tous ensemble accédé à une vérité qu’ils n’étaient pas capables de toucher du doigt auparavant. Quelque chose qui dépasse les querelles, les divergences d’opinions, une sorte de prise de conscience mondiale, impossible à traduire en mots. Et depuis, plus de guerres, plus d’accidents diplomatiques, plus de terrorisme et d’injustices.
Donc, plus de frontières. Ni de douanes, bien entendu. Les frontières physiques paraissent ridicules, puisqu’on peut marcher pensivement sur une plage alors qu’on habite à la montagne.
Au bout d’un moment, comme tous les voyageurs depuis qu’on a inventé les trains, elle se lasse de la fenêtre. Elle voudrait bien dormir, que le voyage semble durer le temps d’un battement de paupières… Elle pense à tout ce qu’elle va découvrir dans sa boutique d’antiquités. Elle esquisse de nouvelles améliorations pour Robert à travers son ordinateur auquel elle s’est connectée pensivement. Elle s’ennuierait presque.
Quelques siècles plus tôt, elle aurait lu un livre, regardé un film, écouté de la musique. Mais ici, aujourd’hui, elle ne peut que penser à tous ces livres et ces films, en absorber le contenu, les images et les mots défilant dans son esprit, et non devant ses yeux, comme une sorte de brouillard coloré, en s’imprimant toutes à la fois, sans aucune possibilité de décortiquer une histoire petit à petit.
- Je connais sur le bout des doigts – elle est jolie cette expression, pas vrai ? – les histoires de centaines de bouquins à la fois, mais je n’ai jamais rien lu physiquement. Pareil, tout un tas de chansons, et j’ai visité plein de villes différentes un peu partout dans le monde, mais je n’entends rien, je ne vois rien, je suis prisonnière d’une bulle, non, c’est pire, on est tous prisonniers d’une gigantesque bulle commune, la toile. La Toile, devrais-je dire, avec une majuscule. Quel cauchemar. Tous aveugles et sourds, et muets aussi. Plus personne ne parle, et ceux qui parlent, on ne les écoute pas. Est-ce que tu m’écoutes, Vi, quand je te parle ?
« Vi » c’est Virtuelle4815162342 qui est installée dans son wagon, à quelques rangées de sa place. Elle n’en revient pas que cette fille lui parle. Vi répond pensivement, mais Elle fait la sourde oreille pensive. Elle est donc contrainte de parler. C’est difficile. Sa langue est lourde, ses lèvres raides, comme si elle n’avait jamais parlé de sa vie… Ce qui est peut-être bien le cas, après tout.
- Oui, je suis… bien obligée de…
- Tais-toi, Vi. Tu n’écoutes pas. Tu entends juste, et ça fait toute la différence. La même différence qu’il y a entre voir (et Elle fixe Vi d’un regard noir) et penser une image (Elle ferme les yeux). Tu vois, là, je distingue très bien ta tête ahurie, et il y a plein d’autres images de toi sur la toile. On pourrait en conclure que je n’ai pas besoin de te voir physiquement, que je pourrais me contenter de mes pensées. Mais NON ! hurle-t-elle en bondissant de son siège, ses yeux grands ouverts braqués sur Vi qui sursaute.
Elle parle à toute vitesse, ses paroles vont aussi vite que sa pensée, au point que Virtuelle4815162342 n’arrive pas à distinguer ses mots dans sa tête avant qu’elle ne les formule. Ses oreilles bourdonnent et elle commence à avoir peur.
- Non, Vi, on ne peut pas se contenter de ce qu’il y a dans nos têtes ! On ne peut pas, tu m’entends ?
Aussi vite qu’Elle s’est échauffée, le calme lui revient, et elle s’assoit face à Vi, un sourire tendre sur le visage. Mais Vi commence à comprendre qu’Elle n’est pas très nette, et ce sourire ne la rassure pas le moins du monde.
- En tout cas, je ne peux pas. Mais je perds mon temps à t’expliquer tout ça, t’es incapable de comprendre, avec ta cervelle d’oiseau. Enfin, je me demande…
Elle scanne Vi qui se recroqueville sur sa chaise. Vi sait bien qu’elle ne devrait pas avoir peur. Elle ne peut rien lui faire. Si Elle décidait de la frapper, ses intentions seraient immédiatement décodées et quelqu’un interviendrait… Sûrement.
- Peut-être bien que si, après tout. Voyons si t’es capable de comprendre, imbécile de nouveleuse immature.
Le gros problème de Vi, c’est qu’on dirait qu’Elle ne prépare jamais ses phrases à l’avance. On dirait qu’Elle ne prémédite jamais rien, et si Elle décidait de la frapper, peut-être que personne n’aurait le temps de réagir… Vi déglutit difficilement tandis qu’Elle se lève pour s’installer à côté d’elle et se met à lui parler d’une voix feutrée, les yeux brillants.
- Vi, est-ce que tu te rends compte de tout ce qu’on rate, avec cette toile ? Réponds-moi. Tu te rends compte ? Il n’y a pas des choses que tu préférerais garder pour toi ?
Vi est bien trop déboussolée pour répondre.
- Tu ne voudrais pas ressentir le frisson que ça devait être, avant la grande connexion, quand tu ne savais pas ce que les autres pensaient de toi, jamais, et que tu devais toujours creuser pour l’apprendre ?
Cette fois, Vi secoue la tête courageusement. Non, elle ne voudrait pas. Elle la fixe avec l’air si furibard que Vi finit par obtempérer et répondre oralement.
- Non, bafouille-t-elle. Si je ne savais pas ce que les autres pensent de moi, ça voudrait dire que je ne suis jamais sûre de la manière dont ils vont réagir quand je vais m’adresser à eux. Ils peuvent très bien se moquer de moi, m’insulter, ils peuvent me rejeter et que je ne sache même pas pourquoi…
Elle fronce les sourcils et agite convulsivement la main. La discussion part dans un sens qui ne lui plaît pas.
- Là n’est pas la question. Tu te rends compte comme ça devait être génial, d’être un ? Unique ! Être une personne parmi d’autres, pas forcément différente des autres, mais en ignorant ce que sont les autres, surtout. Ecoute-moi ! s’exclame Elle en secouant le bras de Vi, avant de lui réexpliquer dans l’espoir qu’elle finisse par approuver. Avant la grande connexion, juste quelques siècles avant… Lorsqu’on ignorait les pensées des autres, la moindre petite révélation de ce qu’ils étaient au fond remplissait de joie. Maintenant qu’on sait et qu’on n’apprend plus, tout ce plaisir-là a disparu, tout est morne.
Elle laisse mollement retomber son bras, l’air soudain vulnérable. Quand elle reprend la parole, sa voix n’est plus qu’un murmure et Vi trouve ses intonations proches de la démence.
- Alors, petite Vi, toi qui connaît ce que tout un chacun pense de toi… Tu penses sincèrement que c’est de toi dont ton cher brillant va tomber amoureux ?
Vi s’étrangle.
- Je pense qu’il… Je ne crois pas que… Tu…
- Tais-toi, Vi, marmonne Elle, menaçante. Tu crois le connaître. Mais t’es complètement à côté de la plaque, pauvre idiote. On est tous à côté de la plaque. Ce qu’il a bien compris, lui, qu’on est tous… Il a compris tellement de choses ! Il a compris que ce qu’on connaît déjà, on ne pourra jamais l’aimer, c’est ce qui est nouveau, ce qu’on apprend à connaître qui est aimable ! Comment peux-tu seulement prétendre le comprendre si tu n’admets pas ça ? Réveille-toi ! Cogne-toi un peu à la vie, défend-toi un peu contre ta prison ! C’est ce qu’il essaye de faire, lui ! La toile est un piège, la toile t’enferme dans tes propres fantasmes, la toile est un ennemi que tu ne peux PAS aimer. Cesse donc de défendre cette saloperie de toile. Et…
Le visage de Vi est couvert de larmes. Elle la jauge du regard, pour voir si cette pauvre petite nouveleuse est capable de supporter une attaque de plus.
- Et même si tu changes ça, lâche froidement Elle, y’a aucune chance qu’il s’éprenne de toi.
Virtuelle4815162342 éclate littéralement en sanglots. Comment Elle peut-elle détruire aussi insensiblement les espoirs et les illusions d’une pauvre nouveleuse qui n’a rien demandé ? Vi a l’impression qu’on lui arrache quelque chose qui était profondément ancré en elle.
Mais elle découvre également que tout n’est pas que manichéisme, lorsqu’Elle la prend dans ses bras pour la consoler. Elle n’aurait jamais pensé qu’un contact physique puisse être aussi réconfortant.
Ce à quoi Vi s’attendait le moins, c’était à ce qu’une fille comme Elle, qui l’a impitoyablement fait pleurer avant de la prendre dans ses bras, se mette elle-même à pleurer, comme un enfant qui s’abandonnerait, comme un bébé qui serait connecté pour la première fois à la toile et dont le cerveau serait envahi par des pensées qui ne sont pas les siennes, pollué, jusqu’à ce que ça devienne insupportable et qu’il se mette à pleurer.
Virtuelle4815162342 va de surprise en surprise, aujourd’hui. Les nouveleurs avec qui elle a l’habitude d’échanger des pensées s’inquiètent pour elle, lui conseillent de laisser Elle pleurer seule, de s’en aller immédiatement avant d’être touchée par ses ondes de folies, mais Vi n’en a aucune envie, au contraire elle aimerait que ces gens se taisent un peu, qu’ils la laissent tranquille, juste quelques minutes… Virtuelle4815162342 n’en a pas conscience, mais le déclic s’est produit, elle est sortie de la masse, et elle cherche l’Abstraction.
Le train arrive à Brillotondo dans une dizaine d’heures, et les rares passagers s’éloignent de plus en plus du wagon central, où deux jeunes filles pleurent à grand bruit, l’une dans les bras de l’autre, ce qui ne peut être que le signe précurseur d’une folie à venir.
Encore une fois, je vais faire la rapprochement entre l'une des histoires que j'ai lu, car au-delà des mots, ce sont les mêmes envies qui reviennent : la Liberté, une liberté choisie et non subie.
Merci d'être aussi attentif à ce que tu lis, je ne te le dirai jamais assez !
La virulence dont Elle fait preuve envers Vi aurait pu paraître définitivement injuste sans la fin que tu as choisi de donner au chapitre. Je comprends tout à fait qu'Elle ait besoin de partager ce qu'elle ressent et tout ce dont elle a réfléchi à propos de la Toile mais elle le fait de manière très brusque avec Vi, allant même jusqu'à critiquer sa façon d'être et de vivre.
Cela m'a surprise et, durant une poignée de secondes, je me suis surprise à éprouver de la colère contre Elle. De quel droit se permet-elle d'attaquer ainsi quelqu'un qui ne lui a rien fait simplement parce qu'il ne pense pas comme elle ?
Mais la suite fait totalement retomber ce sentiment d'injustice. Voir Elle consoler Vi et pleurer avec elle fait vivre un moment très fort ! A travers ces larmes, j'ai l'impression de sentir à quel point Elle en a assez de cette Toile, de cette prison dans laquelle ils sont tous enfermés et de tout ce que cela l'empêche de faire, de vivre. Il y a là un trop plein d'émotions qui se déverse sur la pauvre Vi qui n'a rien demandé à personne.
Néanmoins, si cela permet à un déclic de se produire, c'est une belle lueur d'espoir qui s'allume. La révolution est en marche !
Merci beaucoup :D C'est exactement ça, Vi c'est une petite lueur d'espoir. Si elle a été convaincue, touchée, pourquoi pas les autres, pourquoi pas toute la toile ? La révolution viendra ^^
J’aime bcp l’idée de la pensée qui a remplacé tout le reste, même le plaisir de marcher sur une plage.
J’ai juste une question : pour quoi avoir changé les noms des villes et des lieux ? ( et pas des continents ?)
C'est une question très pertinente, mais la réponse est un peu une dérobade - -' C'est simplement parce que je préférais comme ça. J'avais pas envie de me casser la tête à recréer une géographie, mais je voulais pas non plus que les villes gardent les mêmes noms... Grigliath s'appelle comme à cause du mot irlandais "liath" qui signifie "gris". Elle est originaire d'Irlande (c'est sous-entendu, mais pas clairement expliqué ^^). Quant à la ville de Brillotondo, ça vient de l'italien "brillante rotondo" qui veut dire, bien sûr, "tour brillante". Et en fait, cette ville, c'est notre actuelle Sienne, en Toscane, et son immense place surplombée par une tour : c'est dans cette même tour qu'habitera le créateur d'Abstraction, dans quelques siècles ^^
Bref, tout ça, c'était une affaire de sonorités, parce que j'aime bien inventer les noms des villes et tout ça. Mais ça va mériter une sacrée explication, et je vais m'y atteller quand j'écrirai la suite :) Merci de ta remarque !
L'échange entre Vi et Elle est juste grandiose. La colère d'Elle éclate sur la pauvre Vi, qui finit par ouvrir les yeux et découvrir un besoin d'abstraction. En fait, Vi ressemble à un bébé, une enfant qui découvre un monde inconnu, qui se retrouve confronter à quelque chose que la toile leur a fait oublier : le contact humain.
C'est chouette, c'est bien écrit, rien à redire. Beau travail !
Merci beaucoup <3
Je pense que Vi et Elle vont continuer le voyage et rencontrer Lui ensemble. Un peu comme de l'amitié...
Même Vi, t'arrives à la rendre humaine et touchante, c'est un bel exploit :)) Il était très intéressant, ce chapitre. Il permet de découvrir un peu le monde tel qu'il est devenu après la grande connexion. Du coup, wé, ya plus de frontières, de guerres, de dictateurs. Mais il n'y a plus d'identité culturelle, du coup. Je trouve ça horrible d'être partout chez soi, de ne plus éprouver de pincement au coeur quand on revient vers un paysage d'enfance ou quand on entend tout d'un coup sa langue maternelle. Mais ça, c'est la grande nostalgique en moi qui parle.
Du coup, je n'en ai apprécié que plus que Vi en vienne à envisager l'Abstraction. C'est le déclic d'une unique personne, certes, mais c'est un déclic quand même. Et si une personne aussi empêtrée que Vi dans la Toile a ressenti le besoin de s'en extraire, rien n'est perdu pour les autres. Et ça, c'est quand même chouette.
C'est vrai qu'on peut se dire que tout ça a disparu, et au vu de ton expérience personnelle (ok, je suis fouineuse, j'ai lu ta bio), je comprends que ça te déplaise. Moi aussi ça me déplaît d'ailleurs. D'un autre côté, je déteste le nationalisme et le régionalisme et le patriotisme et tout ces trucs-là. Mais j'aime les régions qui ont un vrai caractère, avec une langue et une histoire, c'est vrai. Faut trouver le juste milieu. Encore un point que je pourrai développer si j'écris une suite à cette histoire !
Non, rien n'est perdu pour les autres. Avec l'intelligence de lui et la conviction d'elle (pis peut-être un peu grâce à Vi aussi, sans oublier Robert et la robote), ils arriveront peut-être à... Révolutionner le monde. Un peu que c'est chouette.