Déclin et estimation

A présent, le soleil décline. Il y a quelques heures à peine, mon maître a rendu son dernier souffle. Dans le silence et la désolation de cette demeure vide, où nul n’est venu le veiller avec moi, j’écris ces quelques lignes. Je doute que ce modeste témoignage soit jamais entre les mains de qui que ce soit. J’écris tout de même pour la mémoire de cet homme, et s’il est possible, pour tirer quelques sagesses de ce récit sordide.

 

Mon maitre était dans sa trente-cinquième année lorsqu’il hérita des biens de son père. Cet homme reclus et cruel avait bâti un petit empire commercial : de nombreux comptoirs par le monde, une fortune en marchandises, épices, tissus précieux, pièces d’art exotiques, et surtout, surtout, une grande renommée sur le marché aux esclaves. Mon maitre exerçait alors la profession d’ébéniste, dont il tachait de m’inculquer les bases. C’était un homme simple, un bon vivant à la nature enjouée et paisible. Il avait une grande bonté à mon égard, et une patience infinie. A l’énoncé de ce nouveau patrimoine, il ne sut d’abord qu’en faire. Il s’était toujours tenu à l’écart des affaires de son père et se trouvait bien incapable d’estimer l’étendue de ses possessions. Il résolut d’employer sa richesse à faire le bien. Le bruit couru par toute la cité et bientôt une foule hétéroclite se pressa jours après jours dans le petit atelier pour recevoir une obole. Mon maitre, incessamment dérangé et pressé de retourner à son ouvrage se souciait peu de savoir si les requérants étaient bien réellement dans la nécessité.

Le temps passant, mon maître consacra de plus en plus d’heures à ses bonnes œuvres. D’importantes charités  venaient le solliciter. Incapable de choisir entre les nombreuses causes à défendre, il distribua sans compter. Il découvrit progressivement la manière dont un nom et une bourse remplie, judicieusement employés, pouvaient ouvrir toute les portes. En tant que généreux bienfaiteur, il fut introduit dans les Cours, les salons mondains, les galas et autres lieux semblables emplis de sourires faux et vains. Il était courtisé tant qu’il était riche et malléable, mais moqué dans le secret des alcôves pour sa naïveté, son absence d’ambition et son ignorance complète des disciplines intellectuelles. Il goûta au luxe, à l’abondance et aux passions, portant sur cet univers de façades le regard ébloui d’un enfant autorisé à marcher pour la première fois dans le grand monde. Rien n’était trop nouveau, trop merveilleux, pour satisfaire sa curiosité. Il mangeait jusqu’à l’écœurement, et s’enivrait de breuvages et de drogues diverses. Les mignons se pressaient autour de lui, avides d’être comblés de cadeaux.

Hélas, s’il eut les plaisirs, il récolta dans le même temps les vices.  Le pauvre homme d’un caractère si volontaire et énergique à l’accoutumée devient d’abord gras et paresseux. D’apprenti, je devins secrétaire, médecin et coursier. Je ne pouvais que contempler impuissant la lente et désastreuse métamorphose. Mon maître se mit à suivre les modes. Il recherchait l’attention par mille vanités. Il ne sortait plus que fardé, affichant des extravagances d’étoffes et de bijoux, laissant dans son sillage un puissant et écœurant parfum. Il avait modifié son nom afin d’en anoblir la sonorité. Une chevalière en or avait été commandée spécialement pour l’occasion. 

A force de caprices, il dilapida bien vite ses possessions. La hantise de manquer le saisit. Il dormait mal. L’homme vif et robuste que j’affectionnais devint graduellement irascible et impatient. Son corps fatigué par les excès et son esprit si soudainement sevré des mondanités étaient à la torture. Il commença à spéculer dans l’espoir de gagner à nouveau sa place dans la lumière. Mal conseillé et à la merci des plus odieux vautours, il se trouva éclaboussé par un sombre scandale. La disgrâce fut le dernier coup porté à son égo.

 

 

Je résolus de le suivre dans l’exil, de peur que mon maitre ne prenne sa propre vie. Sa santé continuait de décliner rapidement. Ses nuits furent peuplées de cauchemars. Malgré mes soins, il ne s’alimentait que peu, cachant avec peine sa maigreur. Installés dans une villégiature simple mais confortable – un des rares biens qui n’avaient pas été saisis – je faisais mon possible pour soulager les langueurs de mon maître. Les jours étaient rythmés par les lectures que je lui faisais, les longues balades dans le jardin. L’air côtier et le soleil semblaient avoir un effet bénéfique. Je tentais maintes fois de le persuader de reprendre son ancien artisanat. Mais l’évocation de son métier le plongeait immanquablement dans une humeur sombre et abattue.

Quelques années s’écoulèrent ainsi. Je tachais d’adoucir son existence par ma présence et mes soins. Malgré mes efforts, il demeura très amaigri, et ne se rétablit jamais tout à fait de sa courte mais intense époque de gloire. A mes yeux, il n’était que l’ombre de lui-même. Au fil du temps, il me devint même pénible d’être le témoin solitaire de sa chute, tant le sentiment de gâchis et la peine m’étouffaient. 

 

Hier soir, enfin, mon maître se trouve en grande faiblesse. Pressentant qu’il ne passerait pas la nuit, il m’appela auprès de lui. Je contemplais cette figure pâle et maladive avec déchirement. Il me parla longuement. Il me remercia d’abord de mon dévouement, et me dit sa fierté d’avoir formé un apprenti si habile pour lui succéder. Dans un sursaut de lucidité, il me recommanda de ne jamais céder aux sirènes trompeuses de l’opulence. La véritable richesse consiste à se satisfaire de peu. Puis, il trouva finalement le repos, soulagé de tous ses tourments.

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Alice_Lath
Posté le 13/04/2020
Ooh, c'était un très joli conte avec une belle morale et beaucoup de douceur. Si j'avais juste peut être un conseil à te souffler, mais libre à toi de le choisir ou pas, ce serait d'un peu plus caractériser les personnages? Je ne parle pas de description, puisque le conte n'en fait pas souvent, mais plus quelque chose de plus saillant. Après, tu me diras, la sensation de flou de l'histoire est également très agréable huhu
Djina
Posté le 12/04/2020
C'est joliment triste,

Petite coquille : "complète" et non "compète" au début de ton récit.

Je vois la morale etc, mais je ne sais pas je trouve cela touchant, j'aime les mots que tu utilises mais je sens aussi le jugement de cette vie de luxe et de richesse, j'aurais sûrement aimé que l'apprenti l'aide en lui faisant ouvrir ces yeux avant sa mort. Le côté fataliste est tellement triste... <3 Belle écriture :)
Curious_KitCat
Posté le 13/04/2020
Merci pour la coquille !
Contente que cela t'ait plus malgré la non-happy end :)
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