* * *
Beaucoup de choses avaient changé pendant ces trois derniers mois à Storybrooke. Le départ de Rumpelstiltskin avait bouleversé la communauté – bien plus que ce que chacun était disposé à admettre.
Si tous, regroupés dans la chaleur du café de Granny, clamaient haut et fort qu'il fallait absolument se préparer au pire – une revanche mortelle pour chaque habitant – et que l'homme (« un traître à retardement doublé qu'un lâche ») devrait être abattu sur-le-champ s'il trouvait le moyen de revenir, il subsistait dans l'atmosphère de la ville isolée des mondes une tristesse commune, implicite, une douleur différente de la peur que cet exil avait engendré.
Les habitants étaient maussades de ce que le Ténébreux avait fait à son épouse. Mais également à son petit-fils, aux mères de ce dernier, et tout compte fait à tout un chacun car si la plupart n'avait pas été dupe quant à sa capacité à « changer » en totalité, beaucoup avaient au final cru que, dans des proportions raisonnables, cela était possible.
Sa boutique avait été condamnée. Le bureau du shérif avait été divisé en deux sections : la section « affaires magiques », dirigée par Régina, désormais la seule capable de réagir efficacement face aux problèmes d'ordres surnaturels ; et la section « affaires courantes » dont Emma était la chaperonne officielle. Cette dernière continuait à s'entraîner à la maîtrise de la magie, mais les deux femmes ne se côtoyaient quasiment jamais. Elles prenaient en fait un soin méticuleux à s'éviter l'une l'autre : Régina était obsédée par cette quête sur l'Auteur, elle passait ses journées avec Henry à fouiller la ville, traquer le moindre indice. Les « affaires magiques » n'étaient là que pour rassurer les citadins, en contrepoids à la déchéance brutale de la plus grande figure magique qu'ils aient connu.
Emma passait ses journées avec Killian et les Charmings. Elle persévérait petit à petit à se reconstruire une vie avec sa famille, sans jamais l'avouer à voix haute. Ça n'était pas la peine de mettre des mots là-dessus.
La jeune femme se promenait aux limites de la ville, avec son petit frère endormi dans sa poussette et sa mère. Elle travaillait très dur sur l'arrivée de ce petit être – adorable, elle ne le niait absolument pas, mais qui l'avait propulsée malgré elle à l'ultime frontière de la bizarrerie provoquée par tout ce déferlement de contes de fées dans la réalité. Fût-ils pour certains d'entre eux ses propres parents.
– Crois-tu vraiment que Rumpelstiltskin reviendra ? lui demanda Blanche-Neige.
C'était la formule qui revenait en boucle dans toutes les bouches de la ville. Cependant, la véritable questions n'était pas « reviendrait-il ? » mais « que ferait-il si c'était le cas ? ». Ou, plus dérangeant encore : que faisait-il maintenant ?
– Je ne sais pas, je n'ai pas passé toute ma vie dans le même monde que lui, dirigée par ses pseudos lois magico-commerciales, répondit sa fille, gênée. Je ne vois pas comment il pourrait franchir cette barrière.
– Il avait pourtant déjà trouvé une solution, même partielle, à plusieurs reprises ! C'est même assez incroyable qu'il soit resté tout ce temps parmi nous, même pour son fils ou son petit-fils... ou sa femme.
– Ouh, ne parle pas de Belle maintenant, grimaça Emma, pas... ici. Trop tôt, beaucoup trop tôt à mon goût.
– Pardon, rougit Blanche-Neige. La pauvre enfant...
Les babillages innocents de bébé Neal furent les bienvenus à cet instant. La mère et la fille firent semblant d'être subjuguées par le petit homme en devenir.
– Toi qui l'a connu, enfin le connais... que penses-tu qu'il puisse faire ? questionna abruptement Emma.
– La question qu'il faudrait commencer à se poser, c'est qu'est-ce qu'il ne peut PAS faire... ?
La peur planait au-dessus de toutes les têtes depuis plusieurs semaines, si bien qu'elle avait fini par devenir comme un écran de fond de pensée collectif. Tapie derrière chaque sourire, en coin, prête à bondir au moindre relâchement de zygomatique. Tout le monde était nerveux, et le sixième sens d'Emma ne cessait en plus de ça d'exciter ses neurones en permanence ces derniers jours.
À cet instant précis, elle sentit que quelque chose de grave se préparait.
Le vent soufflait fort, et une bourrasque aussi violente qu'impromptue vint surprendre et faire pleurer Neal. Sa mère le prit dans ses bras tandis que le radar à problèmes d'Emma s'affolait. Il n'y avait pas de vent dix minutes plus tôt.
En temps normal, Emma aurait souri en songeant que c'était exactement dans ce genre de moments qu'apparaissaient les ennuis, les méchants, ou les sorcières en furie qui étaient un mélange des deux dont elle était désormais une fine connaisseuse. Pourquoi pas un dragon, pendant qu'on y était, hahaha ! Ha ha.
Parce qu'une forme étrange enflait dans le ciel. Comme une grosse mouette avec des piques... une mouette étonnamment souple, par ailleurs. Emma continua de fixer la silhouette avec un sourire figé. Non. Pas maintenant. Pas comme ça. Ça n'était pas possible. Un timing aussi pourri.
Le dragon grossit jusqu'à être d'une visibilité monstrueuse. Il franchit la barrière magique de Storybrooke sans rencontrer le moindre problème – alors qu'il n'aurait même pas dû savoir qu'elle se trouvait là – et pénétra dans les limites de la ville. Juste un tonitruant « vouuuuuush ! » qui n'impressionnait plus personne dans ce bourg rodé aux catastrophes.
Blanche-Neige hurla en serrant son bébé contre sa poitrine. Emma lui dit de prendre la voiture et de retourner en ville mettre le plus d'habitants possible à l'abri, avec son père. Son instinct de mère la supplia d'emmener sa fille, son Emma avec elle, mais elle comprit en croisant son regard que quelque chose d'autre se préparait. Elle obtempéra.
Les bourrasques de vent soulevaient tant de poussière que Blanche-Neige ne put discerner les trois auras dangereuses qui se détachaient de l'autre côté de la route, au-delà des frontières magiques. L'une d'entre elles portait une canne, mais chez son propriétaire rien n'inspirait la faiblesse. Il avait la démarche d'un tueur impitoyable.
* * *
Il n'avait fallu qu'un mois à Rumpelstiltskin pour mettre au point un plan permettant de revenir à Storybrooke, récupérer sa femme, détruire ses ennemis, et accomplir enfin le dessein qui l'avait en premier lieu fait bannir. Deux semaines de plus pour se rendre à New-York, localiser des alliées – éphémères bien sûr –, et les convaincre de le suivre. Un autre mois pour commencer à enclencher les choses... et une seconde pour réaliser qu'il pouvait faire encore bien mieux que tout ce qu'il avait imaginé jusqu'à présent.
Il allait tuer l'Auteur. Et prendre sa place.
Aujourd'hui.
Oh, bien sûr, récupérer la magie en dehors de Storybrooke n'avait pas été facile... mais il l'avait fait. Puis il en avait redistribuer une minuscule part à Ursula, Maléfique et Cruella ; juste assez pour les laisser retrouver une fraction de leurs pouvoirs d'antan. Activer leurs compétences de base. Mais trop peu pour les laisser avoir un quelconque avantage sur lui.
Plus personne n'aurait – plus personne n'avait – le moindre avantage sur lui.
L'homme et ses deux complices franchirent à leur tour la limite de la ville. Et firent face à Emma, comme s'ils savaient déjà qu'elle se trouvait de l'autre côté de la frontière. Ils fixèrent la Sauveuse avec une lueur inédite d'avidité dans le fond de leurs yeux, une nouvelle dimension de perfidie qu'il n'est pas permis de trouver chez n'importe quel être humain.
Emma se mit à pleurer.
* * *
La Sauveuse peut-elle sauver des gens qui ne désirent pas se sauver eux-mêmes ?
* * *
Un ciel sombre. Une agonie de tourments mentaux. Un siphon. Les ténèbres, telles qu'on les craint et les décrit dans les livres.
Emma ouvrit les yeux. En un souffle. Elle se redressa et bondit hors du lit, haletante. Où était-elle ? Où était-elle ??
L'appartement était lumineux... spacieux. Vide. L'appartement de ses parents, oui. Blanche-Neige et le Prince Charmant. Passés d'un autre monde au sien à cause d'une malédiction tordue dont les origines se confondaient avec les névroses d'un homme qui les avait tous trahis.
Ok, tout lui revenait. Ça n'était qu'un rêve. Ou plutôt un cauchemar. Mais juste une illusion.
Trois mois étaient passés, oui, depuis l'épisode Rumpelstiltskin. Mais les habitants étaient loin de se laisser démoraliser. Ils avaient renoncé à la peur. Ils étaient les personnages dont le destin était de changer le destin, de tracer, de graver, le leur. Aucune magie ne viendrait submerger leur force interne ; il était ironique qu'il ait fallu importer en ce monde la magie dont il rêvait tant pour qu'il puisse découvrir que malgré ses rêves enchantés il pouvait s'en défaire.
Emma s'habilla en vitesse, passa rapidement à la salle de bain, puis se rendit à la cuisine et se prépara un chocolat comme elle l'aimait. Son regard ne cessait de balayer les lieux, délestés de presque tous leurs meubles.
La porte d'entrée était restée ouverte. Emma fronça les sourcils, une inquiétude grondant en elle comme un vieux réflexe de survie, elle tâtonna le plan de travail à la recherche d'une arme de fortune quand une tornade aux cheveux auburn pénétra dans la pièce.
– Salut, Emma ! lança joyeusement Belle. Bien dormi ?
L’interpellée hocha la tête, lentement. Auparavant, elle avait toujours eu du mal avec Belle. Elle ne comprenait tout bonnement pas comment on pouvait manquer d'instinct de préservation au point d'aimer et de défendre un homme tel que Rumpelstiltskin. Comme chaque habitant de la ville, elle avait cru que Belle se serait effondrée après sa désertion.
Mais non. La jeune femme avait surmonté l'un des pires fléaux de l'humanité : un cœur brisé. Plus qu'un cœur : une confiance, une âme, une vie. Sans magie. Sans aucune sorte de magie. Mais avec toute son humanité. Aucune volonté ne suffit entièrement dans un tel cas. Ce n'est pas quelque chose que l'on repousse avec des pensées ou en s'amputant le cœur. La résilience humaine est un phénomène fascinant. Et non magique. Emma était restée bouche bée face à cette petite densité dans l'esprit de Belle qui – une fois que ses pleurs, ses cris, ses propres cauchemars, se tarirent – s'était révélée. Belle elle-même ne l'avait pas vu finir.
Les pleurs d'un cœur brisé, par la perte ou la douleur, finissent par se tarir.
Belle avait en fait été un exemple pour toute la ville. Elle s'était redressée. Elle avait survécu aux séquelles d'un idéal de fusion impossible dans le duo du grand amour. Le grand amour n'excluait pas l'individu, jamais, et personne ne devait se négliger et se laisser mourir pour lui – comme certains contes auraient pu le laisser croire. Belle avait surmonté les archétypes du genre. Et maintenant c'était tout Storybrooke qui la suivait, et réécrivait leur histoire. Seuls avec eux-mêmes.
Les deux femmes finirent de débarrasser l'appartement des quelques affaires restées pour qu'Emma puisse y passer une dernière nuit. Le projet était grand. Très grand. Toute la ville était surexcitée mais en même temps apeurée.
Retourner chez eux : revenir à la Forêt Enchantée.
Ils avaient trouvé un moyen de le faire. Chacun pour des raisons différentes avait décidé de le faire. De soigner leur monde de la destruction qui l'avait frappé, mais aussi des préjugés, des diverses perversions amenées par la magie. Par la facilité que flattait la magie. Il y avait bien plus de mérite et d'intensité à vivre sans magie.
Il était bien entendu hors de question de la bannir de leur monde. Mais tous avaient envie d'y retourner, et d'utiliser les leçons qu'ils avaient tirées de leur séjour à Storybrooke pour le rendre meilleur. À leur manière.
Un immense banquet de fortune s'était installé sur les docks. Tout le monde était réuni. Tout le monde buvait, discutait, fébrile, face au départ prévu pour le lendemain même. Emma alla retrouver Killian qui n'interrompit pas sa discussion avec Régina mais lui adressa un sourire en coin et l'attira d'un bras contre lui.
– Swan, fit l'ancienne Méchante Reine d'un ton las. À votre tête, je peux dire que vous ne partagez pas l'allégresse populaire.
– C'est l'hôpital qui se fout de la charité, répondit Emma, vexée.
– Non. Non... C'est simplement que... (Régina soupira). Tous, nous avons beau être d'ailleurs, il restera toujours ici... quelque chose.
– Je comprends ce que vous dites, souffla Emma avec un filet de voix.
La brune pensait à Robin des Bois. Parti lui aussi. Mais tout espoir n'était pas perdu. Loin de là.
– Nous avons laissé des traces. Il aura la possibilité de revenir, lui confirma une énième fois la Sauveuse. Peut-être d'ici quelques semaines, si tout se passe bien...
– Mais Rumpelstiltskin pourra revenir, lui aussi. Est-ce judicieux de lui laisser un beau chemin tout élagué menant droit sur nous et surmonté d'un écriteau « pour la vengeance, c'est par ici » ? « Certaines personnes » pourraient être gravement mises en danger. Pourraient ne pas vouloir de ça.
– Belle est d'accord avec ça. Je pense qu'elle est même... soulagée. Elle en a besoin. Leur histoire n'est pas terminée. Pour le reste, on trouvera quelque chose, comme d'habitude.
Régina soupira mais parue satisfaite. Relativement. Elle tourna les talons et partit chercher Henry. Killian Jones prit alors carrément Emma dans ses bras et lui murmura quelque chose à l'oreille qu'elle ne comprit pas.
Tout était si parfait. C'était forcément un rêve.
* * *
Emma se réveilla. S'habilla, passa en coup de vent à la salle de bain, et descendit pour déjeuner. Elle s’attabla chez Granny – qui avait choisi de laisser son café et ses chambres à louer en état, comme si les habitants étaient disparus plutôt que rentrés chez eux ; chacun faisait son deuil de monde comme il voulait – et Hook vint la rejoindre quelques secondes plus tard. Ils se sourirent sans prononcer un mot.
Non, ce n'était pas un rêve. Aujourd'hui était le jour J. Aujourd'hui, ils rentraient au Royaume Enchanté. Tous ensemble.
Les nains partageaient un petit déjeuner bruyant au fond de la salle. Prof et Grincheux, dans un élan effervescent de plus en plus difficile à contenir à mesure que l'instant de franchir le portail approchait, s'étaient lancé un défi. Quelque chose de viril pour expulser leur fièvre avec honneur. Quelque chose de convivial pour distraire les autres – car beaucoup de spectateurs s'étaient prêtés au jeu et prenaient les paris.
Quelque chose de fort, de symbolique, pour partir avec panache, dans une apothéose héroïque.
Une battle de rap.
– Est-ce que Prof vient de traiter son frère de « hooligan mal rasé plus teigneux qu'un microbe » ? Et de le faire rimer avec « apopathodiaphulathophobe » ? demanda le pirate, les yeux écarquillés.
– Les vannes sont la base des battle de rap, lui répondit sa jolie blonde, réprimant difficilement un fou rire. Et ils sont débutants. Vraiment débutants. Qui leur a donné cette idée ?
– Archie.
Là c'est sûr, songea Emma, je vais me réveiller.
Me réveiller.
Hum. Bientôt. D'ici quelques secondes.
…
Non.
La réalité est parfois la dimension la plus dingue.
Haha, la battle de rap (trop forts, les nains ^^) !
J’ai bien aimé ton texte :D C’est un art de réussir à mélanger autant d’éléments différents en un texte aussi court : l’arrivée des méchantes, le départ vers la Forêt Enchantée, Regina qui espère retrouver Robin…Il y avait aussi beaucoup d’humour, j’ai bien rigolé avec le « Pourquoi pas un dragon, pendant qu'on y était, hahaha ! Ha ha » et le « timing aussi pourri » xD Heureusement pour Emma, l’attaque du dragon n’était qu’un rêve =)
Concernant Rumple, ça ne m’étonnerait pas qu’il ait l’intention de trahir les trois autres dès qu’elles n’auront plus d’utilité pour lui ^^
C’était chouette aussi de rythmer le récit avec les réveils d’Emma. Ah, la fin où elle espère se réveiller…et non, c’est la réalité xD
Je me suis beaucoup amusée en lisant ton texte, vivement le prochain challenge :D