Neufs mètres carrés.
Quinze mètres carrés.
Vingt et un mètres carrés.
À chaque déménagement, je gagnais, sans réellement m’en rendre compte, six mètres carrés d’espace supplémentaire. Salle de bain plus grande, séjour plus spacieux, … Pourtant, le gain était ailleurs. Dans ces espaces finis, je cherchais l’infini. Celui que m’offrait souvent la seule fenêtre dressée face à moi. Ce trou béant lumineux au centre de nos existences. Lorsqu’on visite nos futures habitations, toutes nos exigences se dirigent vers elle : la fenêtre doit donner sur quelque chose. Nous faire un don. Une vue sur la mer, la montagne, la ville, le calme d’une cour intérieure, l’agitation d’un quartier, … Une présence ou une absence. Souvent, j’avais le droit à un bout de nature infime : un arbre et quelques centimètres de ciel, une montagne lointaine aux contours flous, … au mieux le jardin du voisin. D’autres fois, la violence du vis-à-vis s’offrait à ma vue. Lorsque le voisinage était assez discret, l’absence d’un possible voyeurisme en devenait presque triste. Ces fenêtres closes me fermaient à des extraits d’autres mondes. Il ne me restait plus que la rue. Tête penchée. Vertige sur quelques crânes passants qui me rappelaient sans cesse les Méditations de Descartes. Des hommes feints qui ne se remuent que par des ressors.
Qui s’est réellement attardé sur elle pour la remercier ? Cette embrasure d’où la lumière glisse et où les odeurs s’infiltrent. Liaison de l’intérieur et l’extérieur sans mettre un pied dehors. Chaque matin, elle peut être une déception ou une exultation lorsqu’elle reflète un ciel tantôt voilé, tantôt dégagé. Parfois, elle nous effraie d’être si terriblement ancrée dans le présent. Témoin impassible de chaque seconde qui passe. Lorsqu’on la consulte, tel un oracle, on lui demande : « quel temps fait-il aujourd’hui ? ». Il ne s’agit plus ni d’hier ni de demain. Extrait temporel qui défile sous nos yeux. Lieu de toutes les errances matinales et nocturnes. Accoudés sur elle, une tasse de café ou une cigarette à la main. Elle nous libère de cet essoufflement soudain, de ces espaces clos et de nos consciences anxiogènes. Dans la hâte, nous claquons les volets qui percutent les deux côtés du mur. Des creux toujours plus profonds se forment à chaque tentative d’évasion. Le vent s’engouffre et, par la même occasion, on y jette au travers un amas de pensées troubles qui se volatilisent au contact de l’air.
Pendant deux années, j’ai eu une fenêtre basse, muni d’un espace étroit entre le bord et la rambarde, où j’arrivais à tenir un équilibre inconfortable, mais nécessaire, pour porter ma solitude lors de ces longues journées d’été sans activité. La chaleur étouffante du mois de juillet limitait mes déplacements et j’embrassais le moindre courant d’air frais. Mes jambes finissaient par s’engourdir, si bien que j’aurais pu tenir des heures sans les sentir, en lévitation au milieu du paysage. C’est drôle. Même dans mon sommeil, des baies vitrées étaient souvent présentes. Je me souviens de ce rêve que j’eus la veille des vacances d’été. J’étais dans une sorte d’au-delà, une après-vie aussi belle que terrifiante. Je savais intimement que mon heure n’était pas venue mais la dame qui m’accompagnait, et dont j’ignorais l’identité, me disait de regarder par la fenêtre et de changer les saisons à ma guise. Je me suis mise alors à murmurer ‘’automne, été, hiver’’ pour finir par le printemps. Les cieux défilaient à une vitesse extraordinaire. Comme si la temporalité n’avait plus de sens et que les quatre saisons n’étaient désormais plus un repère dans ce monde. En me réveillant, je me suis demandé pendant quelques instants si les fenêtres donnaient un accès, non pas sur l’éternité, mais sur le sempiternel. Une parade temporelle qui en deviendrait presque lassante. En me précipitant sur les vitres de ce rêve, je cherchais simplement une indication vague sur le mois et l’heure dans lesquels je me trouvais. Dépourvue de ces indices si simples en temps normal, je m’étais mise à pleurer de joie, face à la beauté de ces roulements de saisons, et de désespoir qu’elles n’aient plus aucun sens.
J’étais heureuse de constater à mon réveil que le cadre était identique mais le tableau jamais le même. Je ne maîtrisais pas cette réalité. J’étais spectatrice avec un accès au muable par un point statique. L’horizon n’était jamais plein. Les architectures segmentaient le ciel mais les lumières trouvaient toujours un interstice où s’infiltrer et délicatement s’allonger sur mes vitres. Certains préfèrent, à une vue dépeuplée, d’autres fenêtres donnant sur des parcelles infimes d’existences. Voyeurisme assumé. Tentation malsaine bien que poétique à laquelle personne ne résiste. Lorsque le mouvement du monde nous a suffisamment usé, nous refermons les volets, les stores ou les rideaux. Nous choisissons, tel un luxe, l’intensité de cette condamnation. Des voilages laissant filtrer quelques rayons, des mécanismes jouant sur les percées lumineuses, un volet entrouvert comme une invitation discrète à la vie.
Contemplation infinie. N’est-elle pas celle qui nous laisse apercevoir un échantillon du monde, dans toute sa beauté et sa laideur ? Combien d’incitations morbides vers le néant nous envoie-t-elle ? Une fenêtre nous invite à la vie comme à la mort. On dit qu’une personne met fin à ses jours toutes les quarante secondes sur Terre. Dans ce laps de temps, pour un certain nombre, le paysage s’est déjà affadi à une vitesse incommensurable. La défenestration n’offre, à cet instant, qu’un bout de goudron et un grand vide. L’ouverture promet un début mais aussi une fin. Peut-être que la fenêtre ne sauve que des vies en leur laissant le choix ultime. Quelques étages de trop et le vertige de la liberté devient parfois insoutenable. À combien d’existences ôtées a-t-elle dû assister ? Et combien en a-t-elle réellement sauvées. Ces fugueurs ou rescapés, ces cœurs battants et ces souffles haletants qui la brisent, la traversent maladroitement à toute vitesse. Témoin forcé de nos échappées accélérées. Des vies vécues comme des courants d’air.