Itinéraire d'une errance

Par Emil

I


Je passe mon existence à vivre dans des coins. Un coin de chambre, un coin de placard, un coin de frigo. Espace inexistant. Je ne suis qu'un bout de. Une extension. Après des années de solitude dans un appartement, la vie en colocation ou le retour dans la maison familiale n'a pas été aisé. Tentative vaine pour s'invisibiliser dans la vie des autres. J'essaye de disparaitre au mieux mais un reproche me fait à nouveau surgir dans l'existence. Des objets trop encombrants ou une porte mal fermée, un courant d'air qui me personnifie soudainement dans la pièce. “C'est de ta faute.” Je n'existe qu'à travers mes erreurs.


*


Ils me demandent encore ce que je désire exercer comme activité. Je ne sais pas. Je ne sais jamais. Parfois, j’ai l’impression de savoir, jusqu’à en être persuadée mais seulement le temps d’un battement de cils. Tout retourne au néant quand je ré-ouvre mon regard. Est-ce que je suis obligée de vouloir quelque chose ? J’aimerais faire traîner indéfiniment les moments où je ne fais absolument aucun choix et simplement continuer à balayer du regard le paysage. Peut-être que ce que je veux en réalité, c’est simplement contempler. Ne pas avancer. Lâcher la main au temps et errer sur la route de l’existence jusqu’à me faire percuter par l’inévitable fatalité. Je n’ai pas envie de faire de choix, je veux fuir les responsabilités, me fuir moi.  


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Notre existence ne sera que le résultat de vaines tentatives. Vouée à l'instabilité. Être un animal pensant est sûrement la meilleure et la pire des choses. Surtout la pire. On se persuade d'être spécialiste dans telle activité, d'avoir une vocation, un destin qui fait sens. Nous satisfaire de l'idée d'être épanouie dans un exercice comme dans un autre nous empêche seulement de faire ce que nous haïssons. Et quel désespoir lorsque nous n'avons aucune vocation car alors, nous sommes à nouveau dans l'obligation de toucher à toutes les sphères de la société pour y trouver sa place. Lorsqu’absolument rien ne sait nous satisfaire, aucune excuse ne peut nous être accordée. “Puisque tu ne sais pas quoi faire, occupetoi dans des affaires qui ne t'intéressent pas le moins du monde en attendant…” En attendant quoi ? Une révélation ? Le miracle ? Une appétence soudaine pour l'art ? La musique ? La médecine ? En acceptant cette éternelle instabilité, nous acceptons, pour certains incapables de se contenter d'actes machinaux, de ne trouver aucune forme de sérénité, aussi factice soit elle. Et quelle autre plus grande douleur, parmi celle de n'avoir jamais rien réalisé, que celle de n'avoir rien à réaliser.


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En plein hiver, sous les pluies, parfois un doux parfum d'été. Comme si décembre n'était qu'une illusion et, qu'en réalité, je baignais dans une douce chaleur de juillet. L'eau jusqu'aux genoux, les larmes jusqu'aux chevilles. Sous mes pieds les sables mouvants des états d'âme. Je m'enfonce doucement dans l'ennui de ces étés parfois un peu trop longs, que pourtant on regrette à peine terminés. Que nous apportent ces trois mois de brûlures ? Pourquoi brunir nos corps et teinter à nouveau les pâleurs de nos anxiétés passées ? On a l'air si vivant, c'est troublant. Et je tremble. De nerfs. Les larmes, la colère, tout s'expulse, me révulse. C'est toujours décembre. L'année recommence inlassablement. Mes phalanges s'entrechoquent. J'applaudis à ma propre déchéance.


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N. m'a souvent dit qu'elle avait arrêté d'essayer de me comprendre. Au début, c'était blessant. À lire cette phrase, on se dit qu'on vous ampute de la partie la plus profonde de vous pour juste vous garder en surface. Qu'est-ce que j'ai à offrir en surface ? Quelques sourires, quelques anecdotes, un peu de compassion et un regard de temps à autre vague. Puis j'ai réalisé que je n'avais jamais cherché à me faire comprendre non plus. Je voulais me comprendre pour moi, pas pour les autres. J'ai même parfois
arrêté de me comprendre profondément pour me contenter du moi en surface. Mais soudain, l'impression d'abandon revient. Si on ne gratte plus le fond, est-ce qu'on tient vraiment à vous ? Je n'ai jamais rendu la chose inaccessible. Mais c'est tellement plus simple de dire que les gens se protègent. La peur de plonger avec l'autre et probablement de voir son reflet dans les eaux profondes de l'incompréhension. Y-a-t-il vraiment quelque chose à comprendre dans l'interminable questionnement existentiel ? Ça nous occupe. Comme toute chose.


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Sensibilité à l'extrême. Je m'attache à tout, à rien, à un nuage. Mon cœur essoufflé de signifier son existence. Puisque la mienne n'est plus. Tout se dissocie. Plus rien ne m'atteint. Le chagrin fait office de frontière. Quiconque la traverse se noie dans mon océan d'indifférence. Les yeux vides, je plains les miroirs de me croiser chaque matin. Quel reflet de l'infiniment vague je leur renvoie ! D’une telle violence qu'ils s'en briseraient.


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Je veux passer dans la vie des gens comme un courant d'air. Ne pas perdre de temps ni dans leurs existences ni dans la mienne.


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Je tombe au fond de moi-même et je me brise. J'entends l'écho de ma propre rupture résonner dans chacun de mes souffles. Mes respirations s'effondrent. Comme si les expirations étaient un éboulement de mon être.  


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Est-ce que le Paradis est aussi doux que cet instant où je ferme les yeux face au soleil et que l’intérieur de mes paupières est immaculé d’un blanc ardent. Peut-être que je meurs pour la énième fois face à l’isolement du monde. Probablement que nous ne sommes plus.


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C’était étrange. De me rappeler de bons moments comme s'ils étaient inoubliables alors que les autres s'en souvenaient à peine. J'attache peut-être trop d'importance à ces choses, à vous. Après tout, les souvenirs sont faits pour être paradoxalement évasifs, instables, fuyants la ligne du temps dans un flou nostalgique. Pourtant, j'ai du mal à rendre le monde abstrait. Il est toujours à mon image, horriblement net et précis, dans toute sa beauté et sa laideur. Le moindre détail me hante. J'en fais toute une poésie comme un vieux con d'écrivain romantique. C'est probablement pour ça que l'abandon est déchirant. Tous ces visages sont des lambeaux d'existences décollés de ma personne. Comme si à chaque “ça me dit vaguement quelque chose” on piétinait un peu plus ma mémoire pour m'obliger à oublier. J'aurais aimé avoir mauvaise mémoire. Mais vous êtes tous terriblement, viscéralement ancrés en moi.


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Vous savez ce que l'on déteste dans les déménagements ? L'écho renvoyé par la pièce vide. Tout résonne trop fort. Comme si les objets n'avaient été présents que pour cacher ce vide. Puis soudain, chaque respiration a son importance. On n’a jamais autant senti sa propre présence que dans une pièce vide et étroite. L'impersonnalité des lieux renvoie à son côté étranger. Qui suis-je face à quatre murs blancs ? L'appartement vide nous rappelle les chambres d'hôtel. Un porte-savon, un bol à sucrettes et une vieille odeur d'encens. Comment en deux ans d'appropriation d'un lieu peut-on se sentir aussi passager ? Une mouvance sans nom. Est-ce que toutes ces personnes ont vraiment défilé dans ces quelques mètres carrés, leurs confessions et rires toujours imprégnés dans les coins de la chambre. Les cigarettes enchaînées sur la rambarde en attendant d'apercevoir au plafond les raies de lumières nocturnes. Le bruit du camion poubelle qui donnait une heure approximative entre deux rêves. Les insomnies, la côte fracturée, les croissants, les cafés et les visages. Et surtout la solitude.


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Les journées sont longues. Le matin n'embrasse même plus le soir. Tout est une succession de ruptures sourdes. J'essaye de balayer dans les angles de la pièce. Les soirées ont un goût rance. Peut-être estce la fatigue des rires trop forts pour être sincères. Les fracas de vagues sont des cris d'espoir. L'espoir d'arrêter de taper aux mêmes endroits sans briser les murs. On tourne en rond, on se mord la queue. Les riens du monde n'ont plus de saveur. L'amertume salive sur le bonheur. J'ai peut-être déjà fait mon temps et ne suis plus que sous l'emprise d'un reflet.


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J'aimerais avoir l'énergie d'un chien qu'on promène le matin.


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Je suis parfaitement sereine à l'idée de rentrer. Comme si, atteinte d'une amnésie, je n'avais connu personne. Je me purge de toute forme d'attente. Je n'envisage plus l'espoir comme un premier choix. Pour être déçu, il faut s'attendre à quelque chose. Nos existences se frôleront comme toujours. Comme deux parfaits inconnus dont les mouvements de foule incessants leur donnent la nausée. Chacun s'isolera dans son endroit de prédilection, envisageant patiemment une apocalypse très proche. Et en fin de journée, rien n'arrivera. Nous retournerons à nos chambres respectives, fixant à notre manière les ébauches d'une vie possible. Une belle histoire survolée que nous ne relirons pas pour ne pas en voir les erreurs. Nous jouirons de l'obnubilation. Comme si rien ne pouvait arriver, que l'ensemble statique dont nous faisons partie ne s'animera jamais par notre présence. J'éteins les lumières. Mes seules pensées pour ce soir iront au néant. J'embrasse divinement bien l'absence.


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J’aurais aimé, à la manière de Rimbaud, fixer mes vertiges.  


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Le verre s'est brisé au ralenti. En tombant doucement. Première fissure. Je me suis demandé si les chutes les plus lentes étaient les plus fatales. Combien de verres brisés pour toutes nos fissures ? Mes mots sont distants, assourdis par leurs paroles. Combien de temps dois-je disparaitre pour que l'on constate mon absence ? J'ai déjà disparu pour moi-même. Devenir cette ombre apaisante qui balaie le mur en fin de journée, ce courant d'air agréable qui gifle délicatement la nuque. J'effleure mes dernières existences. De loin, dans un reflet vaguement brouillé, toutes ces histoires semblent plus tendres. Les violences sont finalement douces et sans encombre. Elles me rappellent comment exister autrement que dans le regard de l'autre.


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Si je réalise soudain que j’ai voulu exercer, il fut un temps, le métier de graphiste ou d’enseignant, ce n’est pas tant par attirance pour ces domaines mais pour ceux qui les représentaient. Ce que j’ai toujours voulu exercer ce n’est pas l’activité en elle-même mais la passion. Ce graphiste me décrivait à quel point le sens du détail le hantait. Si la carte d’un restaurant était visuellement moyenne, voire médiocre, il n’y mangeait pas. Ou encore cette enseignante, les traits tirés, éreintée par la vie et son travail incessant, qui terminait toujours ses lamentations par cette phrase : « mais j’aime toujours autant mon métier ». Ces visages si expressifs ne sauraient me mentir. Je respirais leur sincérité et aucun d’entre eux ne pouvaient prétendre quelques propos contraires à leur cœur. J’ai stupidement persévéré à vouloir exercer l’un de ces métiers, à supporter le bagage d’un enseignement lourd, bien souvent fade, où à aucun moment je ne me suis réellement questionné sur mon attrait pour telle ou telle discipline. C’était, bien évidemment, outre le sujet, l’élan passionné par lequel on nous transmettait ce savoir, ce goût pour une activité, une réflexion, un mode d’existence. Ma plus grande inquiétude apparaît alors : et si rien ne me passionnait suffisamment ? 


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Vous ne m’avez pas laissé le temps. Le temps de me perdre et le temps d’être perdue. Vous m’orientez quand parfois il faudrait peut-être juste me laisser errer dans mes incertitudes. Faire les « mauvais » choix ou plutôt, faire des choix seulement. Me tromper. Plusieurs fois même. Mais tout est fait pour vous organiser : votre famille, votre école, votre université, votre organisme d’accompagnement pour chômeurs, votre entreprise... On cherche pour vous. On vous promène dans un même périmètre. À leurs yeux, vous êtes incapable de vous trouver par vous-même. Si c’était le cas, qu’importe, vous y prendriez, de toutes façons, beaucoup trop de temps. Et le temps, vous n’en avez pas. On ne vous l’octroie pas. Il faut s’insérer, et vite, sur l’autoroute de l’existence formalisée. Vous maitrisez à peine les vitesses et les accidents qui surviendront dans cette précipitation ne seront plus du ressort de la société. L’essentiel, c’est que vous soyez dans la direction que l’on a jugé juste pour vous. Vous pouvez toujours tenter de dévier de votre trajectoire mais, cette sortie de piste ne fera qu’allonger la durée du trajet. En empruntant les nationales, vous êtes seulement confronté à d’autres formes de problèmes. Le bord de mer ou les montagnes ne vous soulage qu’un instant et vous donne l’illusion d’un libre arbitre. Vous finirez par rejoindre la même route qui semble maintenant vous être prédestinée puisque, tout au long de votre parcours, des vitres s’ouvriront pour vous lancer des interrogations : « où allez-vous ? », « que faites-vous là ? », « il n’y a rien dans cette direction », « vous feriez mieux de faire demi-tour. ». Est-ce si terrible à vos yeux ? Pourquoi mon errance vous affecte-t-elle autant ? Vous coûte-t-elle si chère ? Lorsqu’à vos interrogations je vous réponds que « je ne sais pas », vous êtes irrités. Le droit à l’absence de réponse m’est-il prohibé ? Qu’est-ce qui vous inquiète tant dans ce que vous jugez être « un échec » ? Mes échecs m’appartiennent. Tout comme mes moments d’absences, mes latences, mes incompréhensions. Si certains ont besoin de cohérence dans leurs existences d’autres ne demandent qu’un droit à l’attente. Laissez-nous trouver ce qui fera sens à nos yeux. Et si rien ne fait sens, comme vous, nous n’emporterons rien dans nos caveaux, ni la réussite, ni la satisfaction d’avoir accompli un dessein quelconque. Ce que vous m’enlevez maintenant, vous le retrouverez dans vos tombes : l’errance éternelle.
 


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Un professeur me demandant : « Vos moments d’absence vous handicapent-t-il au quotidien ? ». J’ai cru bon de lui répondre qu’au contraire, ils me sauvaient parfois de l’existence.


 
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On devrait pouvoir s’inscrire dans cette vie comme on s’inscrit à l’université : sans une réelle condition d’assiduité. Ces listes d’individus jamais mises à jour, ces gens qui s’inscrivent et qui ne se présentent jamais, ceux qui désertent... c’est merveilleux, cet horizon d’absentéisme. Le bonheur de ne pas être.
 


II

 
J'aimerais avoir les réflexes d'une mère quittant un transport en commun. Regarder si je n’ai rien laissé derrière moi. Un semblant d'estime de moi-même. Ce regard inquiet qui balaie l'espace avant de s'enfuir dans l'embrasure de la porte.


 
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Nous écrivons des vers ensemble. Pourtant j'ai le sentiment que nos alexandrins n'ont jamais le même nombre de pieds. Comme la cadence faussée de nos sentiments. Ces décalages nous épuisent.


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Je me souviens m'être demandée, lorsqu'il a dit que la fin était irrémédiable, pourquoi le diable raisonnait aussi fort.


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Et puis parfois tu reviens dans deux, trois rêves. Dans quelques-unes de ces nuits qui n'ont pas l'ambition particulière de retourner la terre du passé. Tu prétends que nous nous connaissons à peine et que tout ça n'est jamais arrivé. Tu souris. Comme si tu avais pardonné d'avance quelque chose qui n'aura jamais lieu. Les contacts sont indirects. Tu connais quelqu'un qui me connait et au loin vous formez une tache qui vous confond dans la confidence. Je ne saurai jamais ce qui se dit. Pourtant, on est toujours distinct. On garde nos places, on ne se tente pas du regard. En dehors du rêve, je me demande si, au fond du couloir, tu me scrutais au loin par absence ou par simple curiosité. Quel sens a désormais mon ombre dans ces bâtiments ? J'aimerais te saluer par inadvertance et te voir m'ignorer. Mais même cela, tu n'en es pas capable.


*


J'ai la nausée, des moments d'absence, des tendances à mépriser le monde. Des palpitations dans les tempes, mes battements de myocarde dans le creux de la main. Je resserre encore plus fort pour faire taire l'ensemble. Ma respiration valse, trop haute, trop basse, sans rythme. Une expiration empiète sur l'autre. Je fuis les regards dans ces couloirs trop longs parce que je sais que parmi eux il y aura le tien. Un peu perdu, un peu hasardeux, il me frappera encore plus fort sur la poitrine qu'avant. Je baisserai la tête par signe d'abstinence, absence de résistance. Lâche, je fuis la guerre avant même qu'elle ne commence. A quoi bon sortir les armes sans munitions. Je poursuivis le néant pour éviter ton vide.


*


Une vague d’incompréhension face à autant d'indifférence. Perdue entre deux battements de cœur, ma colère s'épuise et laisse place à une fatigue amère. Pourquoi s'élancer à toute vitesse sur ses murs qui me briseront plutôt que l'inverse ? Mes respirations sont maintenant si espacées dans le temps que chacune semble être une renaissance douloureuse. Ces rythmes lents me tuent.


*


Je te vois flâner dans les rayons de la bibliothèque, à effleurer le dos des bouquins sur ton passage, ne sachant pas lequel choisir. Parmi toutes ces histoires, aucune ne m'intéresse à par celle devant moi. Aucun concept, aucune théorie du rayon Philosophie n'arrivera à saisir l'entité que tu es. Les plus belles œuvres de la littérature française ne sauraient décrire la fascination et l'émotion que tu représentes à cet instant précis. L'Histoire n'est pas suffisante pour contenir tes guerres intérieures. La Géographie ne te placera jamais au bon endroit. Les Langues ne te traduiront pas. Tu resteras cette vision abstraite du bonheur dans le rayon Art. Si seulement la Science pouvait t'atteindre. Puis ton visage s’évanouit entre toutes ces pages. La chaleur s’éteint. Encore une histoire oubliée dans les archives de mon âme.


*


La cassure de cette nuque était délicate. La lumière s'y déposait comme sur un mont régulier dont l'escalade aurait été aisée. Quelques cheveux venaient balayer ce paysage presque mélancolique. Ces mèches n'avaient aucun sens de prédilection. Elles formaient des vagues contraires, des courants marins légers se jetant dans le vide au-dessus des épaules détendues. La mollesse des membres donnait un sentiment d'uniformité, un ensemble vivant abstrait. Le long de ce cou, une veine saillante traçait un sentier jusqu'à l'arrière de l'oreille. En fonction du mouvement de la tête, elle semblait tenter de changer de direction mais, elle finissait toujours par percuter le cartilage. Le bus freina. La violence du mouvement raidit ce corps. Soudain, le paysage s'évanouit avec la disparition de toutes ces brisures. La raideur des membres, ce cou rectiligne, cette pente sèche sur laquelle toute la délicatesse du monde glissait pour périr à ses pieds.


*


J’ai souvent l’impression d’avoir perdu un être cher. D’une façon si triste et violente que je n’arrive plus à savoir si j’enfouis ces sentiments ou s’ils n’ont jamais existé. Sur toutes les vies que j’ai vécues, des vides. Mes activités m’occupaient mais un silence de trop ou une interruption qui s’éternise faisaient ressurgir un poing dans le cœur. Comme s’il s’arrêtait de battre pour me rappeler la douleur vive de cet instant où tout s’est perdu à jamais. Puis les battements reprennent doucement leur cadence, la douleur s’atténue mais le goût du néant s’installe chaque jour un peu plus. Les personnes qui nous quittent nous donnent le même sentiment qu’un appartement vidé de ses meubles. À l’intérieur, seul l’écho de notre propre voix subsiste et résonne constamment entre quatre murs. Habités, animés par ces autres vies, les individus qui nous ont dépeuplé ne laissent derrière eux, à vrai dire, pas grand-chose. Parfois rien. Quelques débris sur le sol de nos sentiments qu’on foulera par mégarde. Je cherche dans les foules un visage que je ne connais pas moi-même. Une chevelure dominante, un air un peu trop hagard, un vêtement furtif aux motifs familiers...Tous m’envoient mille histoires différentes et aucune ne semble être la mienne.

 

*

 

Stig Dagerman disait " le monde craint celui qui pleure". Sous ses yeux, des paquets de larmes roulaient lourdement entre les sillons.  À chaque hoquet, elles s'écrasaient prématurément sur les draps. Ma mère était assise là, le visage rouge et enflé, gesticulant, gémissant et je ne savais que faire. Comme toutes les fois où j'étais face à une personne en pleure. Tape maladroite entre les omoplates, comme si je cherchais à expédier la boule coincée dans leur gorge. Frotter, enlacer maladroitement, porter un visage froissé. Comment décider d'un quelconque geste face à cette masse hurlante décomposée ? L'instinct fait qu'on enlace, qu'on serre pour étouffer les sanglots et faire naître doucement un silence. Un animal agité qu'on tenterait de maîtriser. Respiration courte, un peu bruyante. Enfin, le rythme s'apaise et les larmes deviennent silencieuses. Il ne reste plus qu'une humidité persistante sur nos vêtements, témoins de cette vague émotionnelle. Osera-t-on à nouveau lever ce visage pour le regarder en face, à nu, lavé de tous ses espoirs et voir son reflet dans ce regard encore brillant de tristesse ?
 
 

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Le Diable
Posté le 14/09/2024
C'est très aimable à vous de me citer, merci chère âme en errance. Ces pensées auraient mérité de s'étaler sur plusieurs chapitres pour en distiller un peu l'amertume et accorder à chacune l'attention qu'elle mérite.
Sabi
Posté le 05/09/2020
C'est bien écrit, le style est là, il y a de la poésie lyrique, adjugé vendu.

Je subodore le journal intime. J'ai l'impression qu'il s'agit de réflexions écrites jour après jour, dès lors que quelque chose gratte.
Je ne réagirai pas au contenu. On ne parle pas avec un sourd.
_julie_
Posté le 14/06/2020
Cette lecture est une claque. On a l'impression de vivre à l'intérieur de la personne et de ressentir cette espèce de torpeur de tristesse dans lequel elle est prisonnière. C'est tellement bien écrit que ça fait mal, parce qu'il semble évident qu'un tel texte ne peut être écrit que par vécu. Le rythme lent, langoureux, à la la limite de la conscience, est absolument parfait. Toutes mes félicitations :)
Captain
Posté le 26/01/2020
"Je plains les miroirs de me croiser chaque matin."
Quelle phrase !
Je voulais dire, regarde, ne t'inquiète pas pour eux, aucun ne s'est encore brisé de te croiser. Mais, plus je la relis, plus j'y trouve de chemins où me perdre en réflexions ! Ce qui prouve déjà que, pour un miroir, il fait bien son travail.
On dirait que tu as réussi une telle perfection dans l'immobilité que seuls les objets, prétendument inanimés, sont aptes à te croiser. C'est étrange. Je veux dire, pour se croiser, il faut que les deux soient en mouvement, non ?
Finalement, c'est logique car, au début de ton texte, il y avait déjà la volonté de ne plus bouger.
Comme il faut bien que quelque chose bouge, c'est aux miroirs de s'y coller !

Après, j'avoue que cette loi du mouvement me fatigue rien que d'en parler... Je n'y courre pas après, cette fatigue, du tout.
Mais bon, maintenant qu'elle est là, autant l'accueillir. Je crois qu'il y a plusieurs façons de choisir. Soit présager de l'avenir, soit prendre ce qui me vient ?
Bon, je devrais rester concis pour ne pas polluer ton texte.

Mais, y'avait aussi les brûlures de l'été en plein hiver. Comme une plongée hors du temps, où toutes les saisons et les âges se percutent. Comme apercevoir, derrière un drap étendu sur un fil, un bout d'éternité ?

Et puis encore, en parlant des destins que l'on pense pouvoir se construire, pour repousser ce que l'on déteste, une sorte de déni de nos finitudes, non ?
Cet appel à bâtir, des carrières, des destins, des œuvres, n'est-ce pas simplement la peur qui nous guide ? Alors, je renonce à créer, écrire, faire. Simplement regarder la peur en face. Et elle, alors ravie, se dissipe doucement, pour un temps.

Pourtant, je crois aussi aux pouvoirs compliqués des corps en mouvement. Je ne suis pas le même, assis, allongé ou debout, en voiture, à vélo ou pied. J'explore chaque état, pour un instant, rencontrer une autre de mes facettes. Pas pour faire. Juste pour voir ?
Merci de me l'avoir rappelé.
Et pardon pour ce pavé !
PetraOstach - Charlie O'Pitt
Posté le 20/01/2020
Bonjour Emil,
Il n'y a rien à dire et pourtant j'ai envie de te laisser un commentaire car ton texte ne me laisse pas indifférente. C'est vraiment très bien écrit et je me retrouve dans ce que tu exprimes. Tout est très juste.
Merci pour ce très beau texte (qui en plus me donne envie de m'améliorer dans mon style)
Naelle
Posté le 10/01/2020
Comme on ne peut que laisser des commentaires pour illustrer notre sentiment envers les oeuvres, je te laisse le mien pour te dire que c'est vraiment bien écrit, beau et on s'y retrouve vraiment (en tout cas moi). Merci pour ce partage! (en espérant en lire davantage)
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