Nous, livres d'école, devenons bien vite obsolètes. Pourtant, tout le monde est bien content de nous avoir. Parait-il que l'on empêche des générations entières de plonger dans l'ignorance, que nous leur fournissons une instruction. Les plus jeunes nous détestent bien souvent mais ont envie de nous remercier bien des années après. Si seulement ils en avaient la possibilité... Nous aurions au moins une once de reconnaissance. Un peu de gratitude fait du bien, même pour nous, les livres. Nous ne sommes que de vulgaires pions, des instruments rapidement remplacés par des livres plus jeunes, des récents ou des actuels comme on les appelle. Régulièrement, quelqu'un de haut placé décide de changer tout notre programme, que nous ne valons plus rien, que nous avons fait notre temps. Nous sommes les victimes d'un système capricieux, pointilleux qui veut donner l'impression que l'instruction des enfants est en perpétuelle évolution. Or, on ne produit que des clones pour lesquels on ne modifie que quelques mots, quelques formulations pour faire joli. Au fond, un verbe reste un verbe et une addition une addition. Sauf si le système décide de tout révolutionner, là nous comprendrions le changement... Tous se réjouissent que ces livres soient actualisés, qu'ils soient renouvelés chaque année. Ah ! Oui ! Quelle fierté d'avoir la dernière version d'un livre scolaire ! Mais à quoi ça sert au fond ? Et, lorsque le couperet tombe, lorsque nous sommes jugés sans intérêt, que devenons-nous ? Est-ce qu'au moins une personne s'est déjà posée la question ?
— Je rêve ou tu viens d'éternuer ?
— C'est la poussière, je crois que je développe une petite allergie...
— Il faut dire que ça date la dernière fois qu'on a vu la lumière du soleil. C'était quand ? Il y a dix ans, non ?
— Plus ou moins. Je perds un peu la notion du temps dans ce vieux carton.
— Franchement, on pourrait nous faire prendre l'air de temps en temps... Même les livres ont le droit de respirer !
— Ne te plains pas, tu es un manuel de lecture. Tu es quand même léger et tu es au-dessus de la pile ! Regarde-moi... Je suis au milieu de la pile des gros manuels de mathématiques. On s'écrase les uns les autres. Je ne savais pas que c'était possible mais je pense que j'ai des crampes sur la tranche. Les crampes, ça fait mal, ma parole !
— Mon pauvre... Je n'avais pas réalisé mon petit confort. Comment fais-tu pour tenir ?
— Le mental, mon cher ami, le mental ! Je me plonge dans les souvenirs de mon âge d'or et je garde espoir... Un jour, quelqu'un ouvrira notre carton !
— Tu as la foi... Je n'ai pas senti de présence humaine depuis bien longtemps. Enfin... Comme on disait, on perd la notion du temps, hein ! S'il faut, t'as raison !
— Si je développe une allergie à la poussière, c'est quand même bien embêtant...
— Ce n'est peut-être que passager ou un petit rhume. Nous sommes peut-être en hiver aussi. Le froid peut passer à travers le carton, tu le sais aussi bien que moi...
— Quand je pense que dans ma jeunesse, je torturais les jeunes avec mes tables de multiplication et mes équations. C'est bête mais j'aimais créer des sacs de nœuds dans le cerveau des élèves. Tu me diras, j'étais jeune avec des petites pulsions sadiques... Et ça me manque... Tu crois que le karma nous rattrape ?
— Comment ça ?
— Je ne sais pas pour toi mais peut-être que l'Univers nous punit pour avoir torturé des générations entières. Nous sommes peut-être destiné à subir une sentence, une incarcération dans un carton à l'abandon.
— Peut-être... Mais je n'ai pas eu l'impression d'être un sadique, moi...
— Ah bon ?
— Oui ! Durant toute ma vie de manuel de lecture, j'ai eu la patience et la sagesse nécessaire pour faire en sorte que tout le monde sache lire. Par frustration, on m'a maudit. On me récitait par cœur avec le sourire aux lèvres aussi.
— Être un manuel de mathématiques gentil, j'aurais pas pu... Je me serais ennuyé... Quelle horreur !
— J'ai quelques collègues qui étaient comme toi. Ils s'amusaient à embrouiller l'esprit des élèves, à mettre en avant les mots les plus compliqués que l'on contenait, à souffler à l'oreille des élèves que la lecture était hors de leur portée. Je ne suis pas de cette mentalité-là... Et quand je vois comment j'ai fini, incarcéré avec les autres, je me dis que ça ne sert à rien d'être gentil, en fait...
— Je sens une petite déprime là, non ?
— Arf... Non... Enfin, je sais pas... Maintenant qu'on en parle, j'ai sans doute la sensation de ne pas avoir vécu pleinement, tu vois ? Une petite rébellion de temps en temps, ça aurait pu me faire du bien.
— C'est l'incarcération dans le carton qui te monte à la tête. T'en fais pas ! Il ne faut pas passer son temps dans les regrets mais chérir les souvenirs que l'on a.
— Mouais... Tu sais, je suis un manuel de lecture, moi. Pas un livre de philosophie !
L'incarcération dans le carton est bien souvent synonyme d'enfermement perpétuité. Si vous ignorez ce qu'est un synonyme, ouvrez un carton «Vieux manuels de français». Nous ne serons pas dérangés : au contraire, nous reprendrons des couleurs grâce aux rayons du soleil et nous serons plus que ravis de nous lancer dans de grandes explications. Nous, les manuels, nous nous entassons les uns sur les autres, prenons la poussière, ruminons, nous mourons d'ennui petit à petit. La folie nous guette. Peut-être est-ce saugrenu que de parler de folie dans ce cas précis... Mais vraiment, il n'y a pas d'autres mots pour qualifier un tel état d'esprit ? Nous perdons nos en-têtes, tout simplement...
— Hé ! Hé !
— Qui me parle ?
— Hé ! Toi, collègue de manuel de mathématiques ! Tu m'entends !
— Je suis obsolète, pas encore bouché de l'oreille.
— Je n'ai pas pu m'empêcher d'entendre ton brin de causette avec le manuel de lecture, tout à l'heure.
— Ah ?
— Je compatis à vos crampes et vos allergies. Moi-même, j'ai la couverture qui me démangent. Ça ressemble fort à une crise d'urticaire...
— Quelle horreur !
— Ça me rend chèvre, je t'assure !
— Je veux bien te croire.
— Je ne souhaite ça à personne, même à mon pire livre-ennemi.
— Et sinon, l'incarcération se passe bien ?
— Oh... Tu sais, pour tenir, je médite beaucoup. Je reste immobile, j'oublie les livres au-dessus et en-dessous de moi, j'oublie l'obscurité du carton laissé à l'abandon et je fais le vide en moi. Comme si je n'étais qu'un amas de pages vierges. Et ça me fait un bien fou ! J'ai développé certains de mes sens, notamment l'ouïe. Et je peux te dire que....
— Que tu t'es perdu au fil de tes pages et que tu ne sais plus ce que tu dis ?
— Non.
— Ah... Autant pour moi !
— Je peux te dire qu'un vent de révolte va se lever...
— Oh ! Là, tu m'intéresses, mon ami.
— J'ai ouï dire que certains manuels d'Histoire, à quelques cartons d'ici, en avaient assez de prendre la poussière en toute passivité. Ils se sont regroupés pour discuter stratégie.
— Une stratégie pour quoi ?
— Une stratégie d'évasion ! Selon eux, si tous les livres du carton s'unissent, l'évasion est possible. Mais certains ont peur du monde extérieur. Tu sais... Il y en a qui sont là depuis plusieurs dizaines d'années et ils craignent de prendre un gros coup de vieux.
— Ça peut se comprendre...
— Et si on faisait pareil, nous aussi ?
— Se rebeller, tu veux dire ?
— Que l'on s'unisse tous, oui ! Les manuels de lecture et de mathématiques ! L'union fait la force, mon cher collègue.
— Il paraît, il paraît...
— Tu serais prêt à en discuter avec ton ami manuel de lecture de tout à l'heure ? À nous trois, je pense que l'on peut convaincre l'ensemble du carton.
— Il faut que je réfléchisse...
— Enfin ! Tu disais toi-même que ta jeunesse un tantinet sadique te manquait. Et puis, tu développes des allergies à la poussière. C'est mauvais de rester enfermé dans ce cas, tu sais... Je connais des livres qui ont agonisé longtemps avec une allergie de ce genre.
— Tais-toi ! Je vais en faire des cauchemars...
— Pardon ! Je ne voulais pas te faire peur. Je veux juste te faire part de la réalité des choses. Il faut que l'on s'échappe ! Pour notre bien à tous ! Avant que l'on perde nos en-têtes pour de bon.
— Je veux pas balancer mais je crois que pour certains, il est peut-être déjà trop tard...
Pour passer le temps, les manuels scolaires apprennent à parler. Progressivement, ils abandonnent l'écrit pour se complaire dans l'art oratoire. Et certains se débrouillent plutôt bien. De grands orateurs sont nés dans ces cartons laissés à l'abandon. Certes livres de mathématiques se sont lancés dans la poésie. D'ailleurs, il faut entendre au moins une fois «La Grande Équation». Ces vers sont de toute beauté et donneraient presque envie à des manuels de lecture de se reconvertir dans l'arithmétique. Des livres de science ont tenté d'instaurer une démocratie dans leurs cartons respectifs mais il semble que certains, très dépités, ont décrété ne pas mériter le droit de voter. Eh oui... Pendant que la plupart des manuels s'épanouissent du mieux possible dans de nouvelles perspectives d'avenir, quelques-uns se laissent aller au désespoir, à la déprime, à la dépression.
— Tu t'es débrouillé comme un manuel de lecture en chef durant le grand rassemblement, je suis impressionné !
— Oh ! Tu sais, mon cher manuel de mathématiques enrhumé, je suis comme ça de nature. Ma grande sagesse me perdra un jour.
— Perds-la le plus tard possible ! On va en avoir besoin si on veut sortir d'ici.
— Tu as vraiment envie de prendre l'air, je me trompe ?
— Non... Mon collègue m'a plutôt bien convaincu. Vous feriez une bonne équipe tous les deux pour mener à bien la mission d'évasion.
— Tu trouves ? Il a l'air ingénieux et... je ne sais pas comment dire... un peu trop déterminé.
— Je vois ce que tu veux dire. Je l'ai pris pour un illuminé au début quand il m'a parlé de révolte et de liberté. J'ai même pensé que la poussière s'était emparée de son intellect. Mais si l'on prend le temps de bien causer avec lui, on s'aperçoit qu'il a toutes ses en-têtes et ses pages bien ordonnées.
— Ça rassure un peu. Parce que cette histoire d'évasion, c'est quand même son idée.
— Techniquement, il en a entendu parler. Je sais que ce n'est pas mon rôle de jouer sur les mots, en tant que manuel de mathématiques, mais voilà... Je pense qu'il est bon de le préciser ! L'idée ne vient pas entièrement de lui.
— Tu y crois à son ouïe sur-développée grâce à l'art de la méditation ?
— J'essaie de lui accorder le bénéfice du doute, surtout s'il peut nous aider à sortir d'ici. Je crains que mon allergie à la poussière ne me plonge dans une lente agonie éternelle. Alors, tu sais, tout espoir de sortie est bonne à prendre.
— Je te comprends. Depuis notre discussion, j'ai des envies de rébellion qui me grattent les pages. Au diable les règles de la langue française ! Si je veux que le son «o» se prononce «i», il en sera ainsi !
— Ça me rappelle le bon temps tout ça... Des fois, je faisais tournoyer les signes d'addition et de multiplication pour asticoter les élèves que je n'aimais pas trop.
— C'est délicieusement bien trouvé ! Je pense que j'en ferais de même avec les lettres «M» et «W». Le bazar que ça ferait ! J'en ris par avance !
— C'est bon de voir l'espoir renaître, hein ? C'est comme si mes pages deviennent plus vives, ma couverture plus solide. Je n'ai jamais été aussi motivé pour quoi que ce soit de toute mon existence.
— Et moi donc ! Une perspective de nouvelle vie s'offre à moi et je ne compte pas la gâcher. Je ne veux vexer personne mais je préfère voir du pays que de me reconvertir dans l'essai philosophie ou les recettes de cuisine.
— Tu m'as l'air bien sympathique. Je ne sais pas où nous irons si nous parvenons à nous extraire de ce carton laissé à l'abandon mais ça te dirait que l'on exerce notre sadisme ensemble ?
— J'aurais sans doute besoin de deux ou trois leçons de sadisme de temps à autres. Pourquoi pas... Même si je n'ai pas pour habitude de traîner avec des manuels de mathématiques.
— Tu es le premier manuel de lecture avec qui je cause, si ça peut te rassurer.
— Je ne suis pas étonné.
— Ça veut dire que tu es partant ?
— Oh ! Oui ! Et pas qu'un peu ! J'ai si hâte ! Je sens que de belles aventures nous attendent, mon cher ami !
— On va bien s'amuser.
— Rassemble tes chiffres, tes figures géométriques, tes tableaux, tes graphiques et tes tables d'opération, le départ est imminent et le monde n'a pas idée de ce qui l'attend !
Et on souhaite un bon courage aux livres et à leur futur grignotage du carton !
Merci de ton retour, Elyon.
J'imagine qu'à la lecture du synopsis, tu as cru être tombée dans une dimension parallèle. Je m'excuse du trouble que cela a pu te causer, oups...
J'aime énormément distraire et faire rire mon lecteur et c'est toujours une joie d'y parvenir. Les citations qui t'ont marquées me font beaucoup sourire également, pour tout te dire. Et tant mieux si j'arrive à rendre attachants des livres ! Cela veut dire que mon pari est assez réussi !
Merci également pour le relevé de la coquille.
A très bientôt !! :D