Du mordillement de plafond

Par Dédé
 

Le grand rassemblement dans le carton des manuels de lecture et de mathématiques a été un franc succès et a fait beaucoup parler dans les cartons alentours. Les poètes se sont arrêtés d'écrire et d'écouter les muses soufflant des mots doux à leurs oreilles. Nous, livres de sciences, sommes assez jaloux. Bon nombre d'entre nous a tenté au moins une fois dans sa vie de livre de se reconvertir à la poésie mais le public a été sans appel : les formules chimiques n'ont rien de poétique. Même le plus grand des talents ne peut changer ça... Alors que ces pauvres livres de mathématiques se vantent de leurs poésies pseudo-scientifiques, nous cherchons encore notre voie. Une fois, deux ou trois de nos livres se sont essayés à la décoration d'intérieur. C'est simple, l'un d'eux a accepté d'arracher une de ses pages et nous l'avons mordillée et pliée de sorte à créer une petite banderole à accrocher au plafond du carton. Sauf que le livre qui est allé installer la chose a fait une terrible chute et s'est foulé la tranche avec une égratignure de couverture en prime. Heureusement, après deux ou trois jours de convalescence, tout est rentré dans l'ordre. Tout ça pour dire que nous avons abandonné la décoration d'intérieur pour nous lancer dans le jardinage. Quelques petits champignons ont un peu poussé dans un recoin de carton et nous avons essayé de l'entretenir du mieux possible mais tout avait disparu une semaine plus tard. Bref, vous l'aurez compris... Il nous est difficile de trouver notre nouvelle voie. Mais nous y arriverons ! Vous ne croyez pas ?

— Hé ! Ho ! Hé ! Ho !

— Avec ton collègue manuel de mathématiques, on t'a déjà dit qu'on n'était pas sourd de la feuille. Inutile de crier en fanfaronnant de la sorte.

— Désolé, mon cher manuel de lecture. Tu sais, je suis un peu comme ça quand je suis enthousiaste.

— Non, je ne sais pas. Nous ne nous connaissons pas. D'ailleurs, tant que j'y pense, si nous pouvions éviter les familiarités du genre «mon cher manuel de lecture», j'apprécierai.

— Pardon, je ne voulais pas froisser ton papier... C'est que... Je ne sais pas... Savoir que notre grande évasion est en marche, ça me rend toute chose.

— Je peux comprendre. J'ai moi-même de grands espoirs pour ma future vie de livre libre.

— De grands espoirs ? Comme quoi ?

— Arrêter d'être gentil, commencer à être méchant, ne penser qu'à ma tranche au lieu de me préoccuper sans cesse de celles des autres...

— Waouh ! C'est vrai que c'est tentant dit comme ça.

— Bref... Puisque tu as lancé l'idée de l'évasion, j'imagine que tu sais comment nous allons procéder ?

— Les manuels de lecture et de mathématiques s'allient de sorte à créer une voire deux piles de livres, de sorte à ce que les chanceux qui se trouvent en haut puissent mordiller le plafond du carton. Ensuite, en jouant un peu avec la gravité, il s'agira de faire une cascade en chute libre sur le sol. Et enfin, de mordiller méthodiquement les parois de notre prison cartonnée pour libérer les autres

— C'est si facile quand on t'écoute... Sauf que...

— Sauf que quoi ? Y a-t-il une vilaine trace d'encre sur mon plan d'action bien huilé ?

— Une grosse trace... Une énorme, même ! Tu ne te rends pas compte ? C'est de la pure folie...

— Vas-y ! Allez ! Manuel de lecture, je t'écoute. Quelle page ne tourne pas rond dans ce que je viens de dire ?

— La chute libre, ça va faire mal aux couvertures, non ? Pas sûr que les livres acceptent de plonger dans le vide comme ça... Tu sais, certains de mes collègues ont le vertige en plus. Et on a quelques peureux dans le lot ainsi que des presbytes qui ont du mal à évaluer les distances. Alors leur demander de sauter sur le sol comme ça en tombant brusquement sur la couverture ou sur la tranche, je ne sais pas... On risque une entorse ou un lumbago... Je crois que tu n'as pas choisi le meilleur carton pour ton opération commando...

— Si personne ne se propose, je serai celui qui mordillera le plafond.

— Tu es sûr de toi ?

— Je n'ai rien à perdre, de l'urticaire sur la couverture alors je suis prêt à toutes les folies si ça peut me faire sortir d'ici.

— Mon ami manuel de mathématiques... ton collègue, il pourrait vouloir te seconder aussi. Tu devrais lui demander. Il me semble que ses allergies et ses crampes ont empiré depuis l'autre jour. Il doit être aussi motivé que toi, si ce n'est plus encore.

— Et toi ? Tu ne te proposes pas ?

— Oh ! Si vous êtes deux déjà, je ne veux pas me rajouter. Et puis, pendant que vous ferez le grand saut, j'en profiterai pour réviser mon alphabet. Parce qu'avec toutes ces histoires d'évasion, mes pages ont un peu perdu de leur latin. C'est un comble pour un manuel de lecture, je me dois de corriger ça de toute urgence...

Les livres de musique ont décidé d'apprendre à jouer d'un instrument. Certes, l'apprentissage ne reste que théorique : c'est pour cela que l'évasion donne de l'espoir. La perspective de toucher un jour un véritable instrument est à portée de main. Quelques livres ont pactisé à distance avec les manuels de mathématiques afin de composer la bande sonore de leurs poésies. Toute la communauté des livres a hâte d'entendre la version instrumentale de «La Grande Équation». Des mauvaises langues s'amusent à dévaloriser le projet, prétextant que l’œuvre ne mérite pas autant d’ingéniosité concernant la bande son, uniquement quelques clics de calculatrices et des coups de règles sur une table. Alors que les livres de musique voient les choses tout autrement : un air joué à la flûte traversière ou bien à la flûte de Pan. Personne ne s'est mis d'accord encore. Par contre, les poètes matheux et les musiciens se sont accordés sur un élément musical, à savoir le triangle. Le triangle est, pour eux, central pour symboliser l'union de leurs deux matières scolaires. Comme quoi, l'incarcération cartonnée peut être prolifique à la créativité, en fait !

— Hé ! Hé ! Collègue ! Hé !

— Mmmh...

— Tu dors, collègue ?

— Oui ! Laisse-moi ronfler sur trois ou quatre pages et je suis tout à toi. Pour une fois que mes crampes et allergies ont l'air de se calmer, je voudrais lire les pages du livre de Morphée...

— D'accord, à tout à l'heure alors.

«La Grande Équation» est un poème en prose écrit par des adeptes de l'algèbre et de l'algorithme. Fous de jalousie, deux ou trois manuels scientifiques ont proclamé quelques vers afin d'accélérer le chemin vers la lecture du livre de Morphée mais personne n'a été capable de fermer l’œil avant la fin de ce chef-d’œuvre littéraire. Bien entendu, tout ceci est resté secret et n'est pas sorti du carton contenant les manuels de sciences. Plusieurs fois, ils se sont essayés à l'exercice mais cela n'a rien donné. Rien de vraiment percutant, du moins. «L'azote, ça dépote comme on transporte de l'or en l'enroulant dans de l'aluminium. Le magnésium si doux et si léger dans l'air pur créée une belle odeur de souffre.» Mieux vaut s'arrêter là et garder également secret cette vaine tentative. La crédibilité des livres de sciences est un peu en jeu sur ce coup-là.

— Maintenant que j'ai fini de parcourir l’œuvre de Morphée et que mon esprit est désormais reposé, que me voulais-tu ?

— À ton avis, collègue ?

— Me parler de ton dernier plan d'évasion, du grand risque que l'on encourt à le suivre et pourtant, tu vas me convaincre de te suivre pour mettre en œuvre ce plan qui est plus suicidaire qu'autre chose ?

— C... Com... Comment tu as deviné ?

— Pour contrer mes allergies et mes crampes, je me suis essayé à la méditation. C'est toi qui m'en as donné l'idée, en plus ! Merci !

— Tu ne réponds pas vraiment à ma question...

— En parlant de la méditation, je pensais qu'il était évident que je t'avais entendu causer avec le manuel de lecture tout à l'heure. Bizarrement, je n'arrive à méditer que lorsque je dors. Et je dormais quand vous parliez... Je poursuis ou tu as compris ?

— J'ai saisi.

— Quant à ton plan, j'y ai beaucoup réfléchi pendant que je parcourais les pages du bouquin de Morphée et... et... je ne sais pas...

— Pense à tes crampes sur la tranche, à tes allergies à la poussière !

— Tout de même, j'hésite...

— Pourquoi donc ?

— Mieux vaut-il une mort certaine ou des crampes et des allergies à perpétuité ?

— Mon Dieu ! Collègue ! On croirait entendre un manuel de philosophie... Quelle horreur !

— Même un manuel de mathématiques peut être en proie à de sérieux dilemmes. C'est affreux, je sais...

— Je te ferai signaler gentiment que l'on ne risque pas une mort certaine en chutant du haut du carton. Une mort probable, tout au plus. Et c'est la version la plus négative. Au mieux, il ne nous arrivera rien et sinon, quelques égratignures, un lumbago voire une luxation des pages parce que nous les avons laissées trop longtemps en sommeil.

— J'ai très envie de revoir du pays mais je ne sais pas si ça vaut le coup de se tuer ou de s'amocher.

— Deux jours de convalescence et une vie de liberté contre de l'emprisonnement à perpétuité... Tu choisis quoi ?

— La vie de liberté, je présume...

— Voilà !

— Non ! Mais tu me fais peur, toi... Tu me fais faire de ces choses... Promets-moi qu'à la sortie, on ne se reverra plus jamais ! Hein ? Parce que je sens que tu as une très mauvaise influence sur moi...

— Tu acceptes alors de m'aider à mordiller le plafond ?

— Je crois bien que ça y ressemble, oui...

Tous les cartons se sont révoltés les uns après les autres. Cependant, celui contenant les manuels de lecture et de mathématiques, dont un suicidaire et un autre un peu moins mais davantage influençable, s'apprête à sauter le pas et à découvrir à nouveau le monde extérieur après de longs moments enfermés dans la prison cartonnée. Souhaitons-leur beaucoup de courage car leur entreprise n'est déjà pas si simple sur le papier... Alors en pratique, vous imaginez un peu ?

 

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Cliene
Posté le 15/04/2017
Brillante idée que de faire parler les livres ainsi ! Surtout nos vieux manuels d'école... Je comprends mieux pourquoi les mathématiques ne m'ont jamais passionné, j'ai toujours dû avoir des manuels plus que sadiques !
Tu t'inquiétais de l'alternance dialogue-récit en réponse à l'un des commentaires mais je trouve au contraire que cela permet d'aménager des pauses et de temporiser l'avancée de l'histoire. 
Ton écriture des dialogues est très dynamique et plaisante, on a vraiment l'impression d'y être !
Vivement la suite !
 
Dédé
Posté le 15/09/2019
Merci pour tous ces compliments, Cli ! :D

La suite ne sera pas pour tout de suite. Mais, je reprendrai l'histoire un jour. Quand j'aurais bouclé quelques histoires sur lequelles je cogite en ce moment.
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