Des hippies très rock’n’roll !
Un début de juillet torride. Une maison à Lyon. Des parents absents pour l’après-midi. Des adolescents qui se la coulaient douce autour d’une piscine. Le soleil tapait fort et ils se sentaient plus ou moins ensuqués par la chaleur. La radio lâchait quelques notes de guitare dans l’air et parfumait l’ambiance à sa façon. De bonnes vieilles chansons des années 60. Ces jeunes étaient peut-être un groupe de rock dans l’âme, mais ils raffolaient de ces tubes. Après tout, on pouvait très bien aimer le rock français et les potes des Beatles.
Assise sur le rebord de la piscine, un pied doré barbotant dans l’eau chlorée, une jeune fille fermait les yeux et savourait avec délice la musique. Elle balançait distraitement la tête, synchronisée avec le rythme, et ses longs cheveux bruns balayaient ses reins, presque hypnotisés.
– Clémence fait sa belle… taquina une voix.
– Va te faire voir, Ludo, répondit la jeune fille, légèrement endormie.
Depuis son transat’ où il peaufinait son bronzage, Ludovic sourit. Sur la chaise longue d’à côté, le blond Baptiste, cigarette au coin des lèvres et lunettes de soleil sur le nez, grattait les cordes de sa guitare sans un mot. Contrairement à son ami, il n’arrivait pas à bronzer et était loin d’exhiber une peau dorée. Depuis, il s’était fait une raison. De toute façon, il préférait être blanc que rouge comme son jeune frère Sébastien, qui supportait assez mal le Soleil. L’écrevisse en question défiait une fois de plus cet astre destructeur, étendu sur une énorme bouée rose fuchsia qui flottait sur la piscine. Ses amis soupçonnaient qu’il s’était endormi et s’en félicitaient. Il n’y avait que pendant son sommeil que Sébastien était supportable. Et encore.
La radio finit de crachoter son générique et diffusa un nouveau morceau, qui fit sursauter brusquement Clémence. Les premiers accords de guitare avaient attiré toute l’attention de ses oreilles. C’était le genre de chansons qui avait fort probablement fait fureur à l’époque du festival de Woodstock.
– Oh ! Ça… ça ! Ah mais… ça ! s’exclama-t-elle, suffocante.
– De la bombe ! commenta Ludovic, tout aussi choqué.
Baptiste en lâcha presque sa propre guitare, bouche grande ouverte. À l’écoute du premier chœur, Sébastien sembla lui aussi s’agiter sur sa bouée rose, si bien qu’il tomba dans l’eau sans trop savoir pourquoi.
– Est-ce que c’est bien… The Mamas and The Papas ?! s’écria l’adolescent, quand il eut refait surface.
– Oui !
Baptiste ne put donner plus de détails à son frère : Clémence s’était déjà mise à chanter avec la radio, et les avait tous entraînés à la suivre.
– All the leaves are brown…
– All the leaves are brown ! répétèrent en chœur Sébastien, Ludovic et Baptiste.
– And the sky is grey.
– And the sky is grey !
– I’ve been for a walk…
– I’ve been for a walk !
– On a winter’s day.
– On a winter’s day ! clamèrent les quatre adolescents, un ton plus haut.
Les voilà qui s’étaient mis à balancer les bras en l’air au bord de la piscine. Les yeux fermés, ils semblaient tous transportés par la musique. Il n’y avait pas plus drôle que ses quatre musiciens qui se déhanchaient sans pudeur sur The Mamas and The Papas.
– I’d be safe and warm…
– I’d be safe and warm !
– If I was in L.A.…
– If I was in L.A. !
– California dreamin’ !
– California dreamin’ !
– On such a winter’s day !
Les voisins d’à côté, qui profitaient eux aussi du soleil dans leur jardin, se demandèrent quelle mouche avait encore piqué ces amateurs qui ne cessaient pas de les tourmenter depuis quelques mois avec leur rock joué dans le cabanon. Ces jeunes étaient spéciaux, ils s’en étaient très vite rendu compte. Spéciaux et tarés.
– Stopped into a church, I passed along the way, chanta Ludovic, prenant la posture de Johnny Halliday tout en regardant ardemment un public invisible. Well, I got down on my knees…
– Got down on my knees ! s’écrièrent Clémence et Sébastien, qui imitaient le mouvement des vagues avec leurs bras dans une parfaite synchronisation.
– And I pretend to pray.
– I pretend to pray !
Très professionnel, Baptiste leva un doigt rythmé en l’air, puis le rabaissa pour jouer sur une guitare invisible. Son poignet tournait, tournait, tournait, de façon sans doute plus rock’n’ roll que ne le réclamait la chanson. Mais qu’importe.
– You know the preacher likes the cold ! s’écria le jeune homme, la voix rauque.
– Preacher likes the cold !
De tous, c’était Baptiste qui avait le plus de voix. Clémence était en perpétuelle admiration à chaque fois qu’il se mettait à chanter. Quant à Sébastien et sa voix fluette, il se sentait parfois puni par Dame Nature qui avait tout donné à son frère aîné et presque rien à lui. Mais Sébastien avait toujours eu conscience de la modestie de ses cordes vocales, et s’était rétrogradé tout seul, comme un grand, à la place de choriste, aux côtés de Clémence (qui elle aussi, chantait très bien).
– He knows I’m gonna stay ! rugit Baptiste à pleins poumons, avant de tomber à genoux sur le rebord de la piscine.
– Knows I’m gonna stay ! bramèrent Clémence et Sébastien qui, cette fois, se bouchaient le nez en faisant des vagues au-dessus de leur tête.
– California dreamin’ !
– California dreamin’ !
– On such a winter’s day ! reprirent-ils tous ensemble, en faisant durer la dernière note.
Alors que la flute traversière jouait en solo, le volet de la porte-fenêtre grinça et un jeune homme sortit sur la terrasse, l’air blasé. Il observa quelques secondes ces quatre imbéciles qui lui servaient de meilleurs amis, et secoua la tête de dépit.
– Flo ! s’exclama Clémence, sautillant sur place. Viens !
– Ah ça, non !
– Allez Florian ! supplièrent les autres. Viens nous rejoindre !
– Plutôt crever.
– Trouillard ! se moqua Baptiste.
Si Baptiste était un excellent chanteur tout comme un excellent guitariste, ce n’était pas lui la voix officielle du groupe. C’était Florian, dont la voix, bien plus basse et bien plus maîtrisée, avait elle aussi ses charmes.
Ce dernier allait retourner à l’intérieur, genre ceux-là-je-les-connais-pas, mais Clémence fit le tour de la piscine en trottinant pour l’en empêcher. À peine eut-elle posé sa main sur son bras que Florian sut qu’il ferait lui aussi l’imbécile sur California Dreamin’. Il ne pouvait pas résister à la jeune fille, et cela ne servait à rien de lutter dans le vide. Il se laissa amener par la musicienne, qui s’était collée à lui (c’était le clou de son argumentaire), et lui expliquait tout ce que cette chanson procurait comme sensation.
– Flo, tu ne peux pas rester de marbre face à ce tube. Tu ne peux pas. Quand je l’écoute, j’ai l’impression d’être amoureuse.
– C’est exactement l’effet que ça me fait ! s’exclama Ludovic. J’ai l’estomac tout chamboulé, les joues qui picotent, l’intestin qui fait des creux, les yeux qui…
– Ça va, on a compris ! pesta Florian.
– All the leaves are brown… interrompit Clémence, toujours aussi syncro avec la radio.
Florian avait bien du mal à ne pas chanter avec elle, d’autant plus qu’elle était suspendue à son cou et sa voix dans son oreille l’incitait à l’accompagner. Bien entendu, il ne put rester une minute de plus silencieux.
– All the leaves are brown ! répétèrent en chœur Sébastien, Ludovic et Baptiste, qui ne montraient aucun signe de fatigue dans leur chorégraphie de dernière minute.
– And the sky is grey.
– And the sky is grey !
– I’ve been for a walk…
– I’ve been for a walk !
– On a winter’s day.
– On a winter’s day ! clamèrent les cinq adolescents, un ton plus haut.
Les amis se donnèrent la main et, comme la chanson touchait à sa fin, ils trottinèrent autour de la piscine sans cesser de se déhancher. Même Florian, qui s’appropria le dernier couplet comme un chef.
– If I didn’t tell her… clama le jeune homme haut et fort.
– If I didn’t tell her !
– I could leave today.
– I could leave today !
– California dreamin’ !
– California dreamin’ ! hurlèrent les adolescents, qui s’étaient arrêtés pour se coller les uns les autres afin d’assurer un final digne de ce nom.
– On such a winter’s day !
– California dreamin’…
– On such a…
– Radioooo Nostaaaalgiiiie ! coupa subitement la radio.
Ludovic, qui allait se poster derrière le groupe et lever les bras en grand vainqueur, fut tellement surpris par l’arrêt brutal de la chanson que son pied manqua le rebord de la piscine, et qu’il tomba sur ses amis, les entraînant avec lui.
Le final ?
Plouf.
Trois ans plus tard. Festival Rock en Seine.
La foule, qui guettait depuis déjà un moment leur arrivée, aperçut enfin le groupe de rock monter sur la scène et se mit à les acclamer comme toute foule respectable (et comme des fans respectables, cela allait sans dire).
Les cinq nouveaux arrivants les saluèrent joyeusement avant de se mettre en place. À première vue, ils étaient légèrement plus décalés que les précédents groupes. Ils s’étaient tous habillés en hippies et le plus grand d’entre eux portait des lunettes de soleil alors que l’astre solaire s’était couché depuis quelques heures déjà.
– Ludo, ça fait chic tes lunettes de soleil, mais c’est un peu la nuit tu vois, et tu passes un peu pour un con là, glissa Baptiste à Ludovic, qui récolta au passage un regard noir. Enfin, je dis ça, je dis rien, moi, mais tu passes vraiment pour un con. Je suis ton ami, donc, je te le dis. C’est beau, l’amitié, hein ?
Avec toute la dignité qu’il lui restait face à son public, Ludovic ôta ses lunettes de soleil, en prenant l’air désinvolte de la star du rock, et s’installa derrière sa batterie.
– Putain de merde ! lâcha Florian dans son micro, qui avait trébuché sur un fil électrique.
– Putain de merde ! répéta la voix du jeune homme à travers la sono, dont les décibels avaient été multipliés par mille.
S’apercevant de sa gaffe, il bafouilla quelques excuses, un peu honteux. Les spectateurs ne lui en tinrent pas rigueur : ils adoraient Florian et ses gros mots. Et ils savaient que ce groupe de rock n’était pas comme les autres.
Pour commencer, les fans qui les suivaient partout s’aperçurent que la scène était agencée de façon bien étrange. Ce n’était pas dans les habitudes des Rescapés de s’asseoir sur des caissons de bois, avec pour seuls instruments la batterie de Ludovic, une flûte traversière, deux guitares sèches, un tambourin et des maracas. Où avaient bien pu passer les guitares électriques de Baptiste et Clémence, ainsi que la basse de Sébastien ?
– Je remarque que certains d’entre vous sont légèrement surpris. Et bien sachez que moi aussi. Je crois qu’on m’a mal compris quand j’ai dit que je refusais de secouer des maracas. Et je crois aussi que les autres n’ont eu rien à foutre de mon avis.
Pour justifier ses dires, Florian décocha un regard assassin sur les quatre autres membres du groupe, qui lui renvoyèrent un sourire innocent.
– Donc, ce soir, on a décidé de faire quelque chose d’un peu plus particulier que d’habitude, expliqua-t-il en s’asseyant sur le caisson à côté de Clémence. On va vous interpréter du Carla Bruni.
Choqué, le public ne sut s’il devait s’enthousiasmer ou pas, et Florian profita de leur silence pour attraper une guitare et chanter les premiers vers en grattant quelques cordes.
– On me dit que nos vies ne valent pas grand-chose, elles passent en un instant comme fanent les roses… On me dit que le temps qui glisse est un salaud, que de nos chagrins il s’en fait des manteaux. Pourtant, quelqu’un m’a dit que… tu m’aimais encore, c’est quelqu’un qui m’a dit que tu m’aimais encore, serait-ce possible alors ?
Ludovic, Clémence, Baptiste et Sébastien pleuraient de rire devant les spectateurs consternés, qui s’étaient mis à huer le chanteur. Ce dernier, vexé, s’arrêta et fit la moue.
– Bon, ok, ma blague n’a pas marché.
– Non, t’es juste passé pour un con, c’est tout, répondit Sébastien.
– Plus sérieusement, on peut peut-être passer au vrai concert si on ne veut pas que les organisateurs nous étranglent, conseilla Clémence.
– C’est que ce que je comptais faire… après ma chanson de Carla Bruni !
– Mais tu sais que tu nous emmerdes avec ta Carla Bruni ?! s’énerva Baptiste.
Florian allait répliquer, mais Ludovic jugea bon de frapper un bon coup de cymbale pour rappeler au groupe que ce n’était pas l’heure de régler les comptes en public.
– Excusez-les, fit Clémence aux spectateurs. Et si vous me posez la question : oui, ils sont tout le temps comme ça. Comme disait Flo il y a deux minutes, ce soir, on va vous jouer quelque chose d’un peu particulier, et non, c’est pas Carla Bruni.
– Alors, elle, elle rentre pas du tout dans ma blague, marmonna le chanteur.
– En fait, on a décidé de rien jouer du tout, expliqua Baptiste. Moi, perso, j’ai la flemme.
– La ferme, répliqua la jeune femme, avant de se tourner à nouveau vers l’assemblée qui lui paraissait de plus en plus impatiente. On souhaite honorer de bons vieux groupes de rock qui ont fait leur temps, mais qui ne sont pas démodés pour autant… et bien sûr, qu’on adore.
– Ouais, en fait, c’est un gros délire, ajouta Ludovic.
– C’est ça, un gros délire, confirma Florian. Donc, ne vous étonnez pas si on a du mal à s’y mettre sérieusement parce que, très honnêtement, la dernière fois qu’on s’est tapé ce délire, c’était il y a trois ans au bord d’une piscine.
Les amis sourirent à ce souvenir, et tournèrent la tête vers Ludovic, qui baissait le micro un peu plus vers lui.
– Quand vous voulez, Maître, invita courtoisement Florian.
– Un deux, un deux trois quatre ! lança Ludovic, frappant ses baguettes l’une contre l’autre.
Le chef d’orchestre donna ainsi le feu vert à Baptiste, qui gratta aussitôt sa guitare, le sourire aux lèvres. L’air de California Dreamin’ s’éleva dans le ciel et enchanta le public présent.
– All the leaves are brown… entama Florian.
– All the leaves are brown ! clamèrent en chœur Sébastien et Clémence.
Ludovic battait la mesure, Baptiste et Clémence grattaient leurs cordes enchanteresses, Sébastien secouait énergiquement son tambourin, et Florian chantait en secouant ses maracas, visiblement dépité. Tous chantaient de bon cœur, se souvenant de cet été magique, celui où tout avait basculé, trois ans auparavant. Ludovic et Baptiste n’étaient pas en reste et s’offrirent même le plaisir de rugir leurs couplets préférés.
La chanson passa trop vite à leur goût. Après la prestation de Clémence à la flûte traversière, ils se levèrent tous, à l’exception de Ludovic bien entendu, et sillonnèrent la scène pour le dernier refrain. Le public s’amusait avec eux, sautillait sur place, regrettant que des barrières fussent entre le groupe de rock et eux. Ils auraient tellement aimé chanter et danser à côté des Rescapés. Danser la danse du ventre avec Sébastien, qui faisait ça plutôt bien avec son tambourin. Faire tourner Clémence et ses longs cheveux. Se balancer avec Florian et ses maracas. Rire avec Baptiste et Ludovic qui se foutaient bien de la gueule de leurs camarades.
La chanson prit fin. Mais pas le spectacle.
– C’est pas fini ! hurla Baptiste qui ne savait plus que crier à chaque concert du groupe.
Et il fit un aller-retour avec son frère jusqu’aux coulisses. Passèrent seulement deux secondes, et ils revinrent en courant sur scène avec deux guitares électriques et une basse. Elles étaient déjà branchées aux enceintes qu’apportaient précipitamment les techniciens qui poursuivaient les deux musiciens. Ces derniers se promirent de ne plus jamais se mettre sur le chemin de ce groupe de rock. Ils étaient trop épuisants. Épuisants et tarés.
Ludovic changea sa mesure pour une autre beaucoup plus rock, beaucoup plus Rolling Stone. Florian jeta ses maracas et récupéra à contrecœur le tambourin de Sébastien. Clémence agrippa sa guitare des mains de Sébastien, et la glissa aussitôt autour du cou. Baptiste n’avait attendu personne, bien évidemment, et pinça ses cordes avec un sourire malsain, excité à l’idée de faire du bruit. Baptiste ne pensait plus qu’à une chose : rock’n’roll.
– I can’t get no… satisfaction, chanta alors Florian dans le micro d’une voix calme (alors que Baptiste avait encore plus envie de crier). I can’t get no… satisfaction. Cause I try, and I try, and I try and I try !
– I can’t get no, I can’t no ! aboyèrent Clémence, Baptiste et Sébastien.
– When I’m drivin’ in my car, and that man comes on radio ; and he’s tellin’ me more and more about some useless information, supposed to fire my imagination !
Le chanteur semblait lui-même plus agité au micro, et sa voix se faisait de plus en plus forte.
– I can’t get no, oh, no, no, no…
Un temps passa. Florian jeta un coup d’œil amusé à Baptiste, qui mourait d’impatience de libérer toute la puissance de ses cordes vocales. Huit coups de grosse caisse, deux coups de tambourin, et…
– Hé hé hé ! éclatèrent joyeusement les cinq rockers.
– That’s what I say ! rugit Baptiste, comme délivré, alors que Florian éclatait de rire.
Le passage avec Carla Bruni m'a fait rire ^^. C'était une mauvaise blague pour le public.
Contente de savoir que Flo a réussi à faire rire au moins une personne : toi ! ^^
Merci beaucoup pour tes commentaires, Miss ! ;)