« Et si, plus tard, on voulait connaître mes histoires… Combien vaudront vraiment la peine d’être racontées ? »
J’avais 17 ans. Je n’avais plus de maison. La sensation d’être chez moi avait disparu depuis que je vivais dans une chambre chez l’habitant. Je mettais un casque au lycée, je le gardais une fois rentré. Trop de bruit, et j’étais disputé par mes voisins. La propriétaire m’avait interdit l’accès à la douche, sous prétexte que je la prenais trop tard et que l’eau faisait trop de vacarme. Je mangeai une fois par jour, je me lavais deux fois par semaine. Je n’avais personne à qui en parler : les professeurs qui avaient remarqué que j’allais mal ne faisaient qu’aggraver les problèmes. Je travaillais la nuit, coincé dans mon lit avec la lampe de chevet jusqu’à cinq heures du matin pour pouvoir rendre les dissertations et les exercices. Je me réveillais à six heures pour aller au lycée. Avec le conservatoire, je ne pouvais jamais me poser avant vingt-et-une heures. Les adultes ne m’écoutaient plus ; il y avait déjà eu trop d’histoires, trop de problèmes pour que je sois pris au sérieux. Moi-même, je ne voulais plus demander d’aide. Je rêvais d’être invisible.
Je ne connaissais qu’assez peu Orelsan. Les seuls artistes de rap que j’écoutais étaient Youssoupha et Mc Solaar. J’écoutais parfois des titres de ses deux premiers albums, mais les paroles me mettaient souvent mal à l’aise. J’étais beaucoup trop gentil pour le flot d’insultes de ses textes. Je n’assumais pas mes goûts, de peur de dégoûter davantage ma mère. C’est donc en retard que j’ai trouvé les Casseurs Flowters. Je l’écoutais de nuit, travaillant mon solfège et le lycée en même temps. Un par un, je découvrais leur titre, lentement. C’était la seule chose pour laquelle je pouvais prendre le temps.
Quand un son me plaisait, il tournait pour la nuit et peut-être pour la suivante. « Des histoires à raconter » boucla pour une bonne semaine. À l’instar de son clip, les nuits se répétaient et les actions recommençaient comme des images piégées. Toujours, je faisais semblant de travailler en écoutant les paroles. Toutes les phrases me ciblaient, une par une, méthodiquement. Tout ce que je ressentais était là, condensé en cinq minutes de chanson. Et pourtant, à chaque itération, je faisais mine de ne pas l’entendre. Comme si je ne pensais pas exactement la même chose que ce qu’elle disait.
« Ai-je fait les bons choix ? Prise de conscience froide et flippante. Des fois j’aimerais m’endormir et me réveiller l’année suivante… ». J’étais dans le déni. Tout ce qui comptait était survivre et rien d’autre. Je faisais semblant de ne plus m’occuper du reste. La voix d’Orelsan résonnait comme de très loin, enfermée sous une chape de plomb. Elle était quelque chose que je n’avais plus. Tout ce qui restait était une instrumentale comme un disque rayé, bouclant bizarrement, arythmique. Malgré tout, la chanson m’apaisait.
Je ne l’écoutais jamais de jour. Je ne saurais dire pourquoi. Je ne vivais plus chez ma mère, et le fait que j’apprécie les Casseurs Flowters était bien la seule chose qui aurait pu me rendre cool au lycée. Quand bien même, personne ne regardait l’écran de mon téléphone. Je ne l’écoutais pas quand même. Elle était le secret des nuits de travail que je perdis seul, que personne ne soupçonnait. Elle m’aidait à écrire des dissertations de philosophie. Peu de temps après, ma professeure de littérature vint me voir avec mon écrit d’invention, impressionnée par mon travail. Fier, je rangeai mon 18/20 dans ma poche, puis il disparut dans l’obscurité.
« Même si, ce soir j’suis touché parce qu’il est tard… demain, j’aurais sûrement déjà tout oublié. »
Ce n’est pas qu’il ne se passait rien. Ce n’est pas que je ne faisais rien. Mais tout était vidé de son sens. Je travaillais pour travailler. Je me taisais sur ce qui autrefois m’émerveillait. Tout semblait comme corrompu par une angoisse noire, transformant tout ce que je pouvais connaître en des difformités insondables. Mais le plus étrange, c’est que je m’y étais habitué. J’évoluais dans ce monde qui ne ressemblait plus à rien. En silence, en baissant la tête, frottant le sol gris de la semelle trouée de mes baskets. J’étais résigné. Je ne m’attendais plus à rien, même si j’avais des regrets. Et c’est ainsi que j’ai compris « des histoires à raconter ». Comme la prise de parole de personnes habituées à la médiocrité du monde, qui laisse filer un peu de mélancolie sans trop y croire. Et ce dernier couplet de Gringe, parlant des musiciens professionnels, me laissait un goût amer. « Ça y est tout le monde te regarde, exhibe tes cicatrices, mais c’est déjà trop tard, sans le savoir tu quittes la piste ». Personne ne m’avait encore regardé, mais je l’avais déjà quittée.
« J’ai souvent choisi de me taire au moins j’étais sûr de pas me tromper mais les années passent vite et même les plus grands finissent par tomber dans toutes nos aventures beaucoup de moments finiront par compter si je dois m’en aller je rêverai d’avoir plus d’histoires à raconter. »