Des milliers de milliards de croissants au beurre

Douze heures, c’est tellement long et tellement peu pour les recherches que nous entreprenions. Après cette seule demi-journée, les références glanées par Channyr et les miennes correspondaient à une vie entière de lecture.

Puisque nous cherchions des flux commerciaux potentiels entre Hypérion et l’Empire de La Caren, nous avions plus de trois siècles de documents à parcourir. Des milliers de milliards de documents à traiter. C’est beaucoup trop.

Fourbus après cette première journée de recherches, Channyr et moi avions sur la langue un goût amer de frustration.

— Il faut restreindre le champ des recherches, me dit-il. On ne peut pas compiler les données dans un calculateur donc il faut redéfinir tes critères de référence. Ou on n’y arrivera pas.

Il avait terriblement raison.

N’oublions pas que nous n’étions pas à l’abri de nous faire mettre dehors au beau milieu de nos recherches lorsque la Mérawen annoncera officiellement ma démission. Que se passera-t-il alors si ma présence remonte aux oreilles de Samira et qu’elle déboule pour m’arracher ma dernière piste ?

Tout à ma réflexion, je ne repérais que tardivement notre taxi abordant le quai. A son bord, une jeune femme, menue, impeccable dans son uniforme.

— Mademoiselle Mérawen ?

Oui, fis-je du menton, impressionnée par sa voix rauque.

— Vos recherches vous ont-elles données satisfaction ?

Elle me décocha un sourire solaire et nous invita à prendre place. Une fois sur le chemin du retour, je captais son regard dans un rétroviseur décoratif –dont l’utilité était nulle dans un véhicule bardé de détecteurs de sécurité.

— Nous reviendrons demain, lui annonçais-je. Serait-il possible de nous conduire ?

— Bien sûr, fit-elle en me lançant un nouveau regard curieux. A quelle heure dois-je vous attendre ?

— Nous viendrons pour l’ouverture.

— Vous m’enverrez un email pour le retour ?

— Je préfère qu’on se retrouve à heure fixe. Nous allons travailler un certain temps dans les archives…

— Je comprends, si vous finissez tard, vous n’aurez pas envie d’attendre une heure mon arrivée.

— C’est ça !

Mon soulagement devait se lire sur mon visage car ses yeux se brisèrent en une multitude de rides joyeuses.

Channyr, lui, avait compris que le propre d’un assistant est d’être discret. Il se tut et fit semblant d’être concentré sur ses notes. Il tenait un pad de petite taille. Quand je le questionnais sur son occupation soudaine, il me rappela en souriant qu’il avait quelques étudiants surpris de son absence…

 

 

Nous logions dans un petit hôtel. La structure était un brassage d’anciennes constructions et suffisait amplement pour ce que nous y ferions.

Channyr déposa devant moi des boîtes fumantes.

— Et bon appétit ! fit-il tout heureux de pouvoir se remplir le ventre.

Entre deux bouchées, il inspectait mes relectures et les notes crayonnées aux coins des marges.

— As-tu trouvé des éléments pour affiner nos recherches ?

— Je crains que non.

De dépit, j’abandonnais mon crayon pour piocher allègrement dans une portion de pâtes.

— Pour le moment on en sait assez peu. Essentiellement des flux internes à l’empire. La plupart des mondes échangent les mêmes produits, boissons et semences, rien de concluant. Je peux au moins éliminer certains noms. C’est un début.

Il entreprit de préparer sa réponse quand un cri grave fit résonner les murs. Répétés, graves, accompagnés des entrechocs d’un montant de lit sur le plâtre fin… Rougissant, notre dîner devint brusquement silencieux et seulement ponctué des ébats de nos voisins de chambre.

Pour notre plus grand bonheur, nos voisins se révélèrent peu endurant. La nuit fut assez calme pour nous permettre de dormir et de partir d’un bon pas vers les archives commerciales dès le lever du soleil.

 

 

Notre chauffeur nous accueillie dans son complet ajusté et le sourire aux lèvres.

— Bonjour ! Lui dis-je en grimpant dans le véhicule.

— Vous êtes de bonne humeur aujourd’hui, dit-elle, vous avez bien dormi ?

— Comme un loir !

Elle fredonnait en conduisant et tout à coup s’interrompit :

— Je vous ai prévu des boissons chaudes et de quoi déjeuner, ça vous aidera dans vos recherches.

Touchée par cette attention, je me promis dans glisser un mot à son patron. Cette jeune femme était une excellente employée et il se devait de le savoir. Puis, après coup, mon entrée clandestine bientôt découverte pourrait aussi lui retomber dessus… Je revins sur ma promesse intérieure à contrecœur.

Une fois arrivés aux archives, la jeune femme disparue sur les routes du complexe. Elle promit de revenir dans douze heures.

Channyr n’avait pas aussi bien dormi que moi, il était plutôt morose depuis le réveil.

— C’est repartis pour un tour…

Pour un historien, je le soupçonnais d’être allergique aux longues périodes de recherches. Au moins, il avait enfilé une chemise propre tout aussi saillante que celle de la veille.

— J’ai réduit les références de la veille, dis-je, on se contente de chercher autour de certains flux plus symptomatiques.

Il ne comprit pas immédiatement pourquoi je tranchais de façon arbitraire et sans plus d’explications.

— En y réfléchissant, nous sommes ce que nous mangeons, non ?

Il acquiesça.

— C’est un point de divergence culturelle aujourd’hui.

— hum hum, fit-il peu convaincu.

— Il y a deux choses à prendre compte. Au début de la conquête spatiale, les cultures entre les 2G et les 3G étaient encore assez proches. Du moins, c’est ma théorie. Je pense qu’on peut s’appuyer sur les travaux du Dr Droggorian, il a pris pour point clef les trois chutes, Nassyria, les 2G et encore les premiers empires, pour déterminer les changements radicaux dans les socles culturels…

— Tu vas trop vite, même pour moi. Tu veux dire, en gros, que puisque les empires fondateurs existaient encore, il y avait des similitudes culturelles probables entre les planètes de deuxième gen’ et les troisièmes ?

— C’est ça. Par un effet de reproduction, on a forcément une inertie palpable, mais souvent des réflexes culturels notamment alimentaires qui persistent.

— C’est la théorie du thé.

— Oui ! Tu as compris.

— D’accord, fit-il, mais ça n’explique pas pourquoi tu veux sabrer notre champ de recherche. Ce n’est qu’une théorie, qui nous parvient d’un historien qui se base uniquement sur les trois chutes et non sur l’environnement des planètes.

— C’est là que j’ai un deuxième argument. Nous devons non pas trouver un point de convergence avec La Caren, mais un point de divergence. Un flux anormal dans le contexte culturel de l’empire durant cette période. L’empire partage forcément ses ressources entre les planètes, forts et mines bénéficiant des efforts des planètes greniers…

— Hum hum, fit-il de nouveau comme si ce réflexe me ferait aller à l’essentiel.

Malheureusement pour lui, j’ai envie d’entrer les détails !

J’y ai réfléchis à cette théorie, il peut bien m’octroyer le droit d’en faire l’étalage…

— Revenons à la colonisation, les 2G ne devaient pas trop en savoir sur la Terre, il est possible que la population pionnière descendent des émigrés de Nassyria. Donc, Hypérion aurait gardé des réflexes terriens mais aucun pionnier dans ses rangs.

Je m’arrêtais à notre table d’étude qui n’avait pas été nettoyée. Je versais dans deux tasses un breuvage sucré et brûlant qui nous réconforta rien qu’à son parfum. Le tout en continuant de faire l’étalage de ma théorie.

— On peut supposer que l’environnement des planètes conquises puisse être très éloigné de celui de la Terre, une flore et une faune génétiquement incompatible avec la patrie d’origine.

— C’est là que l’inertie temporelle joue son rôle, continua Channyr, les sourcils froncés.

Je pouvais entendre son cerveau carburer pour malmener ma théorie et estimer sa viabilité.

— Tu veux dire, ajoutait l’historien, l’empire de la Caren commercialiserait avec Hypérion des produits que ses propres colonies auraient finit par abandonner.

— Oui ! Tu as compris ! Le commerce spatial à un coût, il y a fort à parier qu’Hypérion s’offrait un luxe que l’empire a vite abandonné.

Channyr paru brusquement satisfait.

— On dirait bien que nous avons une première piste de recherche !

Comme la veille, il se retroussa les manches avec entrain, vida sa tasse en se brûlant la langue et fila dans les rayonnages avec son carnet et son crayon. J’avais vraiment l’impression d’avoir un assistant et non un confrère à mes côtés. C’était rafraîchissant.

Au déjeuner, la découverte d’un sachet remplit de croissants au beurre fit bondir mon cœur. Mon cerveau salivant déjà devant toute cette énergie promise.

Il en avait vraiment besoin, le bougre !

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Zlaw
Posté le 04/11/2022
Hello again, Dodonosaure !


Je m'excuse de n'avoir pas commenté les deux derniers chapitre, mais pour tout te dire, j'ai été tellement énervée par le comportement de Samira que j'ai continué ma lecture d'une traite ! Je ne vais pas te le cacher, à ce stade, je suis vraiment impatiente qu'elle meure dans d'atroces souffrances. Déjà, comment est-ce qu'elle peut entrer chez sa sœur sans sa permission ? Et ensuite, comment ose-t-elle frapper sa sœur ? Et lorsqu'elle est à terre ?? J'ai une grande sœur, et il m'arrive de m'énerver contre elle, et elle sait très bien quoi dire et quoi faire pour me faire pleurer, et je n'ai aucun doute sur le fait que je lui tape souvent sur le système également à ma manière. Mais jamais je ne lui ferai du mal exprès. C'est vraiment l'injure ajoutée à l'insulte, ce passage à tabac par sa sœur juste après avoir été cambriolée (probablement par des sbires à elle, d'ailleurs). Quelle horreur ! Ça me révolte ! Je suis enragée, je sais que ce n'est pas crédible par écrit, mais je te fais confiance pour qu'elle paye ! Aucune rédemption espérée, il faut qu'elle agonise seule pendant des jours... ಠ_ಠ

Bon, à côté de mon ressentiment personnel, ta narration est très bonne. D'ailleurs je suppose que la force de ma révolte en atteste. ^^ Les choses se passent peut-être un peu rapidement, mais c'est peut-être aussi dû au fait que, énervée, je me suis mise à lire plus rapidement. Et aussi au fait que je suis apparemment engoncée dans mes habitudes de slow burn... Tant pis, ça n'enlève rien à la qualité de ton histoire qu'elle avance à si bon pas ! Si ça ne tenait qu'à moi, j'en demanderais toujours plus à toutes les Plumes que je lis ou presque, donc c'est sans doute préférable de ne pas m'écouter sur ce point. xD Ceci dit, même si ça ne défile pas trop vite, ça défile vite quand même. Hôpital, déménagement, recrutement, nouvelle carte d'identité, nouvel appartement, et puis mise à exécution d'un plan. On ne peut pas dire qu'on s'ennuie ! Et tu arrives à ponctuer ça de petits points narratifs sympa, notamment avec Channyr, le motel, la chauffeuse de taxi, etc. Très agréable et fluide, aussi plats ces adjectifs soient-ils. Ça tient la route, tout ça ! =D

Côté théories, je n'ai pas l'impression d'avoir rien compris, donc l'exposition de Sahar est claire, je dirais. Et ça me paraît cohérent dans l'ensemble, même sans tout connaître de ce futur que tu nous exposes, et en étant une quiche dans toutes ces sciences dites douces que sont la géographie, l'Histoire, la géopolitique, etc. En conséquence, je vais attendre sagement que son intuition amène notre narratrice à son objectif. Et en bonus, au nez et à la barbe de sa sœur et de son père, tant qu'à faire. ^w^


Merci d'avoir supporté mes commentaires jusqu'ici, et à très vite !

Chapitre 6:
"Sauf, que du jour" -> "Sauf que, du jour"

Chapitre 7:
- "indices concordant" -> "indices concordants" (je pense que les deux sont corrects, mais ça a quand même l'air plus juste à mon œil, donc je partage)
- "me dis Channyr" -> "me dit Channyr"
- "Je ferais un second passage" -> "Je ferai"
- "mieux nous dissimuleront" -> "mieux nous dissimulerons"
- "disparaitre" -> disparaître" (longue vie aux accents circonflexes ^^)

Chapitre 8:
- "A son bord" -> "À son bord"
- "A quelle heure" -> "À quelle heure" (d'après mes recherches, il me semble que les majuscules n'ont pas d'accent uniquement lorsque la phrase entière est en lettres capitales)
- "nos voisins se révélèrent peu endurant." -> "peu endurants"
- "nous accueillie" -> "nous accueillit"
- "tout aussi saillante" -> "seyante" (à moins que la chemise ait des protubérances ? xD)
- "J’y ai réfléchis" -> "réfléchi"
- "il est possible que la population pionnière descendent des émigrés" -> "descende" (par anglicisme, certains groupes peuvent être considérés comme du pluriel, typiquement la Police, etc. J'en abuse réguilèrement, donc je l'accepte, mais comme je ne sais pas si c'est strictement grammaticalement correct en français, je le souligne quand même.)
- "ses propres colonies auraient finit par abandonner." -> "fini"
Dragonwing
Posté le 24/10/2022
Ah, donc Channyr est bel et bien censé bosser et il fait l'école buissonnière ! XD Et je vois que Sahar continue de profiter de la vue, huhu. J'espère qu'il a amené assez de chemises cintrées pour embellir les archives pendant toutes leurs recherches.

J'ai eu un moment de confusion quand tu as parlé de "multitude de rides joyeuses" pour une femme que tu décris plutôt jeune, c'est peut-être un peu trop appuyé comme formulation. Intéressante, la théorie de Sahar ! J'espère qu'elle portera ses fruits !
Dodonosaure
Posté le 29/10/2022
Je note ! Tu as raison, l'expression la vieillie beaucoup. Mais... vu le personnage, ce n'est peut-être pas si mal. ;)

Je te suggère de ne pas oublier cette théorie, elle reviendra. Très, très bientôt :D
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