La sagesse esquissée dans la marge

Channyr est parti moins d’un jour plus tard. Je le sentais fébrile. Comme le gars qui vient de rencontrer une fille bizarre et qui ne sait pas comment s’en défaire. Je lui ai tendu la perche en lui disant que j’avais besoin de repos. Je le libérais de mon chevet. Son soulagement m’aurait presque fait mal. Mais je sais bien ce qui fait mal : un plat du pied dans les côtes.

La vérité, j’ai ressassé durant des heures tout ce que je pensais me souvenir de mes anciens carnets. Je ressentais le besoin viscéral de savoir ce que Samira avait emporté. Alors, j’ai saisi un cahier neuf et j’ai commencé à écrire.

La première page m’est apparue comme un symbole. Nouvelle vie, nouveau carnet.

Je ne pouvais pas laisser ma sœur s’en tirer si facilement.

Si quelqu’un doit retrouver Nassirya, ce sera moi. Ni elle, ni mon Udyr, ni même Channyr. Ce sera moi.

Mes notes n’avaient aucun sens, des indices depuis longtemps rayés faute d’avoir été utiles, des données devenues obsolètes…

J’ai déchiré les pages. Puis, soigneusement, j’ai recommencé.

Nassirya fut la première des colonies terrienne. La Terre, pour protéger le secret de sa localisation, a exigé que la position de Nassirya ne soit connue que de trois autres colonies : Hypérion, Shangri-La et Avalon.

Cette seule mention des 2G me fit sursauter sur ma chaise. Je me précipitais dans la salon et j’en extirpais la seule et unique copie de la lame de donnée de La Caren. Je n’avais rien écris dans mes carnets permettant d’identifier le contenu et l’origine de cette lame. Donc Samira n’avait aucunement connaissance de cet indice.

L’euphorie me fit danser de joie dans ma petite chambre. J’avais une piste et elle n’avait rien. Il lui faudrait des mois pour décrypter mes notes, bien plus que le temps nécessaire pour avancer dans mon enquête.

Mais avant, un coup d’œil à l’état de ma décoration post-apo me fit prendre une nouvelle décision importante : il était temps de déménager.

 

Le crépuscule enveloppait la capitale lorsque l’interphone fit retentir un carillon strident. Je me figeais sur place. Channyr alla ouvrir et Valère fit son entrée quelques minutes après. Il fut stupéfié. J’étais étonnée qu’à son âge, un œil enflé lui fasse tant d’effet.

- Vous disiez quoi déjà à propos de ma carrière ?

Lui et Channyr échangèrent un regard lourd avant que ce dernier n’aille lui préparer quelque chose à boire. Valère vint s’asseoir à mes côtés.

Mon pad était partiellement bloqué, je n’avais plus accès à rien puisqu’il appartenait à la Mérawen. Voilà qui allait poser quelques ennuis dans le futur.

- Comment vas-tu ? essaya-t-il.

- Je vais bien.

Il n’était pas homme à être habitué qu’on ne le regarde pas en face. J’étais pourtant trop occupée pour m’entretenir avec lui. Il s’éclaircit la gorge, mal à l’aise.

- Sahar, je pense t’avoir trouvé un logement.

Puis il ajouta :

- Décent. Avec assez peu de technologie mais juste l’essentiel…

Il avait capté mon attention.

- Quel genre de technologie.

Pour une archéologue, la question était bien plus précise qu’il n’y parait.

- Panneau solaire pour l’électricité. Tu auras de l’eau chaude et de quoi cuire des aliments. Un balcon, mais tu es au dernier étage. L’immeuble n’a pas de réseau intégré, tu devras te fournir toi-même auprès des commerçants.

- Parfait !

Mon enthousiasme l’effraya.

- Sahar, je n’aime pas ce quartier, c’est un endroit terrien, fit-il pour décrire un imaginaire obscur et dangereux. Ceux qui y vivent n’ont pour certain jamais eu un crédit-pass de leur vie.

- Encore mieux !

Channyr et lui échangèrent un regard résigné. Alors, Valère s’assit à côté de moi et jeta un œil à ce que je faisais. Tout pourvu que cette conversation s’arrête.

- Tu récupères des données ?

- Quelques trucs que j’ai laissés dans mon pad. L’essentiel est dans ma tête.

- Comment ça ?

Dans ce pad, il y avait de tout, d’une copie de menu d’un restaurant dont j’ai oublié y être allée un jour à quelques notes de réunions. J’y trouvais même des gribouillis dessinés à la marge.

Lorsque j’étais petite, ma mère n’utilisait jamais de pad. Elle avait un crayon de bois dans une poche et tout support pouvait lui servir à prendre des notes. Sa mémoire était effrayante de précision. Surtout, elle avait cette manie d’écrire sur le papier essuie-tout ou même les marges de livres.

Un comportement que je lui devais… Mes notes étaient parsemées de marges gribouillées en tous sens.

- Sahar ?

- Samira n’a pas tout emporté, dis-je. Il me reste des notes de rendez-vous et des données écrites çà et là.

Channyr avait sûrement parlé des carnets à Valère, puisqu’il pris aussitôt un ton condescendant :

- Tu comptes encore trouver Nassirya ?

- Bien sûr !

- Allons, Sahar ! Personne n’y est arrivé en plusieurs siècles. Samira et ton père n’y arriveront pas non plus.

- Et bien, moi, je réussirai !

Il me jeta un regard furieux par-dessus sa barbe.

- J’ai l’impression d’avoir affaire à une enfant ! Je suis venue car tu as besoin d’un travail et le Museum sera ravi de te compter à nouveau dans ses rangs. Oublie cette chimère et revient faire ce que tu fais de mieux.

- Ce que je fais de mieux, c’est trouver des mondes disparus ! Si ça ne vous convient pas, alors le Museum n’aura pas grand-chose à faire de moi.

Channyr trouva l’instant bien choisi pour intervenir.

- Et si…

Deux visages furieux se tournèrent vers lui. Il ne se laissa pas démonter.

- Le Museum profiterait sûrement de ses découvertes et en retour, Sahar, tu as besoin d’une couverture pour continuer tes recherches. Vous pourriez vous entraider, non ?

Valère fut très intéressé par l’idée.

- C’est une idée, dit-il. Une bonne idée, même.

Une remarque qui fit s’envoler toute ma fureur.

- De quoi vous parlez tous les deux ?

 

 

Avec mon nouveau statut d’observatrice, je n’étais déjà plus au chômage. Un bon début, puisque ce statut est secret. Mon travail consiste à parcourir les mondes et à faire des rapports au Museum. Je n’ai pas d’objectif et je suis défrayée à condition que mon référent, Valère, reçoive mes rapports réguliers. Avec ça, la fédération me fournissait une identité d’usage, afin de ne pas risquer de représailles personnelles. Tout le monde n’apprécie pas la visite des émissaires de la Fédération…

Pour ce genre de mission, c’est outrageusement mal payé, mais ça allait me permettre de tenir quelques temps.

Assez de temps pour débarrasser mon appartement. Channyr avait été plus que serviable durant toute la période de transition. Il ne se trouvait jamais très loin et avait même obtenu de la fédération de pouvoir m’accompagner quelques temps pour ma prise de fonction. Il me faisait l’effet d’un jeune archéologue qui part pour sa première mission sur le terrain, toujours souriant et toujours de bonne volonté. J’en vains même à le soupçonner de me dissimuler ses vraies motivations.

C’est exactement pour ce petit doute que je ne lui parlais pas de la lame de données de La Caren. Je gardais précieusement cet indice. Avant de me rendre là-bas, je voulais commencer par trouver des indices concordant.

Je ne répéterai pas l’erreur faite avec Samira et Blanco. Moins Channyr en saurait et mieux je me porterais.

Mon nouveau chez moi était équipé d’une excellente serrure. C’est bien tout ce qui était neuf et dans un état correct. Les murs sentaient l’humidité et le parquet menaçait de me faire visiter l’appartement du dessous à chaque pas. Cela dit, j’y étais bien installée et puisque personne n’avait mon adresse, je m’y sentais en sécurité.

La porte s’ouvrit sur mon nouveau presque-colocataire. Il avait des quantités improbables de provisions sous les bras. Puisqu’il me vit habillée pour sortir, sa bonne humeur redoubla.

- Alors, par où on commence ?

- Nous allons aux archives commerciales.

- Mais tu n’y as pas accès. Seules les plus grandes entreprises commerciales ont le droit de consulter les tablettes qui y sont conservées.

Comme si j’ignorais ce détail. C’est pourtant là-bas que j’espérais trouver de nouveaux indices.

- La Mérawen n’a toujours pas annoncé mon départ. Donc, j’y ai toujours accès. Enfin… Je vais devoir jouer finement.

Sa bonne humeur perdit un degré sur l’échelle de Channyr, il déposa les provisions sur la table et entreprit de les ranger dans ma cuisine.

- Tu as déjà été assistant de recherche ? lui demandais-je en l’observant de la tête aux pieds.

- Jamais. Pourquoi ?

 

Channyr compris dans quoi je l’embarquais après cinq heures dans une navette hyper-spatiale. Je lui ai trouvé des vêtements assez serrés et sérieux pour le faire passer pour un assistant d’une grande entreprise. Après tout, j’étais fille d’Udyr Mérawen, je pouvais bien me trimballer avec un assistant.

Les archives commerciales appartiennent à un cartel. Une entente entre les empires commerciaux les plus en vue. Tout l’intérêt est de réunir au même endroit les données sur les flux de marchandises. Ils n’ont pas le droit de conserver les savoirs et de pister les personnes, la Fédération se chargeant à grand frais de contrôler cette entente. Cependant, si on veut savoir où on achète le plus de tridium dans la galaxie, il suffit de quelques heures passées ici et d’une requête à la Bête.

L’animal étant un super ordinateur quantique faisant la taille d’un petit pays.

Or, nous ne venions pas pour le questionner mais pour extraire ses bases de données les plus anciennes.

La Bête avait un conservateur, Oserani Sui’lali. Appartenant à une branche récente de l’évolution humaine, Oserani était dépourvu d’identité de genre. Avec sa dense chevelure ébène, sa taille fine et son costume trois-pièces, il, ou elle, était indéchiffrable.

- Ça paye bien de bosser dans le privé, me confia Channyr un pas derrière moi.

- Tout dépend pour qui tu travailles…

Oserani me salua en ignorant mon assistant, comme il est coutume de le faire entre gens se donnant de l’importance.

- Bonjour, dis-je au conservateur. C’est un plaisir de vous revoir.

- Mademoiselle Mérawen, tout le plaisir est pour moi. De nouvelles recherches ? Dit-il en attrapant mon bras. Dites-moi tout !

Il s’interrompit et feignant d’être très affecté, ajouta :

- J’ai appris pour Ventris IV. Je suis tellement désolé. Mais quelle découverte ! s’empressa-t-il d’ajouter. Quelle découverte ! Votre père doit être très fier de vous.

- Il l’est et je ne vous cache pas que nos retours sur cette affaire seront records !

Jouer les filles à papa étant un sport dans lequel je n’excellais pas, je me contentais de cette phrase pour gagner sa sympathie.

Tout fonctionna à merveille, puisqu’il m’entraina vers les archives.

- De quoi avez-vous besoin aujourd’hui ?

- Comme toujours, je dois fouiner dans ce que vous avez de plus ancien.

Son visage s’illumina.

- Vous avez une piste pour un nouveau monde disparu ?!

- Ce n’est qu’une piste, rien de concret. J’espère pouvoir trouver un nouvel indice dans vos trésors.

Contrairement aux autres visiteurs attendant leur tour pour composer leurs requêtes, Oserani nous entraina dans une base arrière. Un petit véhicule nous accueillit.

- Je le programme pour les anciennes tablettes. Vous m’enverrez un email lorsque vous voudrez revenir ?

- J’ai cassé mon pad durant le voyage, lui dis-je penaude. Vous pourriez m’envoyer un véhicule dans, disons, douze heures ?

- Oui, bien sûr. Ce sera fait.

Il nous quitta, laissant le petit appareil m’embarquer avec Channyr pour un voyage en UGV.

L’ordinateur n’avait aucune connexion dans cette partie des archives. Les entrailles ne contenaient que documents et supports non numériques. Des kilomètres d’étagères savamment inventoriées. Des parchemins, des gravures, des cratères et parfois des lames micro-gravées comme la mienne.

- Je n’étais jamais venu, me dis Channyr, impressionné.

Les dimensions du hangar étaient pharaoniques. Entre nous et le plafond, près que deux-cent mètres. Des étagères, des casiers, des vitrines par milliers pour nous accueillir et ce n’était que la première chambre.

- Retroussons-nous les manches, on a du travail !

- Que dois-je chercher ?

- Pour le moment, j’aimerais me concentrer sur l’empire commercial de La Caren.

Un empire commercial spatial, des centaines de planètes… Channyr restait sans rien faire devant l’ampleur de la tâche annoncée. Je compris que je ne pourrais cacher éternellement mon indice alors je lui avouais une partie de l’information utile.

- Je pense que La Caren commerçait avec Hypérion. Leur histoire commune se réduit à peut-être trois siècles en temps solaire. Ne t’éparpille pas sur les autres planètes sous domination de l’empire. Juste La Caren.

- Je t’apporte tout ou…

- Non, surtout pas. Il faut déplacer le moins de choses possibles ici. Dès qu’on déplace, on paye. Or, La Mérawen ne doit pas remarquer trop vite notre présence. Contente-toi de les consulter dans leur boîte. Si tu penses que c’est utile, tu notes la référence et un résumé. Je ferais un second passage derrière toi.

Channyr eut la présence d’esprit de dégainer un cahier et un crayon. Moins nous utiliserons l’informatique et mieux nous dissimuleront nos secrets.

Il abandonna sa veste et se retroussa les manches avant de disparaitre dans les rayonnages. D’un coup d’œil curieux je constatais que sa chemise cintrée lui donnait belle allure.

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Dragonwing
Posté le 02/10/2022
"Je ne répéterai pas l’erreur faite avec Samira et Blanco." Haha, chat échaudé craint l'eau froide. Il faut dire que moi aussi, j'ai du mal à lui faire confiance, à ce garçon... quand bien même une chemise cintrée lui donne belle allure. 😏 Aussi, c'est louche d'être aussi serviable ! Il fait même les courses de Sahar et il joue les assistants, maintenant. Je l'ai à l’œil...

En tout cas je suis contente qu'elle ait déménagée. Et elle a bien raison, moins on a de technologie et mieux on se porte. Pas sûre qu'elle devrait se sentir si en sécurité que ça, ceci dit, vu qu'il y a quand même 2 personnes qui connaissent son adresse, Channyr et Valère... D'ailleurs, hé, Valère, il se prend pour son père ou quoi ? Vu comment cette relation-là a tourné, il va falloir qu'il se modère... (En passant : "Ni elle, ni mon Udyr, ni même Channyr" -> il y a un "mon" en trop, je pense.)

Je suis curieuse du système de fonctionnement des archives commerciales. Si personne ne pense à envoyer un véhicule récupérer les gens au fin fond des archives, ils y errent jusqu'à ce que mort s'ensuive ? XD
Dodonosaure
Posté le 02/10/2022
tu les vois revenir deux mois plus tard, déshydratés, comme après avoir traversé le désert à pieds... En vrai, j'imagine bien un système de capteurs de mouvements, pour alerter la sécurité la nuit. ;)

Merci pour les corrections, je vais noter ça.
(t'as bien raison de te méfier, sont tous louches dans cette galaxie de toute façon...)
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