Un prophète égaré ne peut que pleurer. Sa douleur tient à ce qu’il connaît le chemin. S’il doute, et qu’il s’éloigne, et qu’il réfute tout ce qui hier faisait sa vie, sans pour autant cesser de croire, comment pourrait-il en être autrement ?
Il y a des chemins pleins d’épines qui se traversent le sourire aux lèvres, parce qu’on sait qu’en arpenter un autre couvert de mousse reviendrait à se perdre. Certains hommes s’attachent à une voie et ne la quittent plus ; d’autres avancent à l’aveugle ; certains s’asseyent dans la terre et y restent tant ils craignent de prendre une décision. Toujours est-il que chacun choisit où il va, et que personne ne peut revenir en arrière.
Les trésors de l’Artiste étaient autant de choix. Droite, gauche, vers la mer, dans les airs, suivre les rêves, fuir le chemin. Son baluchon était plein à craquer de souvenirs : fleurs séchées, nuages en bouteille, griffes aux pointes cassées se baladaient dans le creux de la toile en damier. Sterenn n’aurait jamais fini d’en faire le tour. Mais parmi tous ces objets, un ne pourrait-il pas lui apporter la réponse dont elle avait besoin ?
« Une réponse demande une question, » lui soufflait une méchante petite voix. Or Sterenn n’avait pas de question, rien qu’un cri blanc qui lui gonflait la poitrine et menaçait de lui briser les côtes. Ses interrogations étaient troubles et aucune ne finissait de se formuler en phrase : pourquoi partir, pourquoi ne pas la croire, pourquoi être allé si loin pour faire demi-tour maintenant, pourquoi, pourquoi ?
—Je ne ferai pas demi-tour, déclara-t-elle à voix haute. Je continuerai. Je le retrouverai, et nous parlerons, et quand il aura compris alors nous verrons. Mais Toi, et elle leva la tête vers le ciel, tu l’as laissé partir et ça, je ne le comprends pas. Pour Ton propre intérêt, tu aurais dû le garder près de toi. Tu n’as plus envie de voir la fin de Ton histoire ? Qu’est-il arrivé au fil de la trame, hein ?
Il lui vint à l’esprit qu’il leur revenait peut-être à eux, et pas à quiconque d’autre, de construire leur récit, et que la bobine se trouvait entre leurs mains tandis qu’elle vidait son fil. Que l’histoire suivrait leurs pas. Que peut-être, seulement peut-être, la Déesse aussi avait dû choisir entre tenir le monde dans le creux de sa main et desserrer sa poigne pour les laisser vivre. Sterenn était trop en colère pour accepter une telle réponse, et trop honnête pour la nier complètement ; elle retourna au contenu du baluchon.
Elle avait quitté le village des pêcheurs deux jours plus tôt pour aller à la prochaine grande ville. Le voyage durait une semaine, lui avaient-ils dit, mais la jeune femme n’en pouvait plus d’attendre. Aussi marchait-elle de jour comme de nuit. Déjà les routes étaient plus visitées : elle avait croisé plusieurs chariots et une poignée de cavaliers au cours de son voyage. Désormais, elle ne retirait son capuchon que lorsqu’elle était seule. Et cette nuit-là, le ciel noire et le rocher auquel elle s’adossait la dissimulaient aux yeux des curieux. Ceux qui la voyaient l’évitaient : aucun renard, aucun blaireau n’osa s’approcher de l’étrange créature qui sentait le froid et la peinture.
Le tissu en damier était étalé devant Sterenn agenouillée. Il y avait de tout : la poupée de tissu qu’elle avait ramassée, la chevalière que lui avait offert Ronan le Jeune, des cailloux qui prenaient une belle couleur une fois trempés dans l’eau, des coquillages et des coquilles d’escargot, des pierres précieuses, des fioles de peinture, une collection de petites bouteilles au contenu crépitant et fumeux, des clés inconnues, des plantes, des bijoux, un beau ruban bleu, et tant d’autres choses que Sterenn se lassa bientôt de tous les compter. Comment un si petit morceau de tissu pouvait contenir autant de fatras, voilà la vraie question. Elle se prit le visage à deux mains, tenta en vain de taire sa frustration. Tous ces trésors dont pas un seul ne l’aidait, à quoi lui servaient-ils ? S’ils n’avaient pas appartenu à l’Artiste, elle les aurait jetés il y a longtemps. Mais elle approchait de la ville et qui sait de quoi elle aurait besoin. Car parmi tous les artefacts, pas un seul n’aurait pu lui servir de monnaie. Sterenn ne comprenait pas exactement à quoi servait l’argent, mais les personnages de roman en avaient généralement soit trop, soit pas assez, et cela amenait invariablement son lot de problèmes. Pour une ville pleine de gens, il aurait été bon d’avoir au moins quelques pièces. Mais l’Artiste n’aurait pas été l’Artiste s’il avait eu le moindre sens pratique : il avait donc quantité de trésors et rien de bien utile.
Une pluie fine tombait désormais. La nuit n’en paraissait que plus noire et plus longue. Sterenn s’apprêtait à repartir vers la ville, et tant pis pour le repos qu’elle ne trouvait plus, quand des bruits de voix retentirent non loin derrière elle.
—Tu es sûr qu’on devrait s’arrêter là ? On pourrait retourner vers les bois…
—Pas question ! Ça voudrait dire refaire le chemin en sens inverse, on perdrait du temps. Et puis, je n’aime pas ce qui se dit en ce moment.
—Quoi, intervint une troisième voix, celle d’une femme, tu as peur des racontars d’ivrognes maintenant ?
—C’est pas l’ivrogne qui me pose problème, insista l’autre. C’est que son histoire est la même que celle de l’aubergiste, et du maréchal-ferrant, et de ces satanés mercenaires. Je sais pas ce qui se trame dans la forêt en ce moment, mais plus j’en suis loin, et mieux je m’en porte. Surtout, hors de question que mes fils s’en approchent !
Il y eut un vacarme de bûches lâchées au sol, de pierres qu’on disposait en cercle, et le pépiement endormi de petits enfants arrachés au sommeil. Sterenn, jusque-là immobile, osa jeter un coup d’œil vers les nouveaux arrivants. C’était un groupe de voyageurs, deux familles sans doute : trois hommes, deux femmes, et une poignée d’enfants dont aucun n’avait atteint l’âge de raison. Leurs vêtements rapiécés lui rappelaient sa propre cape, en triste état après un si long voyage. Tandis qu’un des couples allumait le feu, les deux hommes essayaient encore de se mettre d’accord :
—Skevent n’est pas si loin. Ça nous rajouterait quoi, deux heures ? Ma plus jeune va attraper froid, avec ce temps !
—Mieux vaut un rhume que tomber entre les griffes d’un monstre, grinça l’autre. De toute façon, il est trop tard. Autant essayer de se réchauffer un peu, de grignoter quelque chose… L’aube se lèvera bien assez tôt et alors, nous serons en ville ! Là, si tu veux, nous nous arrêterons en premier lieu aux bains publics. Ça te va ?
—Peu importe, grommela l’homme en jetant son sac par terre. Occupe-toi des petits, je vais préparer à manger.
Bientôt, un filet de fumée s’éleva, chargée d’une odeur de soupe. Cachée derrière son rocher, Sterenn les écoutait bavarder à voix basse. Le froid qui ne l’avait pas dérangée pendant si longtemps se rappelait désormais à son bon souvenir. La faim qu’elle avait ignorée revenait à son tour. Elle tremblait sous sa cape et son ventre grondait. N’y tenant plus, elle se leva, baluchon à la main et capuche sur le front. Les trésors se cognaient les uns contre les autres dans l’étoffe. Au milieu du silence, ils sonnaient comme le tocsin.
Le groupe s’aperçut alors de sa présence. Ils se turent. Sterenn s’éclaircit la gorge et dit :
—Bonsoir, gentils voyageurs. Je dormais non loin et je vous ai entendus. Je me rends moi aussi à Skevent. Si vous aviez la bonté de partager votre feu avec moi…
—Quel genre de femme se balade seule la nuit ? murmura l’une des femmes, les yeux plissés.
—Le genre qui ne craint rien, répondit Sterenn poliment. J’ai un but et je me dois de l’accomplir.
—Quel genre de but te fait marcher dans le froid ? la questionna l’un des hommes en fronçant les sourcils.
—J’ai perdu mon ami. Il m’attend à la ville, et je l’y rejoins.
—Quel genre d’ami laisse son compagnon derrière ? demanda avec curiosité un petit garçon aux joues rouges.
—Un ami qui a peur, lui confia-t-elle. Mais je suis son amie, moi aussi, et j’ai du courage pour deux.
Les adultes échangèrent un regard. Sterenn eut une pensée pour l’Artiste : à sa place, il s’en serait fait des amis rien qu’en souriant. Elle força ses lèvres à s’étirer, sans que cela n’apaise sa propre anxiété.
—Dangereux, de traîner sur les routes seule ces temps-ci, déclara l’un des hommes en reniflant. Mais bon. Approche-toi.
Sterenn allait s’exécuter quand l’autre femme, silencieuse jusqu’ici, s’exclama :
—On ne sait pas qui c’est ! Ça pourrait être une voleuse, une meurtrière en cavale ! Et tu veux la faire s’asseoir parmi nos enfants ?
—Il fait froid, il pleut, bougonna son mari. On ne peut pas abandonner une jeune femme à son sort.
—Une femme, non, concéda un de ses partenaires. Mais un monstre… ?
Les regards se tournèrent vers elles. Le cœur battant, les doigts crispés sur son baluchon, Sterenn répéta :
—Des monstres ?
—Oui, des monstres, assena l’homme. Il y a des rumeurs comme quoi des fantômes se baladent, et des loups plus grands que nature. Qui nous dit que tu n’es pas l’un d’entre eux ?
—Je ne suis pas un loup.
—Montre ton visage, soupira le dernier. Allez !
Sterenn s’exécuta. Lentement, ses doigts pincèrent le haut de son capuchon, puis le tirèrent vers l’arrière.
Leurs visages devinrent pâles, leurs yeux s’écarquillèrent. L’horreur tordit leurs bouches en grimaces. Une flamme de haine s’alluma dans leurs regards. Alors Sterenn comprit qu’elle avait fait une erreur. Elle fit un pas en arrière. Eux se levèrent.
—Sorcière ! hurla l’un d’eux. Je savais que tu étais une de ces créatures des bois !
—Non, non, écoutez-moi ! Je ne suis pas un monstre, je suis une femme, je vous le jure !
—Mensonges ! brailla l’une des femmes en la pointant du doigt. N’importe qui te voyant le sait : tu n’es pas humaine !
—Pourquoi ? gémit Sterenn en reculant. Je respire, et je parle, et j’ai un cœur ! Pourquoi ne serais-je pas aussi humaine que vous ?
Mais c’était peine perdue : ils avaient décrété qu’elle était un monstre, et monstre elle serait. Tandis que les femmes se précipitaient vers leurs enfants pour les protéger de leurs bras, les hommes attrapaient tout ce qui pouvait leur servir d’armes. Sterenn se mit à courir.
—Reviens ici, créature ! s’écria l’un d’eux en se lançant à sa poursuite.
Ses doigts rougeauds serraient un manche de pioche acéré. Ses compagnons brandissaient dague et bâton. Ils couraient eux aussi, et leurs pas ébranlaient la terre. Sterenn croyait sentir leurs souffles contre sa nuque. Ils hurlaient des insultes qu’elle ne comprenait pas, qu’elle n’entendait plus. Le sang qu’elle n’avait pas lui battait aux oreilles.
Soudain, un dénivelé apparut sous ses pieds et elle tomba dans un cri. Elle roula dans l’herbe et les ronces. De la terre lui rentra dans la bouche. Puis elle ne bougea plus.
Emmêlée dans sa cape et les feuillages, cachée par l’obscurité, la poupée n’osait plus faire un bruit. Face contre terre, elle attendit. Bientôt leurs voix résonnèrent :
—Tu la vois ?
—Non. Il cracha au sol. Maudite sorcière ! Elle nous a filé entre les doigts.
—Bon débarras ! Retournons au camp. M’est avis qu’elle ne viendra pas se frotter de nouveau à nous ce soir…
Il avait raison, cet homme ! Sterenn avait bien l’intention de les éviter, ce jour-là et tous les autres. Elle les regarda partir avec soulagement. Tapie dans l’ombre, trop apeurée et meurtrie pour se relever, elle s’affaissa dans la poussière. Son poignet lui faisait mal d’une douleur qui n’avait rien à voir avec sa chute. Ça lui rappelait la falaise et la maison. Oh, qu’aurait dit son père en la voyant ainsi ? « Oui, il y a des gens méchants au-delà des bois, » pensa-t-elle en laissant les larmes couler sur ses joues. « et ils sont aussi sourds que j’étais muette. » À ces mots, la tristesse l’envahit. Secouée de pleurs, elle se recroquevilla dans l’herbe. Elle n’en bougea plus jusqu’au matin.
À son réveil, elle retourna au campement des voyageurs. Ils avaient été plus rapides qu’elle : il ne restait plus qu’un petit tas de cendres bien rangé entre un rond de pierres. La jeune femme ressentit une pointe de plaisir acide à se dire que la peur de la revoir les avait forcés à se lever à l’aube. Mais c’était une maigre satisfaction : sa cape était déchirée par les ronces et son poignait la torturait toujours. Pire encore : en courant, des trésors s’étaient échappés. Il ne lui restait plus qu’une poignée de peintures et de coquillages, la bague du chevalier, trois bouteilles crépitantes et quelques pauvres artefacts fissurés. Malgré tout, elle rabattit son capuchon et se remit en route.
« Que ferais-je s’il n’est pas là ? » La monotonie du trajet laissait le champ libre à ses pensées les plus dures. « Si j’ai tort, qu’il ne veut simplement plus me voir, où irais-je ? » La terre était vaste, elle n’aurait qu’à aller ailleurs. « Peut-être que là-bas aussi, les gens auront peur en me voyant. Y a-t-il une place pour quelqu’un comme moi dans ce monde ? » Pied droit, pied gauche, pied droit, pied gauche. « Faites qu’il ne lui soit rien arrivé. Qu’il m’oublie, qu’il me déteste, tant pis tant qu’il aille bien. » À quoi bon faire tous ces efforts pour quelqu’un qui l’avait abandonnée ? Ah, mais Sterenn n’en avait cure. Le souffle vert qui essayait de s’immiscer dans son esprit ne pouvait affecter la seule chose dont elle était sûre : l’Artiste l’aimait. Elle aimait l’Artiste.
Sterenn avait la ferme intention d’aller jusqu’au bout du chemin.
Merci pour la lecture !
J'ai beaucoup aimé le début de ton chapitre ou l'art d'interpréter tous les signes teintés du mutisme de la Déesse. Tu parviens aisément à retranscrire ses intentions à travers l'esprit de Sterenn. Bien sûr, ce point de vue peut-être différent de la réalité mais j'aime ta subtilité à associer le sien à celui du lecteur. On se pose des questions, elle tâche d'y répondre.
L'Artiste et son sac de choix : toute une vie à déballer au fil des rencontres et des aléas du destin. Sans vraiment le réaliser, notre poupée ne fait pas qu'arpenter le même chemin que lui, elle l'imite en garnissant ses affaires de ses propres pierres à son édifice de quête. J'aime beaucoup ce parallèle très bien décrit.
Quant à la rencontre avec les familles de voyageurs, j'ai eu de la peine pour Sterenn qui se prenait sa première claque. Elle qui prétendait ne rien craindre se retrouve facilement chassée comme une malpropre sans avoir une chance de pouvoir se défendre. Les humains ont peur de l'inconnu et en période trouble, elle arrive au mauvais moment. La Déesse a clairement rejeté son accueil pour la maintenir isolée. Quelle cruauté !
Heureusement que la déclaration d'amour finale apaise notre fin de chapitre. Sterenn ne trouve pas encore sa place dans le monde mais sait quelle place donner à l'Artiste dans son coeur.
Que la quête iniatique continue, Déesses !
Oui, je suis contente que tu l'aies relevé, il y a plusieurs moments au fil de l'histoire où la Déesse s'exprime à travers les réflexions de Sterenn, ou tout du moins à travers la narration à la troisième personne.
Le parallèle entre Sterenn et l'Artiste est fort, notamment car c'est à son tour d'effectuer le voyage initiatique que lui a déjà commencé il y a longtemps de cela. Même si effectivement, chaque aventure a sa part d'embûches : la rencontre avec les voyageurs était effectivement nécessaire pour rappeler que le monde autour d'elle ne pourrait pas, ou difficilement, l'accepter. Mais la Déesse n'est pas forcément responsable !! x)
Merci encore pour ta lecture et à bientôt !