DEUX (Edda)

Das ist ein Dämon ! s’écrie le nouvel arrivé, manquant de se faire tomber de son brancard.

De quoi parle-t-il ? Je me le demande. Surtout que ce n’est pas le premier à parler en ces termes. Plusieurs, cette nuit, sont revenus des tranchées en parlant de démons.

Les deux soldats qui portent le brancard ont le visage très pâle, comme s’il l’avait vraiment vu, ce démon. Mais c’est impossible, le démon, c’est la guerre, tout simplement.

J’observe le soldat blessé un petit moment, pour évaluer la gravité de ses mutilations. Peut-être a-t-il reçu un coup à la tête ? Je ne distingue aucune trace de sang derrière son crâne alors que je le palpe avec la délicatesse dont on me gratifie souvent. Je sors une paire de ciseaux de la poche de ma blouse sale, et je découpe sa chemise imbibée de sang.

Il fait une chaleur insoutenable dans l’infirmerie, et pourtant, j’ai pris soin d’ouvrir toutes les fenêtres, et même la porte. Certains ne craignent que les coups de vent amènent avec eux la poussière et aident la boue à salir l’entrée, mais aucun courant d’air ne veut venir nous offrir un peu de répit. Trop de corps s’entassent entre quatre murs pour laisser le vide reprendre ses droits, et cela devient presque irrespirable.

Il n’est que neuf heures du matin, mais déjà deux soldats sont arrivés blessés des tranchées. Je ne sais pas si les Anglais et les Français ont porté l’affront aujourd’hui. L’infirmerie se trouve dans un coin reculé, à un kilomètre du no man’s land, et les informations ne se relèguent pas aussi vite que nous l’espérons. Cependant, il nous arrive d’entendre les tirs d’obus, et ce matin, j’ai beau tendre l’oreille, je ne perçois rien, au travers des râles de souffrance et des plaintes des blessés.

Le soldat allongé m’attrape alors le bras et me tire vers lui.

— Un démon, j’vous dis !

Je cligne plusieurs fois des yeux. Mon nez est frappé par l’odeur de pourriture qui émane de cet homme. Depuis combien de temps ce soldat est-il blessé ?

Je hoche la tête, avec simplicité – ou naïveté vous dirons certains. Ce n’est pas rare que les soldats finissent par perdre la raison à cause de la guerre.

Une blessure à la clavicule attire mon regard, tandis que je retire peu à peu les pans découpés de sa chemise, et elle est grandement infectée. Voilà donc d’où émane cette putride odeur. La blessure ne date pas d’hier, mais je suppose qu’après avoir été soigné, il est retourné au combat. Nous sommes bien loin de chez nous, ici, en France, et nous ne pouvons pas nous permettre de renvoyer les soldats chez eux pour une égratignure. Du moins, c’est ce que dit le Commandant. Il dit que la guerre est un sacrifice que l’homme doit faire pour sa patrie.

— Calmez-vous, Soldat, je vais vous soigner, dis-je d’un ton ferme en détachant ses doigts un à un de mon bras.

Je palpe son abdomen avec rapidité et précision. En surface, il n’a pas l’air blessé, mais je sens une boule importante au dessus de l’estomac. Avant que je ne puisse aller plus loin dans mes recherches, le voilà qui vomit, les yeux révulsés.

Le dégoût est une sensation que nous ne contrôlons malheureusement pas. Nous nous y habituons, certes, mais il nous frappe toujours, dans les pires moments. Je ravale la bile qui est montée dans ma gorge, et j’essuie la bouche de l’homme avec sa propre chemise que j’ai découpée.

— C’est l’œuvre du démon ! s’écrie un homme, assis sur le sol, un bandage autour d’un œil.

Je me tourne vers lui, le sermonnant du regard.

L’infirmerie est un endroit bruyant, et je n’ai pas besoin que quelqu’un en rajoute avec des spéculations idiotes. La plupart des autres soldats malades ou blessés relèvent la tête, comme apeurés. Ces hommes n’ont pas besoin de plus de crainte dans le sang. Je prie, le temps d’un battement de cils, pour que mes comparses infirmières reviennent le plus tôt possible. Ma charge de travail depuis ce matin dépasse bien plus ce qu’un être seul peut supporter, et ma concentration commence à faiblir. Mais on a isolé un homme qu’il faut amputer de toute urgence, et les infirmières de mon équipe ont été réquisitionnées, ainsi que le médecin.

— Regardez, camarades, il n’est pas blessé, et pourtant, il se meurt ! C’est le démon que les Français ont invoqué qui le tue ! crie un vieux soldat.

— Taisez-vous ! ordonné-je de ma voix la plus autoritaire. C’est la guerre qui le tue, il n’y a pas de démon !

Un murmure infernal monte dans l’infirmerie, et chaque soldat y va de son interprétation.

Cette histoire de démon a gagné plus d’ampleur en une matinée que le moindre autre murmure dans les tranchées. Les hommes sont terrifiés par cette rumeur bien plus que par le fait qu’ils vivent la guerre au plus près, pas loin d’être enterrés dans un champ de boue, loin de leur famille.

L’infirmerie est sans aucun doute le lieu le moins apprécié après le champ de bataille. Nous y sauvons des vies, c’est vrai, mais la plupart du temps, ils y viennent pour mourir. Les corps encombrent le moindre espace, il y fait une chaleur presque insupportable, c’est à peine si nous parvenons à respirer, l’air est trop lourd et l’odeur est insoutenable. C’est l’odeur de la mort, elle est présente partout en temps de guerre, mais ici encore plus. En ces lieux, un homme meurt presque tous les jours, et parfois, nous ne nous en rendons pas compte tout de suite, alors son corps sans vie reste pendant des heures à nous regarder, les yeux ouverts, mais l’âme disparue.

Il y a tellement à faire, les hommes entrent au compte goutte mais ils ne ressortent pas aussi rapidement. Nous manquons cruellement de place, mais aussi de moyen. Le dernier ravitaillement remonte à plus d’une semaine, et déjà nous devons rationner la morphine, les médicaments. Les hommes meurent dans la douleur et la solitude.

Je ne cautionne pas cette guerre, mais je veux sauver des vies, voilà pourquoi je suis venue ici.

La porte de l’infirmerie claque subitement, faisant sursauter chaque homme présent.

— Un peu de silence ! ordonne le Sergent Chef.

Le nouveau venu me jette un petit regard, et je le remercie d’un ample signe de tête.

Le blessé devant moi a perdu connaissance, et je place deux doigts sur la veine de son cou, cherchant à capter son pouls. Il respire encore, mais je crois qu’il va avoir besoin d’être opéré. Je fais signe aux deux soldats qui portaient le brancard de l’homme d’aller lui trouver une place.

Lorsque je me retourne, le Sergent Chef Von Hart me salue, les doigts contre son front, avant de regarder autour de lui. Un petit sourire se dessine sur mes lèvres, sachant pertinemment ce qu’il cherche. Le Sergent Chef possède la silhouette très frêle des jeunes gens de la ville, et j’ai d’ailleurs cru entendre qu’il était architecte avant d’être enrôlé dans l’armée. C’est vrai que lorsque j’observe ses mains à la dérobée, je remarque toujours à quel point elles sont fines, comme si elles n’étaient faites que pour tenir un crayon à dessin.

Ses yeux bleus, aussi clairs que le ciel que je ne vois presque jamais ici, se posent de nouveau sur moi. Il se balance légèrement d’avant en arrière alors qu’il est obligé de baisser la tête pour me regarder. Il a l’air mal à l’aise.

J’essuie mes mains, dont je n’ose imaginer ce dont elles sont recouvertes, avec le bord de mon tablier pendant que j’attends qu’il ne se décide à parler. Il ouvre la bouche une première fois, mais la referme, alors que les deux soldats qui apportaient le blessé sortent de l’infirmerie, après salué leur supérieur d’un claquement de talons, les mains bloquées dans le dos.

— Accepte-t-elle de me voir ? demande subitement le Sergent Chef, comme s’il avait trop peur de prononcer ces mots et qu’il ne pouvait les dire que très vite.

J’aime la voix du Sergent Chef, on dirait une petite mélodie. Ses cordes vocales vibrent délicatement alors que l’air siffle entre ses lèvres. C’est comme un rayon de soleil sur ce terrain miné. Il n’y a pas beaucoup de choses qui vous réchauffent le cœur pendant la guerre. Je les compte facilement sur les doigts de la main. La voix du Sergent Chef apaise tous les maux. Tout du moins, ceux du cœur d’une femme.

Je souris avec douceur, et d’un air malicieux, et je vois que même si cela amuse le Sergent Chef, il reste plutôt tendu.

— Je ne sais pas, je réponds en haussant les épaules.

Le Sergent Chef a un petit mouvement de recul. Les émotions transparaissent toujours sur son visage avec tellement d’intensité que c’est comme lire un livre ouvert, comme si les portes de son esprit s’ouvraient pour n’importe qui. J’ai parfois du mal à penser qu’un tel homme, avec tous les bons sentiments qu’il transporte avec lui, peut se retrouver ici, en pleine guerre. J’ai peur qu’il ne lui arrive malheur, qu’il soit trop sensible. Heureusement, il a bonne réputation, mais je ne l’ai jamais vu en dehors de l’infirmerie. Je n’ai que très peu le temps de sortir.

— C’est pourtant à vous qu’elle le dit... souffle-t-il tout bas, comme s’il avait peur de ma réponse.

Je me rapproche de lui. Franz Von Hart ne sent pas la mort, et c’est agréable.

— Minuit, derrière la barricade, près du bloc d’infirmerie trois.

Un sourire illumine son visage tandis qu’il se redresse, et me dépasse de nouveau de toute sa hauteur. Il hoche plusieurs fois la tête, requinqué par la promesse de ce rendez-vous. Il pose ses mains sur mes épaules et se penche pour m’embrasser la joue.

— Merci, Mademoiselle Rosenwald.

Il me salue à nouveau, d’une façon très militaire, presque trop rigide, et sort de l’infirmerie à grands pas. Mon sourire s’efface, tandis que les râles des blessés me gagnent à nouveau.

Les interludes tels que celui-ci sont bien rares depuis deux semaines. Depuis que j’ai quitté ma petite maison familiale, dans la campagne au nord de Berlin, pour venir tenter de sauver des vies. Les voisins m’ont dit adieu comme à une Sainte qui part pour un monde meilleur. Ils m’ont adulée pour mon sacrifice pour la mère patrie. Il ne fait aucun doute, là-bas, au Pays, que nous reviendront vainqueur de cette guerre. Mais à quel prix ? Est-ce encore un sacrifice si les gens ne voient pas la peine que cela cause ? La mort d’un homme ne devrait en aucun cas être une cause, le résultat de quelque chose, elle ne devrait être que le fruit d’une longue et belle vie.

J’essuie mon front où perlent des gouttes de sueur, et mon regard parcourt l’infirmerie dans toute sa longueur. J’essaye d’identifier quel est le blessé qui a le plus besoin de moi maintenant, alors qu’ils lèvent tous la main pour que je vienne à leur chevet.

Parfois, je me demande pourquoi nous battons-nous. Mais j’oublie le plus souvent de trouver une réponse, parce que je vois le spectacle offert à mes yeux, et je ne peux que penser à ce qu’il en résulte. De la désolation.

Je ne suis pas plus forte que n’importe qui, je ne peux pas empêcher une guerre d’arriver, mais je peux aider à ce qu’il y ait moins de dégâts. Alors, je ne m’attarde plus de savoir pourquoi, mais je fais en sorte de me concentrer sur ce qui est à porter de mains, et ce sur quoi je peux avoir une incidence.

Les hommes traitent les Français et les Anglais, ils les rabaissent et disent que ce ne sont que des sauvages, qu’ils méritent que nous leur fassions la guerre. Mais que doivent-ils dire de nous, alors ? Nous piétinons leurs terres, nous envahissons leurs prairies. Personne n’est noir, personne n’est blanc. Je me ferais sûrement emprisonnée pour des pensées aussi pacifistes que celles-ci, parce que la haine est quelque chose qu’on entretient, sur ce champ de bataille.

— Edda ! Edda !

La voix autoritaire qui me parvient me sort de mes pensées, et que je me fais bousculer sans délicatesse aucune.

Hilda me dévisage, me reprochant sûrement d’être restée, ne serait-ce qu’une seconde, à regarder dans le vide.

Je priais pour un peu de lumière, simplement.

Sa coiffe d’infirmière est de travers et lui tombe devant les yeux mais elle ne semble pas s’en formaliser. Elle porte un homme comme elle le peut, ses bras passés sous les aisselles de ce corps inanimé. Ses bottes pleines de boue crissent sur le sol en bois de l’infirmerie.

L’adrénaline ne fait qu’un tour à la vue du sang qui coule sur son visage. Je me précipite vers elle et je pousse les draps pleins de sang qui encombraient un lit, dont le corps sans vie du précédent propriétaire avait été évacué dans la nuit. Puis j’attrape les jambes du blessé pour l’aider à le porter sur le lit. Hidla palpe avec maladresse le visage de l’homme, les mains déjà couvertes de son sang.

— Que s’est-il passé ? demandé-je, voulant savoir à quel genre de blessure nous avons affaire.

Le jeune homme, sûrement plus jeune que moi, doit tout juste avoir l’âge minimum légal pour entrer dans l’armée. Il balbutie des paroles incompréhensibles, tout en commençant à secouer la tête de gauche à droite. Hilda essaye tant bien que mal de le maintenir en place, alors qu’il continue à se débattre de plus en plus fort, donnant des coups de poings dans les airs.

— Personne ne sait, on l’a trouvé dans le souterrain, il aurait été attaqué !

A la pensée du souterrain, mon cœur se serre. Pas pour moi, mais pour Hilda. Je suppose qu’évoquer ce simple endroit lui fait mal.

Cette idée de creuser un souterrain sous les tranchées des Français et des Anglais, afin de poser des explosifs, nous a sans aucun doute coûté plus d’hommes que nécessaire. J’aimerais pouvoir me tourner vers Hilda et m’assurer qu’elle va bien, mais je n’ai pas le temps, le blessé se débat, et je n’arrive pas à savoir où il a mal. Les mains de Hilda tremblent alors qu’elle finit par lui attraper les poignets et les maintenir en place.

— Calmons-le avec un peu de morphine, ordonne-t-elle.

Sans attendre, je me dirige vers la table, au fond de l’infirmerie, où sont rangés les médicaments et ustensiles dont nous avons besoin. Je fouille parmi le bazar qui s’est entassé. Mes gestes sont brusques, mais je fais attention à ne rien faire tomber. Le gâchis n’est pas toléré pendant ces temps difficiles.

Je trouve finalement une petite fiole dans laquelle je trempe la pointe d’une aiguille. Je réfléchie à une vitesse folle, avec le rationnement, il faut mettre la dose minimale pour chaque cas. La semaine dernière, une infirmière du bloc un a mis trop de temps à savoir quoi faire, elle n’a pas pris la bonne décision, et elle a été punis. Mais je sais que je ne me trompe jamais.

En quelques enjambées à peine, je suis de nouveau au chevet du jeune soldat, et je plante l’aiguille dans la veine de son coude, sans me poser de question, et avec plus de délicatesse que la situation ne pourrait en demander. Le patient se calme dans les secondes qui suivent et Hilda et moi soufflons de concert.

Le calme est en parti revenu. L’homme bat des paupières plusieurs fois avant de finir par expirer calmement, les yeux mi-clos. Ses bras retombent le long de son corps pendant que, par formalité, Hilda surveille son pouls en posant deux doigts sur son poignet. Elle déboutonne ensuite son veston pendant que j’éponge le sang sur son visage.

— Les ennemis sont entrés dans le souterrain ?

Hilda hausse les épaules, ce qui veut dire qu’elle ne veut pas être dérangée pendant qu’elle s’occupe de l’homme. Ou alors peut-être pense-t-elle à cette fois, dans les souterrains, quand son frère y est resté coincé. Je crois qu’il devait avoir le même âge que le jeune homme sous nos yeux.

A force de nettoyer le sang sur le visage du garçon, je finis par discerner de la chair lacérée, et je plisse les yeux. L’odeur qui émane de cette blessure est nauséabonde, à un tel point que j’ai une grimace de dégoût, ce qui n’est pas mon cas d’ordinaire. Je n’ai jamais senti quelque chose d’aussi horrible. Je nettoie la plaie béante sur la tempe du garçon, percevant l’os de son crâne sous la chair arrachée. Ce n’est pas une blessure par balle.

— Seul un démon a pu faire ça... murmure Hilda.

Je me tourne vers elle, la découvrant les yeux fixés sur la plaie dont je m’occupe. Son visage a perdu de ses couleurs, et elle fixe cet homme comme s’il avait la peste. Je l’interroge du regard, mais elle ne réagit pas.

Je me tourne de nouveau vers le jeune homme, maintenant qu’il n’y a plus aucune trace de sang sur son visage, la plaie n’en parait que plus béante. Sa peau a été arrachée sur la moitié de son crâne, de sa tempe jusqu’au dessus de son oreille. La chair, d’un rose vif, luit presque à la lumière des chandelles, pendant que son crâne apparaît, dur comme du fer. Mais le plus étrange, ce sont les marques qui délimitent la blessure. Il ne fait aucune doute que cette partie de son crâne a été arrachée, mais non pas par l’éclat d’une balle, ou la force d’une explosion.

Il a été mordu.

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