Le talon de mes bottes claque lourdement sur les planches de bois, alors que je quitte la visqueuse et répugnante boue qui a gagné le sol de la tranchée depuis maintenant deux jours.
Lorsque je suis arrivé, il y a quelques jours à peine, la tranchée dans laquelle on nous a parqué comme du bétail n’était qu’à moitié construite. Maintenant, on a fini par en faire un magnifique tombeau. Notez l’engouement ressenti à l’énonciation de ces mots.
On a creusé sur trois mètres de profondeur, créant un énorme fossé en zigzague sur plus de dix kilomètres, puis il a fallu renforcer le parapet, qui fait face à l’ennemi, avec d’immenses lattes en bois, dans lesquelles on a découpé des ouvertures, pour pouvoir tirer vers le no man’s land. On a consolidé les murs de la tranchée à plusieurs endroits avec des sacs de sable, parce que la terre est très meuble, et il arrive souvent qu’un pan du mur s’écrase et bloque la route. Ou tue un homme. Quelle belle mort. Tuer par de la boue. Tuer en héros, qu’ils diront quand même. Parce qu’il ne faut pas rire avec la mort dans les tranchées, et il ne faut surtout pas faire pleurer bobonne à la maison, il faut lui donner l’espoir, il faut entretenir l’orgueil de guerre.
Pour en revenir à nos chères tranchées, on a beau avoir recouvert le sol avec des caillebotis, histoire de ne pas se retrouver trop les pieds dans l’eau, la terre souillée a repris ses droits et en a recouvert la moitié.
Je déteste cet endroit.
Je n’ai jamais voulu m’engager. Au pays, de l’autre côté de La Manche, ils disent que cette guerre sera bientôt finie, et seuls les plus braves étaient invités à partir pour le front. Je n’ai jamais voulu signer. Je l’ai compris le lendemain, quand je me suis retrouvé dans ce satané train, j’ai compris qu’en fait, cette guerre, elle est loin d’être finie, et qu’ils sont prêts à réquisitionner n’importe qui à envoyer crever là-bas. J’ai été enrôlé de force, et je suis en train de pourrir littéralement, de l’intérieur, comme de l’extérieur.
Ils te vendent la guerre comme un moyen de sauver ta patrie, de sauver des vies. Mais ils oublient de te parler de comment tu vas la vivre, toi, ta pauvre vie, sur le front.
Septembre a pointé le bout de son nez, et même en Angleterre, il ne fait pas aussi froid, et pourtant, je suis frigorifié. Je frotte mes mains l’une contre l’autre, soufflant à l’intérieur, espérant récupérer un peu de sensibilité dans mes doigts gelés.
Il fait nuit, alors c’est plutôt tranquille. Aujourd’hui, on a eu un mort. Un idiot qui ne faisait pas attention, il a sûrement oublié qu’on était en guerre. Sa tête a dépassé de trois centimètres à peine de son poste de surveillance, il paraît qu’il voulait juste ramasser son paquet de clopes. Une balle dans la tête. Les Allemands sont bons. Leurs tireurs d’élites sont toujours aux aguets. Il paraît aussi que leurs tranchées sont beaucoup mieux que les nôtres. Paraîtrait même qu’ils ont l’électricité, et l’eau. Nous, on a des rats et de la boue, et des couvertures miteuses pleines de puces.
La nuit, on voit rien, on ne peut viser personne et donc encore moins tuer quelqu’un. On reste attentif quand même. J’ai entendu dire que les Allemands ont la main facile sur le gaz. J’aimerais bien pouvoir piquer un somme, mais je crois bien qu’on va me demander d’établir des barbelés sur le côté nord de la tranchée. Il en manque, depuis l’obus qu’on s’est pris hier en fin d’après-midi. Le premier obus de ma vie. C’est une déflagration à t’en percer les tympans, et le souffle qui suit l’explosion, il te coupe la respiration au point que tu as l’impression de te noyer, alors que pourtant, l’air est partout autour de toi, mais tu ne l’aspires pas, il ne veut pas rentrer dans tes poumons.
J’ai tiré une fois, avant-hier, quand je suis arrivé. C’était mon premier jour.
Au camp d’entraînement, ils nous habituent à appuyer sur la gâchette. Il ne nous demande pas d’être précis, ni rapide, juste d’être capable.
Pour être honnête, je ne sais même pas si je l’ai eu. Je ne saurais même pas dire qu’est-ce que je visais, exactement, c’est difficile de voir d’ici, une dizaine de mètres tout au plus. J’ai même trouvé ça bête de voir une silhouette dans le no man’s land, comme ça, toute seule, mais le sergent, il a dit de tirer. Je suppose que c’est ça la guerre, on te dit de tirer, tu tires, peu importe pourquoi, parce que de l’autre côté, y’a un autre mec qui dit de tirer au mec qui est en train de te viser.
Je fouille dans mon manteau, et trouve un paquet de cigarettes qui tient à peine en un seul morceau. L’humidité est omniprésente dans les tranchées, on a toujours l’impression d’être en sueur malgré le froid et le fait qu’on ne bouge pas, et ça me rend dingue. J’ai comme une couche humide sur la peau qui me démange, alors dès qu’il y a un rayon de soleil, je me pose dans un coin et je profite de sa chaleur.
Le moindre truc en papier que tu gardes dans tes poches se retrouve immédiatement imbibé d’eau, ou alors, il faut savoir être prévenant. Par exemple, le papier à lettre, je le laisse dans un carnet en cuir, ça le garde au sec. Certains gars ont carrément des fioles en métal, et planquent leurs cigarettes dedans. Je n’ai pas encore réussi à mettre la main dessus, du coup, pour l’instant, je n’ai pas de solution.
Mon paquet risque de tomber en lambeaux si je ne le manipule pas avec délicatesse, et il me faut trois bonnes minutes pour allumer ma cigarette, l’étincelle refusant de prendre. Je finis par y parvenir, me plaçant près de la bougie qui éclaire la réserve de nourriture dans laquelle je me suis réfugié. C’est l’un des rares endroits où tu peux te retrouver entre quatre murs, au sec, à l’abri de la boue et des tireurs Allemands. Je ne suis pas sûr d’avoir le droit de me trouver là, mais à l’heure actuelle, je m’en contre-fiche bien.
— T’es là !
Je sursaute, et ma cigarette s’échappe d’entre mes dents, l’étincelle de sa triste existence pointant vers le sol. Je parviens à la rattraper avec maladresse, me brûlant la paume de la main au passage. Mais la douleur laisse place au soulagement de l’avoir sauvé, même si cela ne représente qu’une maigre consolation. Pour la forme, je laisse tout de même un souffle énervé en levant les yeux vers le nouveau venu. Qui n’est autre que mon très cher et pas le moins du monde ami, Jonathan. Il se tient sous le chambranle de la porte, le manteau et le visage recouverts de boue, et une une pince à ferraille dans les mains.
— Nous avons commencé à remettre les barbelés sur le côté nord.
Je hoche la tête, sans vraiment le regarder. Ce n’est pas le meilleur endroit au monde, mais je préfère me terrer ici que retourner dans la boue, au risque de me faire gazer ou qu’un obus explose sur mon crâne.
Jonathan me dévisage, il attend que je le suive. Je n’ai jamais aimé Jonathan Brook. Enfin, peut-être que les choses ont changé, en quelque sorte. Je l’avais pas vu depuis au moins deux ans, depuis que sa famille a cessé de travailler pour la mienne. Son père était le jardinier du mien, et ils vivaient dans la petite dépendance sur notre propriété. Ma mère m’a forcé à jouer avec lui pendant mon enfance, histoire de faire bonne figure auprès des voisins. Elle voulait qu’on passe pour des Saints, sûrement à cause de la réputation un peu colérique et dégradante de mon père. Je crois que je ne l’aimais pas simplement parce que ma mère me forçait à le voir, et que j’ai toujours détesté qu’on me dise quoi faire. Quand je l’ai revu au camp d’entraînement, il a été le seul à m’adresser la parole. Alors, je crois qu’on peut dire qu’on est devenu des compagnons d’armes.
— Si j’te dis que j’compte pas venir et que j’vais me planquer là, tu vas aller me dénoncer ?
Jonathan a un petit sourire. Il sait qui je suis, mais il ne me juge pas. Pourtant, j’ai été horrible avec lui plus de fois que je l’ai été avec quiconque dans ma jeunesse. Mais il est bien le seul à ne pas cracher sur mon dos dans le régiment. Pour tous les autres, je suis un gosse de riche qui sera sauvé avant eux parce que mon père est politicien. Et c’est bien ce que j’espère.
— Sans aucun doute.
Je lève les yeux au ciel et donne un petit tape sur son épaule, un tantinet blasé.
— Allez, viens, faisons en sorte d’être les meilleurs poseurs de barbelés de tout le régiment, et ils nous donneront peut-être une médaille ! dit Jonathan dans un sourire, deux petites fossettes se creusant au coin de ses joues.
C’est à son tour de m’agripper le bras, comme s’il espère que je le suive sans faire d’histoires. Je le dévisage, prenant même pas la peine de faire semblant de sourire.
Jonathan a toujours été trop joviale pour moi. Mais je crois que je suis content de l’avoir. Et puis, il ne fume pas, alors il me redonne tous les paquets de cigarettes que l’armée lui offre. Je ne sais pas comment il fait. Bien sûr, je fumais bien avant de débarquer en plein milieu d’une guerre, mais en quelques jours à peine, les plus pieux du régiment ont craqué et se sont mis à fumer à leur en cramer les poumons. Jonathan, lui, n’y a même pas goûté.
Ses yeux qui pétillent – c’est bien le seul qui soit capable de faire ça dans le régiment – et sa patience ont raison de la mienne, et je le laisse me guider en dehors de ma cachette.
Je le suis dans la tranchée. Le soleil s’est couché depuis plusieurs heures déjà, et la fraîcheur de la nuit qui a remplacé la tiédeur fade du jour est de plus en plus piquante. Je lève les yeux vers le ciel, mais il n’y a aucune étoile, rien que la noirceur qui doit sans aucun doute être un reflet de notre monde. Des dizaines et des dizaines de soldats tiennent en équilibre contre les murs de la tranchée, la plupart somnolant la joue posée contre leurs fusils. Heureusement, il ne pleut pas. Je n’ose pas imaginer la vie ici sous la pluie.
Nous marchons sur plusieurs dizaine de mètres avant d’arriver au point nord. Des rouleaux de barbelés traînent le long de la tranchée, et une simple échelle permet d’escalader le mur et de se retrouver du côté du no man’s land.
— Vous êtes ? me demande un homme, sur ma droite.
Je le jauge un petit instant avant de remarquer l’insigne sur son manteau, qui brille à la lueur d’une lanterne accrochée à même un clou contre la parapet. Ce n’est pas un simple soldat. J’ai déjà donné niveau insubordination, et ils m’ont bien fait comprendre que ça n’avait pas sa place dans l’armée. Alors je joue les polis, une technique depuis longtemps rodée grâce à mon père.
— Soldat Robbie Jordan.
L’homme plisse les yeux pour me jauger. Moi-même je ne le distingue pas tout à fait, avec la nuit et le peu d’éclairage dont on dispose. Tout ce que je vois, ce sont ses cheveux noirs coiffés en arrière, et les traits juvéniles de son visage, qui me font croire qu’il n’est peut-être plus jeune que moi. Il me tend alors une paire de gants avant de tourner les talons et d’aller donner des directives à d’autres soldats plus loin.
— C’est le Caporal Keaton. Il vient d’Oxford. Il ne parle pas beaucoup, mais il paraît que c’est un bon soldat.
— On est tous des bons soldats tant qu’on reste en vie, non ? ironisé-je.
Jonathan hausse les épaules avant de grimper à l’échelle.
Il monte les barreaux un à un, en silence, et fait en sorte que son corps dépasse pas trop du sol. Sa silhouette disparaît alors qu’il commence à ramper dans la boue, et sa tête refait surface en haut du parapet quelques secondes plus tard. Il me fait signe de lui tendre les barbelés. J’enfile les gants, sans vraiment me presser, et attrape le fil de fer parsemé de piques acérés en faisant attention de ne pas m’en planter un dans la main.
Les actions se font au ralenti, personne ne veut faire de bruit. Les Allemands savent qu’on est là, et on sait qu’ils sont là aussi. Le premier qui fait du bruit voit les battements de son cœur s’arrêter le temps d’une dizaine de secondes, le temps de se dire qu’il est toujours envie.
Après avoir écouté les palpitations dans ma poitrine le conseiller de m’enfuir en courant, j’escalade à mon tour le parapet, une main sur les barreaux de l’échelle, l’autre tirant le fil des barbelés avec moi.
Je sens la boue s’immiscer jusque dans mes parties intimes, et le pire, c’est de me dire que je ne suis pas prêt de prendre un bain. J’ai envie d’ouvrir la bouche et de pousser un cri de frustration, seulement, me voilà à plus d’une vingtaine de mètres de ma tranchée, allongé dans la boue, à rafistoler du barbelé, et loin de moi l’envie de me prendre une balle dans la tête. A côté de moi, Jonathan, les yeux à moitié clos, essaye d’extirper un corps sans vie qui est coincé dans les barbelés, afin de pouvoir les bouger, et les remettre en place.
Je ne sais pas vraiment depuis combien de temps ce corps est là, mais si l’odeur de mort est constamment présente autour de nous à chaque heure de la journée, depuis que nous avons trouvé ce cadavre, c’est encore pire. Jonathan est devenu tout blême, et je pense même qu’il est au bord de l’évanouissement, mais je n’ai pas envie de mettre moi-aussi les mains là-dedans.
Mon père m’a toujours dit : « La survie, c’est toi. Tu ne vivras jamais si tu penses pouvoir sauver les autres. Et tu sais pourquoi, gamin ? Parce que tu te sacrifieras pour eux, et tu finiras par tout perdre. Il ne te restera rien, et tout ce que tu pourras faire, c’est chialer en attendant de crever ». Je n’ai jamais été très proche de mon père, mais ses discours sont gravés dans mon esprit, et ils rythment chacun de mes pas. Et il en a beaucoup, des élocutions de ce genre, il adore même les réciter. Combien de fois me suis-je endormi avec sa silhouette au dessus de ma tête d’enfant, et ses paroles à mes oreilles, comme une berceuse ?
Il n’y a rien de plus reconnaissable sur un champ de bataille que le cliquetis d’une arme, alors, lorsque le bruit sec de l’enclenchement d’un pistolet résonne à nos oreilles, Jonathan et moi arrêtons immédiatement de bouger. Nous tournons la tête vers le bruit, sur notre droite, et nous cessons presque de respirer. Du moins jusqu’à ce que nous comprenions que c’est l’un des nôtres, le porteur de l’arme, ce qui est tout de suite rassurant. Pas entièrement, parce que y’en a beaucoup qui perdent la boule, mais ça fait toujours moins peur qu’un Boche qui vous pointe avec sa baïonnette.
— Range ça tu veux ! lui ordonne Jonathan dans un murmure.
Le garçon, allongé dans la boue lui aussi, tient son arme braquée devant lui, les yeux grands ouverts. Autre fait rassurant, il pointe sa tueuse vers le reste du no man’s land, et pas sur nous.
— Tu vas nous faire repérer ! continue Jonathan.
Le garçon a les mains qui tremblent, et pour être honnête, je ne suis même pas sûr qu’il ait encore conscience de notre présence. Je suis son regard et je plisse les yeux, essayant de distinguer quoi que ce soit dans la pénombre. Au loin, quelques lumières nous parviennent des tranchées Allemandes, mais j’y vois pas le moindre mouvement. Si les Boches voulaient nous canarder, ils n’auraient pas attendu que ce gosse enlève le cran de sécurité de son arme pleine de boue.
— Hé, gamin, baisse ton arme...
J’essaye à mon tour de le raisonner, mais le garçon reste complètement bloqué. Ça ne m’étonnerait pas qu’il ait fini par perdre la tête. Je l’ai vu avant de plonger dans la boue, et il doit à peine avoir dix-huit ans, et la guerre, ça détruit tout et tout le monde.
Un bruit sourd nous parvient, et Jonathan et moi échangeons un regard surpris. C’est comme si quelque chose de lourd venait de tomber dans la vase, mais il n’y a pas eu de parole, ou encore moins d’explosion.
— Y... y’a quelqu’un là... là-bas... bégaye le garçon, relevant un peu plus son arme.
Jonathan s’éloigne du barbelé et du cadavre coincé dedans pour se rapprocher de moi, et, la tête le plus possible contre le sol, le menton trempant dans la boue, nous attendons de voir du mouvement. Au loin, nous voyons un corps se relever. Son ombre ressemble à celle d’une poupée tirée par les fils d’un marionnettiste. Et un mauvais marionnettiste, si vous voulez mon avis. Totalement démantelé, qu’il est, ce pauvre bougre. C’est juste un bout de chair noire parmi l’obscurité.
Un sifflement frappe l’air alors que la détonation d’une arme de pointe résonne dans les tranchées adverses. Le corps retombe, inerte, dans la boue, comme si les fils avaient lâchés d’un coup.
— L’... l’ont a... a... abattu ? demande le garçon, la voix tremblante.
— C’était l’un des nôtres ?
Je secoue la tête. Personne ne s’est aventuré aussi loin sur le no man’s land depuis notre arrivée, et la dernière tentative de le traverser remonte à une semaine. C’était avant qu’on établisse cette tranchée, c’est le peu de terrain qu’on a réussi à gagner. En clair, personne n’aurait pu survivre autant de temps ici. Des fois, ça arrive que des gars soient oubliés, blessés, mais ils ne tiennent jamais longtemps.
Le silence qui suit pèse sur chacun d’entre nous, c’est à peine si j’ose respirer. J’entends presque les battements affolés du cœur du gamin, à quelques mètres de nous.
— Rentrons, proposé-je.
Je ne supporte pas d’attendre ici, alors qu’ils viennent de tirer en face.
Au moment où nous allons faire demi-tour, le corps, au loin, se relève, comme un fantôme. Il se redresse, de nouveau désarticulé. C’est comme une ombre qui grandit, sauf que c’est impossible, parce que pour qu’il y ait une ombre, il doit y avoir une lumière. Et là, tout est totalement noir. Cet homme devrait pas pouvoir se relever, nous avons tous entendu le tir, les Boches ne l’auraient pas loupé à cette distance. C’est qu’ils sont bons, les salauds.
Cet homme est mort, mais il est toujours debout.