Deux pantins

Un escalier biscornu menait en haut de la vieille maison. Quand on atteignait le dernier étage, après avoir monté des volées de marches vermoulues, on apercevait à gauche sur le palier une porte fermée par un loquet de fer. Derrière, se cachait un débarras où s’entassaient toutes sortes de choses dont aucun membre de la famille ne voulait plus. Pour toutes les générations de jeunes enfants, ce qui était amoncelé dans cet endroit était mystérieux et magique. Ils auraient voulu monter au grenier tous les jours pour explorer les mille trésors qu’ils imaginaient y trouver. L’escalier qui grinçait, le vertige, la poussière et les araignées ne leur faisaient pas peur. Mais les adultes les empêchaient d’y aller seuls et n’avaient jamais le temps de les accompagner. Les petits curieux devaient se contenter de rêver qu’un jour ils pourraient s’aventurer dans ce lieu interdit.

 

Quand ils grandissaient et devenaient adultes à leur tour, ils pouvaient monter au grenier aussi souvent qu’ils le souhaitaient. À ce moment-là, la petite soupente perdait de sa superbe. Elle devenait simplement une pièce poussiéreuse qui ne contenait rien de précieux. Juste des objets cassés et usés, des vieilles poupées qui n’avaient plus de cheveux, des caisses défoncées, des boîtes en cartons pleines de photos jaunies et de lettres illisibles, des cadres disloqués, des livres moisis et déchirés, des meubles hétéroclites auxquels il manquait un pied ou une porte, des tiroirs culbutés, des valises sans poignées, des poussettes sans roues, des jouets qui avaient vécu et n’avaient désormais plus d’intérêt pour personne. L’endroit était si morose qu’il dissipait instantanément les rêves d’enfant des visiteurs qui s’y hasardaient.

 

Cependant, si on s’en donnait la peine, lorsqu’on ouvrait la porte du palier en soulevant le loquet et qu’on pénétrait tout doucement dans la pièce où poudroyait la lumière du soleil, on pouvait faire des découvertes étonnantes. Même lorsqu’on était devenu adulte.

 

Au fond du débarras, par exemple, deux pantins de bois étaient posés sur le sommet d’une armoire. On avait l’impression qu’ils dormaient, pourtant leurs yeux peints étaient grand ouverts. Ils avaient été abandonnés là haut depuis très longtemps, peut-être des décennies. Leur allure était démodée. En y regardant de plus près, on pouvait constater qu’ils dataient effectivement d’une autre époque. Leurs costumes étaient vieillots, ils portaient des bonnets, des petits shorts bouffants, des chaussettes montantes et des petits souliers. Néanmoins,  ces marionnettes n’avaient pas toujours été laides. Elles avaient appartenu à des bambins et été adulées avant d’être exilées sur la penderie bancale.

 

Quand les enfants qui les possédaient avaient cessé de jouer avec elles, ils s’étaient consacrés à d’autres activités plus en rapport avec leur âge et avaient réaménagé leurs chambres. Alors, les pantins devenus inutiles avaient pris trop de place dans leur nouveau monde. Ils s’en étaient débarrassés sans pitié et sans regret. Quelqu’un avait monté ces encombrants personnages au grenier. Et ne sachant pas où les mettre dans le fatras de vieilleries, les avait abandonnées sur le premier meuble qui s’était présenté. 

 

Aucune des deux marionnettes ne goûtait la promiscuité forcée avec l’autre ni la situation dans laquelle elles se trouvaient. Le recoin en hauteur était devenu contre leur gré leur demeure définitive. Depuis qu’elles avaient échoué sur leur perchoir, on les avait oubliées. Personne ne s’était plus jamais intéressé à elles. La poussière et les toiles d’araignées s’étaient accumulées sur leurs petits corps en bois au cours des années. Elles étaient désormais recouvertes d’une épaisse couche grise. Sous le voile translucide, les belles couleurs de la peinture d’origine avaient presque complètement disparu.

 

À droite de l’armoire, un rai de lumière traversait un vasistas noirci par la saleté. Il projetait une faible lueur dans le grenier. Soleil et lune alternaient l’éclat de leurs rayons sur le verre dépoli, rythmant la ronde inexorable des jours et des nuits, des mois et des années. La solitude et le silence régnaient dans la pénombre de la petite pièce trop encombrée. Sauf lorsqu’il pleuvait. Un goutte à goutte s’amorçait alors dans un trou du toit. Les gouttelettes d’eau tombaient en faisant ploc ploc ploc dans un seau sur le plancher. Le bruit insidieux était insupportable à la longue. Le seau rempli n’était jamais vidé et l’eau croupissait. Une odeur nauséabonde de matière en décomposition en émanait. Les deux pantins détestaient leur vie misérable dans cette soupente.

 

Quand ils avaient été jetés pêle-mêle sur le sommet de l’armoire, ils s'étaient effondrés l’un sur l’autre. Leurs jambes et leurs bras raides s’étaient emberlificotés et leurs positions étaient des plus inconfortables. Ne pouvant rien y faire, ils avaient accepté depuis belle lurette d’être tordus en permanence. L’écoulement du temps n’avait pas de prise sur eux. Ils ne se faisaient plus d’illusions. Ils se savaient condamnés à pourrir sur le sommet de cette armoire, sans amour et sans avenir. Pour agrémenter leurs existences qui leur paraissaient si monotones, ils se parlaient. Ils se racontaient les fastes de leur vie passée, les bonheurs qu’ils avaient connus, les aventures incroyables qu’ils avaient vécues jadis avec les enfants, les câlins du soir et les embrassades du matin. Ils soupiraient en regrettant que ce bon temps soit révolu à jamais.  

 

Car ils avaient été aimés. Leurs corps avaient été usés par les jeux et les caresses de petits diables. Avec le recul, ils avouaient qu'ils n’avaient pas suffisamment apprécié ces moments-là. ils s’étaient parfois mis en colère, jugeant qu’ils étaient maltraités. Il leur arrivait de passer des nuits par terre, on les jetait sur le sol sans tenir compte de leurs sensibilités. Mais dès qu’ils étaient à nouveau dans les bras d’un enfant, héros d’une histoire rocambolesque, toute leur rancœur était oubliée. Ils brillaient alors de mille feux. Ils étaient les plus beaux pantins du monde.

 

Ils n’avaient jamais été séparés. Leurs vies avaient été presque identiques et s’étaient déroulées aux mêmes endroits. Leur univers, réduit à une chambre d’enfant, avait été tout petit mais riche d’événements adorables. Ils ne pouvaient que regretter d’être désormais perchés seuls sur une armoire au grenier. Hélas, gémissaient-ils aujourd’hui, ils avaient joué des rôles dans tant d’histoires et de contes qu’ils ne pouvaient se souvenir de toutes les anecdotes. Ils y pensaient avec amertume et nostalgie. Mais rien dans l’écoulement des jours et des nuits ne semblait pouvoir faire renaître leur passé glorieux. Ils devaient se contenter de silence et d’oubli. 

 

De temps à autre, cependant, des petits bruits venaient perturber leur vie paisible. Il s’agissait de petits pas très discrets sur le sol au pied de l’armoire. Il y avait aussi des chuchotements. Les deux marionnettes avaient déjà entendu ces sons furtifs dans la chambre des enfants. Elles avaient reconnu les voix de petites souris. Elles aussi habitaient la maison, avec les araignées et toutes sortes d’insectes, mouches, moucherons, moustiques et guêpes. Freddoloso et Bambolotto ne les craignaient pas. Mais ils se souvenaient que les petits criaient souvent de peur à la vue d’une bête noire qui courait sur les murs ou voletait autour d’eux. 

 

Ils portaient bien leurs noms.

 

Freddoloso était un pantin triste. Il était vêtu d’un gilet de fourrure peint, car il était toujours transi de froid. Comme il s’enrhumait facilement, un bonnet s’enfonçait sur sa tête et une écharpe s’enroulait autour de son cou. Son visage était long, son nez pointu et ses yeux tombaient pour mieux exprimer sa misère constante. Les commissures de ses fines lèvres s’allongeaient vers le bas, suivant le tracé d’une mince moustache. Il y avait longtemps que son sourire avait disparu. Fataliste, il avait accepté son sort et n’attendait plus rien dans l’existence. 

 

L’autre marionnette, Bambolotto, était bien différente. Autant Freddoloso était fluet et maladif, autant Bambolotto était replet et potelé et jouissait d’une bonne santé. Il avait une grosse face ronde, des joues rouges et le nez comme une boule. Ses yeux avaient été jadis rieurs, mais le poids des années de tristesse et de poussière avait effacé les lueurs de gaieté qui les avaient animés. À l’instar de Freddoloso, il ne souriait pas non plus.

 

Depuis un certain temps, Bambolotto en avait assez de sa vie immobile, du silence, de la solitude et des bavardages déprimants de Freddoloso. Il réfléchissait sans cesse et ses pensées le ramenaient toujours à la même conclusion. Il désirait changer d’existence, retrouver les sensations des mouvements, le plaisir d’être porté à bout de bras, et même la douleur d’être jeté par terre. Il ne voulait pas renoncer à la perspective d’un avenir tumultueux.

 

Il décida de partir. Il se confia à Freddoloso qui eut tout de suite terriblement peur des conséquences de cette folie. Le pauvre pantin peu entreprenant se mit à trembler comme une feuille à l’annonce de son ami. Pour Freddoloso, cette idée était irréalisable. Jamais Bambolotto ne pourrait quitter ce lieu où ils avaient échoué par la volonté d’un être humain. Mais Bambolotto ne céda pas, il dénia l’impossible. Il était certain que sa détermination ne faiblirait pas.

 

Ils passèrent des jours et des nuits à parler de cette initiative. Et même à se disputer sur ce sujet où ils n'étaient pas d’accord. Freddoloso essayait désespérément de dissuader son ami. Mais rien ne semblait vouloir arrêter le projet de Bambolotto. Celui-ci, exaspéré par la mollesse de Freddoloso, décréta un matin qu’ils devaient commencer à se désenchevêtrer. Millimètre par millimètre, Bambolotto se mit à bouger comme il le pouvait. À cause du déséquilibre de leur position, Il pouvait se balancer un peu à droite à gauche, à l’aide des courants d’air qui parvenaient de sous la porte, et souvent d’entre les planches de la charpente du toit. Ce n’était pas facile mais le pantin avait de la suite dans les idées. Freddoloso restait totalement inerte, imaginant qu’ainsi il ralentissait son ami et l’obligerait un jour à abandonner son idée absurde.  

 

Cette opération dura des années. Comme il était tenace, Bambolotto réussit enfin à se séparer de Freddoloso. À force d’avoir modifié sa position pour s’extirper de l’emprise de son ami, il s’était rapproché imperceptiblement du bord de l’armoire. Et quand il fut tout à fait détaché de Freddoloso, il perdit brusquement l’équilibre et tomba du haut de son perchoir. Il s’écrasa sur le sol vermoulu avec un grand bruit qui résonna dans toute la pièce.

 

Resté seul sur le sommet du meuble, Freddoloso gémissait de désespoir et de chagrin. La disparition de Bambolotto avait été si brutale que le pauvre pantin ne réussissait pas à comprendre ce qui s’était passé. Il savait juste que son ami l’avait quitté. Ils n’avaient même pas eu le temps de se dire au revoir. Il se trouvait encore plus seul qu’avant. Mais qu’était devenu Bambolotto ? Il l’appelait sans le voir et n’entendait aucune réponse. C’était un grand mystère qu’il ne pouvait résoudre. Il pleurait.

 

Emporté par l’élan de son rebond après la chute, Bambolotto avait roulé par terre et était tombé dans un trou dans le plancher. Il faisait très noir dans cette cavité. L’obscurité complète était effrayante. L’une de ses jambes s’était brisée à la suite du choc. Il souffrait terriblement et se sentait ridicule et perdu. Il regrettait presque son audace et les soliloques de Freddoloso. Il soupirait bruyamment et pensait se trouver dans un tombeau. Certes, il l’avait mérité, mais cela ne le consolait pas. Cependant, la marionnette ne tarda pas à avoir de la visite. Il se trouva soudain nez à nez avec une ribambelle de souris, nimbées de lumière. 

 

Le vacarme de la culbute du pantin les avait alertées. Elles le regardaient avec des yeux ronds, mais n’étaient pas effarouchées. L’une d’elles tenait une lanterne éclairée par une bougie qu’elle levait devant elle. Le halo lumineux révélait la face de Bambolotto. Son corps, aussi large que la circonférence du tunnel, était bloqué entre les parois. Les souris comprirent tout de suite que cette chose inconnue, qui avait envahi leur territoire sans être invitée, était immobilisée. Elle ne pouvait pas leur faire de mal. Elles reconnurent une poupée de bois, elles en avaient déjà vues au grenier et dans les chambres. Celle-ci était vraiment encombrante. Elle obturait l’un des couloirs du labyrinthe. Sa présence les obligeait à faire un grand détour pour rejoindre un embranchement qui desservait de nombreux tunnels. Cela ne pouvait pas durer. Il fallait d’une manière ou d’une autre la dégager pour pouvoir circuler à nouveau. Furieuses de ce contretemps, les souris tinrent rapidement un conciliabule et décidèrent de mettre la poupée à la porte. À cet instant, la drôle de chose se mit à parler. 

 

– Je suis un pantin, dit-elle. Je m’appelle Bambolotto. Je voudrais quitter cette maison. Et vous, qui êtes vous ? Pouvez-vous m’aider ?

– Tu ne peux pas rester ici, répondit la souris qui portait la lanterne. Je suis Dosithée, et je représente notre famille qui se tient derrière moi. 

 

Bambolotto salua les souris comme il le put.

 

– Nous avons décidé que tu devais partir immédiatement, poursuivit Dosithée d‘un ton péremptoire. Tu bouches le passage. Ta présence nous dérange.

 

Le pantin était sidéré par la mauvaise éducation et la méchanceté de la souris. Il n’avait jamais été habitué à ce qu’on lui parle aussi sèchement. Il n’avait vraiment pas fait exprès de tomber dans le trou du plancher.

 

– Mais comment faire ? demanda-t-il. Je suis complètement coincé. Comme je ne peux pas bouger, je ne peux pas m’en aller. Je suis en bois.

– Tu peux parler mais tu ne peux pas faire d’effort pour te sortir de là ! rétorqua Dosithée. C’est encore à nous de trouver une solution ! Dans cette maison, il nous incombe toujours de tout faire. Personne ne nous aide jamais. C’est exténuant à la longue d’être responsable des bêtises des autres. Et le chat nous guette sans arrêt. Nous devons lutter sans cesse pour notre survie. Ce n’est pas une vie. Où étais-tu avant d’être ici ? On ne t’avait jamais vu.

– Sur le haut de l’armoire, dans le grenier, fit Bambolotto qui essayait vainement de se faire tout petit.

– Ah bon ? s’étonna Dosithée. Il est vrai que nous ne pouvons pas voir le sommet de la penderie. C’est bien trop haut pour nous. Et il n’y a rien dans ce grenier. Nous avons déjà fait le tour de tout ce qui nous intéressait. Nous y passons très rarement.

– Nous vous entendions parfois là où nous étions perchés, ajouta Bambolotto. Mais nous ne pouvions pas non plus vous voir.

– Pourquoi dis-tu ‘nous’ ? s’enquit Dosithée. Tu n’es pas tout seul ? 

– Nous étions deux pantins, expliqua Bambolotto. Mais mon compagnon est resté sur l’armoire. Je suis le seul à être tombé. Il n’y a pas de risque que Freddoloso quitte son perchoir. 

– Tu me rassures, s’exclama Dosithée en soupirant de soulagement. Nous n’aurons pas deux marionnettes à mettre dehors. Tu ne te rends pas compte du travail que tu nous donnes.

– Veuillez me pardonner, marmonna Bambolotto qui aurait voulu disparaître.

 

Des minuscules souris se groupèrent derrière lui, d’autres se mirent devant. Et commença alors un voyage très désagréable pour Bambolotto. Les petites bêtes poussaient ou tiraient son corps tuméfié dans les couloirs éclairés par la lanterne de Dosithée. Sa jambe brisée ballottait contre les murs et le frottement avivait la blessure. À chaque tournant, la paroi rugueuse arrachait des échardes de bois. Son petit corps souffrait sans que rien ne puisse le soulager. Bambolotto se sentait terriblement diminué. Les souris criaient et soupiraient tant l’effort était intense. 

 

Ils avançaient dans l’épaisseur des murs de la maison, où les souris avaient creusé et aménagé leur réseau de tunnels. De temps à autre, en passant devant une porte ouverte, le pantin apercevait une minuscule chambre meublée avec goût, ou une cuisine, ou même un garde-manger. Il y avait aussi des trous de sortie qui donnaient directement dans la maison. Une fois, à l’extrémité de l’un d’eux, il lui sembla voir le museau d’un chat qui devait faire le guet et attendait ses proies. Peut-être l’avait-il seulement imaginé pour se venger de la brutalité des souris.

 

Il fallut des heures au convoi pour atteindre la sortie. Le bout du tunnel, après un angle droit, se terminait brusquement. La sortie se trouvait masquée par une gouttière qui descendait le long du mur. Bambolotto ne pouvait pas franchir le coude qui protégeait la sortie. Après un nouveau conciliabule, les souris se résolurent à percer directement le mur pour agrandir la sortie. Elles durent aussi creuser un passage pour circuler autour de Bambolotto. Les groupes se relayaient. Quand une équipe était épuisée ou avait faim, de nouvelles recrues arrivaient et se mettaient au travail. Malgré leur acharnement, les souris mirent plusieurs heures à dégager un trou plus grand. 

 

Un courant d’air glacial provenait du dehors. Les ouvrières qui s’agitaient avaient chaud. Mais Bambolotto qui était immobilisé tremblait de froid. Il pensait à Freddoloso qui serait peut-être mort s’il avait été à sa place. Cher Freddoloso, comme les jours devaient lui paraître longs désormais, se dit-il. Ce voyage n’était décidément pas glorieux. 

 

Enfin le trou fut assez grand pour laisser passer Bambolotto. Dehors, il faisait nuit et il pleuvait. Les souris se groupèrent derrière la marionnette et la poussèrent de toutes leurs forces. Le corps de Bambolotto se trouva soudain à moitié dehors. Il regardait de ses yeux peints le sol apparaître au-dessous de lui. Puis il atteignit le point de déséquilibre et chuta lourdement sur le trottoir. Comme il était tombé la tête en avant, il ne vit même pas la satisfaction se peindre sur les faces des souris. Il les entendit reboucher le trou. 

 

Il resta là des heures, immobile sous la pluie qui ruisselait sur son petit corps douloureux. Au petit matin, un jour pâle se leva. La circulation des voitures, presque inexistante pendant la nuit, s'intensifia. Des enfants partirent pour l’école, accompagnés par des mamans ou des nounous. Un gamin qui passait ramassa le pantin. Sa mère fut épouvantée par la laideur et la crasse de la marionnette. Elle l’arracha des mains de son fils et la jeta dans le caniveau.

 

Là, recroquevillé dans le creux du trottoir, le pauvre Bambolotto était éclaboussé par toutes les voitures qui passaient. L’une d’elle lui abîma même un bras en rasant la chaussée. Il souffrait mille morts et regrettait amèrement d’avoir quitté le haut de l’armoire. La vie y était certes monotone, mais au moins il ne souffrait pas. Et il n’avait plus personne à qui parler. 

 

Une petite fille passa et son oeil vif repéra le pantin dans le caniveau. Elle poursuivit son chemin sans s’arrêter. La journée s’écoula, morose et humide. Lorsque le soir commença à descendre, les enfants revinrent de l’école. La nuit tomba enfin. Elle fut terrible et terriblement longue. Le temps fut épouvantable. Le vent qui soufflait était glacial. La pluie redoubla et le volume d’eau qui s’écoulait dans le caniveau augmenta. Bambolotto, abandonné dans son trou, fut entraîné par le flot. Il commença à glisser inexorablement vers la bouche d’égout. Un pavé mal arrimé l’empêcha finalement de sombrer dans le souterrain.

 

Après des heures angoissantes passées dans l’obscurité et la boue, le jour se leva enfin. Les enfants retournèrent à l’école. La petite fille qui avait vu Bambolotto la veille s’émut de le revoir. Il était très mal en point. Elle eut pitié de lui, elle ramassa la pauvre marionnette en morceaux et la glissa dans son cartable.

 

Toute la journée, Bambolotto resta caché dans le sac de la petite fille. Petit à petit, il se réchauffa dans la tiédeur de la salle de classe. L’enfant savait exactement ce qu’elle allait faire quand elle sortirait de l’école et rentrerait chez elle. Elle irait voir son grand-père. ll saurait ce qu’il fallait faire. 

 

Lorsque la cloche sonna en fin d’après-midi, Alessandra quitta l’école en courant et se précipita à la maison pour voir son papy et lui apporter sa trouvaille. La famille habitait une vieille maison non loin de là. Le vieil homme accueillit sa petite fille avec joie, elle était un rayon de soleil dans sa journée monotone. Elle ouvrit son cartable pour extirper la  marionnette qu’elle avait trouvée dans la rue et la lui montrer.

 

Le pantin avait été écrasé. Après la nuit passée sous la pluie, il avait quasiment perdu toutes ses couleurs. Il avait piètre allure avec une jambe brisée et un bras presque arraché. Sous sa poitrine défoncée, on apercevait un point rouge qui parfois devenait gris.

 

– Je ne savais pas que les pantins avaient un cœur ! dit le grand-père.

– Bien sûr que j’ai un cœur ! s’insurgea silencieusement Bambolotto. Mais vous, les humains, vous êtes incapables de savoir ce que nous éprouvons.

– C’est drôle, poursuivit le grand-père qui essuyait le visage détrempé de Bambolotto, mais je connais cette tête. Elle ressemble à une marionnette qui était au grenier. Elles étaient deux dans mon souvenir. Mais celle-ci est si abîmée ! Celle dont je me rappelle était beaucoup plus belle. Pauvre jouet, un enfant a dû le jeter par terre pour s’en débarrasser.

– Papy, s’écria Alessandra au bord des larmes. Sauve le vite ! Je ne veux pas qu’il meure.

 

Le grand-père détestait que sa petite fille ait du chagrin. Il descendit aussitôt avec elle à la cave où se trouvait son atelier pour bricoler. Il avait toutes sortes de matériels et d’outils bien rangés, pendus aux murs ou disposés dans des tiroirs. Il tenta de réparer le pantin avec de la colle, après avoir remis en place le bras et la jambe blessés, et mis des attelles. La pluie l’avait beaucoup endommagé, mais elle avait épargné les yeux. Ils étaient expressifs.

 

– Regarde, dit le grand-père en calant la marionnette dans son étau tandis que la colle durcissait. Il va se reposer jusqu’à demain. Nous reviendrons le voir quand ça sera sec et tout devrait rentrer dans l’ordre. Je pourrais même mettre un peu de peinture pour cacher toutes les éraflures.

– Papy, demain tu m’emmèneras au grenier ? supplia-t-elle. Je voudrais voir la vraie marionnette, celle qui n’est pas cassée.

– Tu sais, tout ceci s’est passé il y a bien longtemps, répondit le grand-père. Je ne sais même pas si elle s’y trouve encore.

– Papy, s’il te plaît, insista Alessandra.

 

Elle pleura et insista tant et tant que son grand-père promit qu’ils iraient voir le lendemain.

 

– Et maintenant, va vite faire tes devoirs à faire. On verra demain, ajouta-t-il.

 

Alessandra était tenace. Elle n’oublia pas la promesse de son grand-père et descendit dans son atelier le lendemain après l’école. Le vieil homme avait desserré l’étau qui soutenait le pantin. La poupée de bois avait meilleure allure. Avec quelques touches de peinture ici et là, elle avait presque retrouvé son éclat de jadis. Les grandes blessures qui avaient été consolidées avec de la colle se voyaient toujours. Elles formaient des cicatrices et donnaient à Bambolotto un air de petit diable. 

 

La fillette tira alors la manche du grand-père pour lui rappeler son serment. Ils gravirent tous les deux les marches de l’escalier jusqu’en haut de la maison. Alessandra tenait la marionnette réparée contre elle. Elle voulait voir si elle ressemblait vraiment à celle dont se souvenait son grand-père. Le vieil homme ouvrit le loquet du grenier et pénétra dans la pièce poussiéreuse. Le cœur de Bambolotto qui reconnaissait les lieux battait contre la poitrine d’Alessandra. Mais celle-ci ne ressentait rien, rien que sa propre excitation.

 

Le grand-père s’avança. 

 

– Je me souviens que les marionnettes se trouvaient sur l’armoire, dit-il en s’approchant. 

 

Il passa la main sur le haut de la penderie et ramena Freddoloso. Il chercha le deuxième pantin sans le trouver. Il se recula, se hissa sur la pointe des pieds pour vérifier qu’il n’y avait pas d’autre marionnette. Il était stupéfait.

 

– Je suis certain qu’il y avait deux marionnettes, s’écria-t-il. Une fine et une plus rondelette. Qu’est devenue l’autre marionnette, celle qui était dodue  ? Ce ne peut pas être celle que tu as trouvée. Comment aurait-elle pu se trouver dans la rue ? C’est un véritable mystère ! Et personne n’a pu la dérober. 

– Regarde, Papy, elle est peut-être passée par là, fit Alessandra en montrant le trou de souris dans le plancher. Elle devait avoir envie de voyager.

– Mais c’est impossible, rétorqua le grand-père. Les marionnettes ne peuvent pas se déplacer. Elles sont faites en bois. Ce ne sont pas des êtres vivants.

– Papy ! Il faut que tu aies un peu plus d’imagination, le gronda Alessandra. Tu sais, la magie, ça existe. Peut-être une fée est-elle venue rendre visite aux pantins ? Et puis même, le bois est vivant. Alors pourquoi pas les pantins ?

 

Le vieil homme ne croyait pas à ces élucubrations, mais il aurait fait n’importe quoi pour faire plaisir à sa petite fille. Il opina du chef.

 

– Tu as peut-être raison, ma foi, murmura-t-il.

– Donne-moi l’autre marionnette, dit Alessandra. Je les aime toutes les deux. Je veux les garder dans ma chambre, elles se tiendront compagnie. Elles ne seront plus abandonnées dans la poussière. Et comme ça, je serai bien certaine qu’il ne leur arrivera rien de mal.

 

 Freddoloso et Bambolotto frémirent sur leur perchoir.

 

Lorsqu’il vint embrasser Alessandra le soir avant d’aller se coucher, le vieil homme vit que les deux pantins avaient été bien installés dans un ancien couffin de poupée. 

 

– Papy, chuchota Alessandra d’une voix endormie. Il faudrait donner des noms à mes marionnettes.

– À quoi as-tu pensé ? demanda le grand-père.

– J’ai eu plein d’idées. Castor et Pollux, Jules et Jim, Pierre et Jean, Michel et Etienne, Be Bop et Lula. D’accord, ce n’est pas l’époque. Mais rien ne va. Tu sais comment on pourrait les appeler ?

– Pourquoi pas Bambolotto et Freddoloso ? suggéra le vieil homme en s'éloignant.

– Ooooh ! Papy, c’est parfait ! s’écria Alessandra. Tu es merveilleux, tu sais ? 

 

Elle regarda les deux pantins adossés dans le couffin. Leurs yeux peints étaient grand ouverts. Ils semblaient en grande discussion. Alessandra sourit d’aise avant de s’endormir. 

 

– Comme je suis heureux de t’avoir retrouvé, murmura Freddoloso, je croyais bien ne jamais te revoir.

– Et moi donc ! soupira Bambolotto. J’ai fait un bien étrange voyage tu sais. Mais je suis content finalement de me retrouver chez moi.

– Grâce à ton escapade, nous sommes revenus dans notre chambre d’enfant, poursuivit Freddoloso. Ton aventure a mis fin à notre calvaire sur le haut de l’armoire. Nous allons enfin pouvoir nous amuser avec Alessandra. Finalement, tout est bien qui finit bien. Tu es un peu cabossé et défraichi, mais cela n’enlève rien à ton charme !

– Moque-toi de moi ! répliqua Bambolotto. Heureusement que j’ai eu du courage pour deux.

 

Au pied de la table où se trouvait le couffin, deux souris contemplaient les marionnettes qui se parlaient à bâtons rompus. 

 

– On dirait le pantin qu’on a mis dehors, dit l’une d’elle.

– C’est bien possible, répondit l’autre en levant sa lanterne. Qui sait ? 

– Comme ils sont bavards ! s‘exclama la première souris.

– En tout cas, ces deux-là ne bouchent pas le passage, répliqua l’autre. C’est tout ce qu’on leur demande. Quand je pense à l’énergie qu’il nous a fallu pour sortir cette poupée de chez nous ! J’espère que ce n’est pas elle qui est revenue, ce serait le comble !

– Attention, le chat rôde ce soir, rentrons, ajouta la première. Lui, on le craint. Il ne fait pas bon traîner dans les chambres quand il se promène dans la maison.

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